Comment oublier cette expérience brutale au Chili qui m’a plongé dans une crise profonde face aux États-Unis, à l’Église catholique chilienne et à mon propre pays ? Malgré ma formation universitaire au séminaire qui me prépare à devenir prêtre et missionnaire, c’est comme si, en ce 11 septembre 1973, mes yeux s’ouvrent pour la première fois. Je découvre que les États-Unis, pays où les présidents répètent que leur nation, bénie de Dieu, est la meilleure du monde entier, n’hésitent pas à utiliser le sabotage économique, la propagande, l’assassinat et même la torture à grande échelle pour défendre ses intérêts.
Je découvre que l’ambassadeur canadien, Andrew Ross, tout en se réjouissant ouvertement du coup d’État, n’accepte dans sa résidence qu’une dizaine des milliers de réfugiés qui, pour échapper à l’emprisonnement, à la torture et à l’exécution, frappent désespérément à sa porte. Je découvre que cette Église dans laquelle je perçois un idéal d’amour universel qui privilégie les exclus se range au Chili du côté de la junte militaire, acceptant, une semaine après le coup d’État, de prier en public avec elle, lui offrant toute sa « désintéressée collaboration », et ce, dans une cérémonie télédiffusée à travers tout le Chili grâce à un des réseaux de télévision qui ont survécu au coup d’État, propriété de l’Église catholique !
Bien sûr, Assad n’est pas Allende. Ce dernier, par sa réforme agraire ambitieuse et sa nationalisation d’entreprises, y compris les multinationales américaines qui exploitent le cuivre chilien, tente de construire une économie où les paysans sans terre et les dizaines de milliers de Chiliens qui vivent dans les bidonvilles auront enfin une place et une voix. Ce faisant, il heurte les intérêts des grands propriétaires terriens et des investisseurs, en particulier des entreprises américaines, Kennecott Copper et Anaconda Copper.
Vietnam, Laos, Cambodge
Assad, par sa répression brutale des manifestations populaires initialement pacifiques, représente une menace pour son peuple. Depuis deux ans, il y a eu 100 000 morts en Syrie, dont 10 000 enfants, plus de 2 millions de réfugiés et, récemment, Assad aurait utilisé l’arme chimique.
Pourtant, je me vois redevenir émotif, révolté et inquiet. Comment croire que les États-Unis interviendront en Syrie pour des raisons humanitaires ? Pourquoi le secrétaire d’État américain, John Kerry, affirme-t-il, lors de son récent séjour en France le 7 septembre, que, depuis la signature en 1925 du protocole de Genève contre l’usage des armes chimiques, Saddam Hussein, Assad et Adolf Hitler sont les seuls qui ont utilisé de telles armes ? A-t-il oublié que, durant la guerre du Vietnam dans les années 60, les États-Unis répandent une énorme quantité d’agent orange et de napalm, des armes chimiques, sur le Vietnam, et certaines parties du Laos et du Cambodge, occasionnant des dizaines de milliers de morts et autant d’infirmes ?
A-t-il oublié que ce sont les États-Unis qui appuient Saddam Hussein dans sa guerre contre l’Iran de 1980 à 1988, lui fournissant même, comme le démontre le reporter du Washington Post Michael Dobbs, des matériaux avec lesquels il produit les armes chimiques qui font des dizaines de milliers de morts chez les Iraniens et les Kurdes ? A-t-il oublié qu’un grand nombre d’enfants à Falloujah en Irak naissent avec des difformités liées à l’uranium appauvri et le phosphore blanc des bombes américaines ?
Comment croire que ce pays, qui se perçoit comme la police mondiale, n’agira pas en Syrie, comme il l’a fait en de si nombreuses interventions militaires antérieures, que pour ses propres fins stratégiques ? Et que la souffrance en Syrie, une fois son infrastructure encore plus démolie, ne fera qu’augmenter ?
Ovide Bastien - Auteur de Chili : le coup divin, Éditions du jour, Montréal, 1974
http://www.ledevoir.com/international/actualites-internationales/387531/il-y-a-40-ans-au-chili