Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

L'État policier

C’est un changement de paradigme : nous sommes en plein État policier. Nous le savons désormais. Sitôt qu’une force sociale s’oppose aux intérêts des privilégiés, l’État québécois sait se transformer en moins de deux en un État policier.

Des forces de l’ordre en nombre que nous n’avions jamais vu, des armes meurtrières que nous croyions utilisées contre des civils uniquement par les autorités cruelles soumettant la Palestine ou l’Irlande du Nord, des troupes donc minutieusement entraînées depuis des années dans l’hypothèse d’interventions massives à venir... Cet État policier existait déjà. Tout ce temps, nous étions déjà virtuellement dans cet État policier mais il n’avait tout simplement pas encore eu à se manifester.

Maintenant nous le connaissons. Il éborgne nos étudiants en se lavant de tout reproche par les commissions d’éthique qu’il se donne exclusivement. Il déclare sur-le-champ "illégale" toute démonstration populaire obéissant aux directives arbitraires d’un cercle des puissants. Le gouvernement ayant paru pendant des semaines sous la forme d’une vacance, le corps policier sur le terrain acquiert par défaut des droits souverains. Ses "bavures" circonscrivent soudainement le cadre social dans lequel évoluer, les commandements que crachent ses haut-parleurs assourdissants tiennent lieu de lois. Il est stupéfiant comme tout ce temps les policiers étaient prêts à intervenir arbitrairement dans un pays pourtant d’ordinaire pacifié.

Mardi le 15 mai dernier, un professeur venu en soutien aux étudiants en grève du collège Lionel-Groulx de Sainte-Thérèse, lui-même ressortissant d’un pays d’Amérique latine éprouvé par la guerre, a craqué. Il ne pouvait pas se résigner à constater que des escouades massives, en treillis, armées jusqu’aux dents, étaient mobilisées pour frapper sur la jeunesse de son pays d’accueil. La veille, un jeune ensanglanté par la police a dû être évacué en ambulance du Collège Rosemont. Ce professeur en pleurait tandis que, derrière leur visière et bouclier de verre, des policiers riaient.

Un État policier est par définition anti-intellectuel. La visière de ses agents consiste aussi en un écran par lequel voir le monde désincarné comme dans un jeu vidéo. Pour suspendre la pensée, l’État policier se contente de justifications que des juges-policiers s’emploient à lui donner. Y a-t-il un vide juridique qu’un juge (soit un ancien avocat de grands bureaux, le plus souvent ami du régime) s’empresse de rédiger sa propre loi, dans le cadre d’injonctions-bâillons qui ne permettent aucun appel. Il suffit d’écraser toute réalité sociale par la rhétorique clientéliste de la privatisation pour justifier ensuite des interventions policières insensées. Par exemple décréter littéralement qu’un Cégep est un espace "privé" sur lequel ses artisans vocationnels sont des "intrus". La pensée étant ainsi bloquée, l’État policier peut se mettre en marche. Cette position imbécile en vient à être intériorisée par les agents qui ont accepté de se prêter au jeu en retour d’avantages. En témoigne cet échange que j’ai eu avec l’un d’eux à Sainte-Thérèse :

 Circulez, ceci est un espace privé.
 Un espace privé ?! Il s’agit d’une institution publique d’enseignement !
 Circulez, je vous dit.
 Mais, dites-moi, si même cet espace est considéré comme privé, et que dans la rue où on nous refoule on nous dit également que l’espace est privé... où peut-on encore considérer être dans un espace public ? Dites-moi à quel endroit on peut considérer être dans un espace public... Même dans les parcs, des gens se font arrêter...

 Circulez. Rentrez chez vous.
 Vous voulez donc dire qu’il n’y a pas d’espace public de rassemblement. On ne nous donne le droit que de rentrer à la maison regarder TVA ?
 Écoutez. Je ne vais pas parler de sémantique avec vous. Je sais que vous allez gagner. Je vous demande seulement de partir.

Pathétique. Capables de réflexivité, des policiers renoncent consciemment à leur propre intelligence.

Dans un État policier, ce sont également des "responsables" publics qui, carriéristes sûrement, abdiquent publiquement leur propres prérogatives, comme la directrice-générale du Collège Lionel-Groulx (et ex-candidate libérale aux dernières élections), disant lors de ce triste 15 mai à Sainte-Thérèse : "Je n’ai pas le choix" d’appeler la police, en exposant ses étudiants à des blessures voire pis, alors que sa fonction d’autorité consiste précisément à avoir le monopole de ce choix.

Tout est donc mis en place pour qu’un parrain pervers ayant largement contribué à semer ce grand désordre, en rajoute. Le premier ministre John Charest laissant tomber un équivoque : "Malgré les blessés (...). les associations étudiantes ne sont pas prêtes à de réelles ouvertures". Comment ne pas considérer que les atteintes à l’intégrité physique des jeunes ne s’intègrent pas au rapport de force qu’établit l’État policier ?

Il faudra continuer dignement le combat qui commence. Les forces étudiantes jointes par différents courants progressistes ont à rendre révolues des pouvoirs dommageables au bien commun et à participer à la refonte de structures vivifiantes, qui reflètent ce que nous pensons et ce que nous voulons.

Alain Deneault

17 mai 2012

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