Tiré du site Contretemps
22 novembre 2021
Par Anne-Lise Melquiond
En banalisant les images de la catastrophe, les séries post-apocalyptiques habituent les gens au spectacle du « pire », sans pour autant les confronter aux menaces réelles que connaît la Terre aujourd’hui, du réchauffement climatique aux désastres industriels. Dans Apocalypse Show, quand l’Amérique s’effondre, Anne-Lise Melquiond montre qu’à travers ces séries, les États-Unis préfèrent imaginer la fin du monde plutôt qu’envisager la fin du capitalisme.
Introduction : Désir d’apocalypse
Ça commence par un très gros plan sur un œil ouvert. Le zoom arrière permet d’identifier un, puis deux morts-vivants. Des grognements zombiesques accompagnent ce travelling optique. C’est le même mouvement de caméra que la fin de séquence de Psychose où le tourbillon de l’eau dans la bonde de douche raccordait avec l’œil de Marion. Dans le film d’Hitchcock, cet œil ouvert dévoilait le crime de Norman Bates ; dans la série d’AMC, ce gros plan montre un renversement métaphysique du point de vue : la mort est en vie. L’humanité se transforme désormais au contact des zombies qui peupleront indéfiniment ce monde. La jeune Enid l’exprimera simplement : « C’est leur monde. On ne fait qu’y vivre. » Ainsi, débute la troisième saison de la série The Walking Dead[1].
La porte s’ouvre brutalement et les deux zombies se font tuer par Rick Grimes, ex-shérif et personnage principal de la série, son fils Carl et deux éclaireurs. Ils inspectent méticuleusement la maison à la recherche d’autres rôdeurs. L’endroit sécurisé, Carl part à la recherche de nourriture. Le reste du groupe s’installe en cercle à même le sol du salon. Chacun est exténué, abattu. Des gros plans scrutent leurs visages fatigués, les regards baissés, silencieux. Le jeune Carl a trouvé des boîtes de nourriture pour chat. Alors qu’il en ouvre une, Rick, qui guettait à la fenêtre, s’approche, prend la conserve et la jette. Sans qu’une parole ne soit prononcée, il refuse que son fils, sa femme enceinte et toute sa bande d’amis mangent cette nourriture dégradante, signe d’une humanité en péril. Un membre du groupe qui monte la garde émet un léger sifflement en désignant la fenêtre : des zombies arrivent. Sans un mot, résigné, le groupe se lève. Chacun ramasse ses affaires et se dirige vers les voitures. Ils ont l’air de savoir ce qu’ils doivent faire, personne n’est pris au dépourvu. L’habitude. Le cortège démarre en trombe alors qu’une masse de zombies envahit la maison. Le générique commence alors, laissant le spectateur sidéré par l’âpreté de cette survie.
The Walking Dead est l’une des fictions phares sur la fin des temps, qui se sont imposées dans les séries télévisées américaines depuis le traumatisme du 11 septembre 2001, amplifiant un phénomène datant de la Seconde Guerre mondiale. Notre civilisation est obnubilée par sa propre fin. La fin du monde est de ces problèmes que la raison ne peut résoudre, mais qu’elle ne peut non plus s’empêcher de poser, ainsi que Kant le postulait déjà en 1794 dans son opuscule La Fin de toutes choses[2]. Cette fin ultime est à la fois redoutée et désirée.
Dans le discours théologique chrétien, l’apocalypse est redoutée, car le jugement de Dieu est craint. Mais elle est également désirée, car elle fera advenir le royaume de Dieu. Cet attachement à l’affect millénariste et à sa puissance subversive valide la vertu cathartique de ces images fictionnelles. Les fins de mondes qui y sont racontées sont autant des théâtres d’effondrement que des moments de libération, de découverte ou de redécouverte de désirs réprimés par les événements réels. Ces représentations par écrans interposés assouvissent ce que le philosophe Henri-Pierre Jeudy appelle le « désir de catastrophe[3] ».
La prise de conscience des problèmes sociaux, politiques et économiques de notre monde peut nous donner l’impression de vivre « le temps de la fin[4] » comme le théorisait Günther Anders à partir d’Hiroshima. Aujourd’hui surgissent de nouvelles inquiétudes, le cataclysme écologique rejoint l’angoisse nucléaire réactivée par Fukushima, et le bouleversement de la marche du monde par le Covid exacerbe la fragilité de nos sociétés. L’idée du philosophe slovène Slavoj Žižek s’impose à un grand nombre d’entre nous : « le système capitaliste global approche un point zéro apocalyptique[5]. » Hautement divertissants, les récits d’apocalypse possèdent également une fonction d’habituation qui prépare les spectateurs au pire en banalisant les images de la catastrophe. La diffusion permanente de l’évidence de la fin du monde se dote ainsi d’une fonction idéologique : faire accepter aux téléspectateurs la gestion politique de la catastrophe.
En grec ancien, le terme Apocalypse (Apokálupsis) traduit d’abord le dévoilement. Dans la tradition religieuse juive, puis chrétienne, il désigne la révélation. Le genre apocalyptique qui s’étend sur une période de plus de quatre cents ans (du 2e siècle av. J.-C. jusqu’au 2e siècle ap. J.-C.) est localisé dans la région de la Méditerranée[6]. Il contient pléthore de livres tels que le quatrième livre d’Esdras, l’Assomption de Moïse ou l’Apocalypse de Baruch issus de la culture hébraïque. Dans la tradition chrétienne, on trouve notamment, les Testaments des douze Patriarches, les livres d’Ezéchiel et de Daniel. Le dernier livre de la Bible, l’Apocalypse, attribué à Jean, est considéré comme la révélation de Jésus-Christ dévoilant à Jean comment le peuple de Dieu sera bientôt délivré[7].
Littérature des temps de crise, les apocalypses sont nées dans un contexte d’espérance messianique. C’est également une littérature de résistance, les apocalypticiens refusant de collaborer avec les systèmes dominants qui règlent la vie quotidienne. Au cours de l’histoire, les grandes heures de l’apocalypse ont presque toujours coïncidé avec les périodes de crises graves et profondes de l’humanité. La peste, la famine, et les catastrophes naturelles sont apparues comme autant de fléaux annonçant l’approche du Jour du Jugement de Dieu.
Matthieu proclame dans son Évangile : « Tout ce qui est voilé sera dévoilé ». Dans l’Apocalypse de Jean, ce dévoilement s’accompagne d’un langage de l’imaginaire et d’images marquantes, qui intensifient les émotions du lecteur de l’époque, peur du présent et espoir dans l’avenir :
« Quand l’agneau eut brisé le sixième sceau, je regardai, et il se fit un grand tremblement de terre : le soleil devint noir comme un sac de crin, la lune toute entière parut comme du sang, et les étoiles du ciel tombèrent sur la terre, comme les figues vertes tombent d’un figuier secoué par un grand vent. Le ciel se retira comme un livre qu’on roule, et toutes les montagnes et les îles furent changées de place. […] Car il est venu, le grand jour de sa colère, et qui peut subsister ?[8] »
Le sens originel de l’Apocalypse a été peu à peu détourné pour devenir strictement, dans le langage courant et l’inconscient collectif, un synonyme de la fin du monde. De l’idée de l’établissement du royaume de Dieu, seul demeure le côté spectaculaire : l’espérance et la consolation ont été remplacées par la terreur et le cataclysme.
« L’Apocalypse est sans doute le premier grand livre-programme, à grand spectacle. La petite et la grande mort, les sept sceaux, les sept trompettes, les sept coupes, la première résurrection, le millénium, la seconde résurrection, le jugement dernier, voilà de quoi combler l’attente et l’occuper[9]. »
Dans sa vocation visuelle et sonore avec ses nombreux bruits de révélation spectaculaire – trompettes, cithares, tonnerre, rugissement du lion, voix du Christ – l’Apocalypse biblique est le blockbuster avant la lettre.
Notes
[1] The Walking Dead, créée par Frank Darabont et Robert Kirkman, depuis 2010.
[2] Michaël Fœssel, Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, Paris, Le Seuil, Collection L’ordre philosophique, 2012, pp. 57-70.
[3] Le « désir de catastrophe » se définit par l’expectative d’un désastre fondé sur une heuristique de la peur. Henri-Pierre Jeudy, Le Désir de catastrophe, Paris, Aubier, 1990.
[4] Günther Anders, Le Temps de la fin, Paris, Éditions de l’Herne, 2007.
[5] Slavoj Žižek, Vivre la fin des temps, Paris, Flammarion, 2011, p. 11.
[6] À l’origine du genre apocalyptique se trouve la crise qui éclate sous le roi séleucide Antiochus IV Épiphane (175-164 av. J.-C.). En s’attaquant aux symboles religieux les plus fondamentaux, interdisant, sous peine de mort, la circoncision, la célébration du Chabbat et des Fêtes, la lecture de la Torah…, le roi syrien provoque la révolte des Maccabées.
[7] L’Apocalypse est d’abord la révélation de secrets divins. Cette révélation est double : la première est celle que Jean de Patmos reçoit, alors que lui sont révélés les détails des événements à venir, tandis que la seconde réside dans l’écriture, par Jean, de cette vision.
[8] Apocalypse de Jean, VII, 12-17.
[9] Gilles Deleuze, « Nietzsche et Saint-Paul, Lawrence et Jean de Patmos », préface in David Herbert Lawrence, Apocalypse, Paris, Éditions Desjonquères, coll. « Littérature et idée », 2002, p. 22.
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