Tiré de Europe Solidaire Sans Frontières
2 janvier 2024
Par Gilbert Achcar et Pierre Barbancey
Gilbert Achcar est professeur en relations internationales et études du développement à l’École des études orientales et africaines (Soas) de l’université de Londres. Observateur attentif des évolutions du Moyen-Orient, il constate que l’Iran et ses alliés régionaux ont reproché au Hamas de ne pas les avoir consultés avant l’attaque du 7 octobre. Pour lui, le mouvement islamiste s’est trompé en surestimant son impact régional et ses alliances.
Quel impact a eu l’attaque du 7 octobre au Moyen-Orient ?
Ce n’est pas tant le 7 octobre qui a des répercussions sur le plan régional que la guerre qui a suivi. Celle-ci va bien au-delà de toutes celles menées précédemment par Israël dans la bande de Gaza. Elle constitue déjà l’épisode le plus terrible, le plus sanglant de l’histoire palestinienne.
Jamais un massacre de cette nature et de cette intensité n’a été commis par Israël depuis sa création en 1948, depuis la Nakba, la catastrophe, c’est-à-dire l’expulsion de la grande majorité des Palestiniens du territoire sur lequel s’est établi le nouvel État. Nous sommes devant une seconde Nakba qui dépasse en intensité la précédente. Cela a un impact considérable sur la situation régionale.
Évidemment, le processus qu’on appelle la « normalisation » entre Israël et un certain nombre d’États arabes s’en trouve bloqué. Le dernier en cours concernait le royaume d’Arabie saoudite, sur lequel l’administration américaine se concentrait. La colère est forte au sein des opinions publiques de la région [1] , tout comme le ressentiment qui s’installe face à l’État d’Israël.
C’est d’autant plus important que, pour l’instant, il n’y a aucune clarté sur ce qui adviendra de la bande de Gaza une fois que les opérations militaires cesseront. Tout cela a ravivé la question palestinienne dans les opinions publiques locales, régionales et même mondiale, en lui donnant une ampleur sans précédent.
Le risque de déflagration régionale existe-t-il ?
Il semblerait que l’Iran et ses alliés aient reproché au Hamas de ne pas les avoir consultés. On sait que l’opération du 7 octobre a été conçue par un très petit noyau d’au plus cinq personnes. Selon une enquête récente, le Hamas aurait prévenu le Hezbollah libanais une demi-heure seulement avant le déclenchement de l’attaque.
L’Iran ne se considère pas tenu de s’associer à cet acte de guerre parce qu’il n’y a pas eu de préparation commune. C’est une façon de s’excuser de ne pas se lancer dans ce que souhaitait le Hamas, c’est-à-dire une guerre régionale. Le Hezbollah a pris soin de limiter les échanges de tirs, sans recours aux missiles de longue portée.
Il y a eu quelques actes ici ou là de milices en Irak, mais rien d’important. Et puis, il y a aussi les Houthis au Yémen. Mais ces derniers ont une relation encore plus distante avec l’Iran que celle du Hezbollah ou des milices irakiennes.
Quand on lit la déclaration du chef militaire du Hamas, Mohammed Deif, le matin du 7 octobre, on comprend mieux l’esprit qui a animé les instigateurs de l’attaque. On trouve d’abord un discours religieux. Le Hamas est une organisation intégriste islamique. Il a une vision religieuse qui invoque une intervention divine auprès des combattants engagés dans l’opération.
Il appelle ensuite les Palestiniens, où qu’ils se trouvent, puis les Arabes, puis les musulmans et, en particulier, l’Iran et ses auxiliaires régionaux. Il y avait donc cette illusion que l’opération allait déclencher un embrasement régional et qu’Israël serait mis en mauvaise posture, à devoir se battre sur plusieurs fronts à la fois. Mais cela n’a pas eu lieu. Le contraste entre l’attente de ceux qui ont fait l’opération et ce qui s’est passé en réalité montre bien que l’Iran n’était pas partie prenante.
Cela dit, Israël semble décidé à en découdre avec le Hezbollah et peut-être même avec l’Iran à la faveur du soutien américain à la guerre en cours. Le Hezbollah risque de voir son appui limité, quasi symbolique, au Hamas se retourner contre lui en fournissant un prétexte à Israël d’une agression de grande envergure.
Comment analysez-vous l’implication des Houthis du Yémen ?
Ils interviennent d’une manière plus spectaculaire que le Hezbollah. Ils s’en prennent aux bateaux qui desservent Israël en passant par le détroit de Bab el-Mandeb. Les États-Unis ripostent directement et mettent sur pied une coalition pour la protection de la navigation en mer Rouge.
Mais ce qu’on oublie à propos du rôle des Houthis, c’est le conflit yéménite lui-même. Ils relèvent d’une branche du chiisme au sens large et pratiquent une surenchère anti-israélienne vis-à-vis de l’autre camp au Yémen qui, de surcroît, est sunnite comme le Hamas. Pour eux, l’enjeu est de politique locale. Les Houthis s’érigent ainsi en représentants de l’ensemble du peuple yéménite, ainsi qu’en musulmans au-delà des différences confessionnelles. Mais je crois qu’ils freineront dès qu’il y aura une menace sérieuse à leur égard. Ils ont fait un grand coup médiatique qui ne leur a pas coûté grand-chose jusqu’ici. Je doute qu’ils aillent plus loin.
Cela signifie-t-il que le Hamas a décidé de tenir un rôle régional beaucoup plus important que celui qu’il jouait jusqu’à présent ?
Le Hamas a compté sur ses alliances et son impact régional pour que tout cela explose en même temps à la faveur de ce détonateur qu’aurait été l’opération du 7 octobre. C’était un mauvais calcul, même en invoquant l’intervention divine. Il a sous-estimé l’impact qu’aurait son opération sur Israël même, tout en surestimant son impact sur l’environnement arabe et régional, Iran inclus.
En Israël, l’extrême droite est au pouvoir. Une bonne partie de celle-ci considère que le retrait israélien de Gaza en 2005 était une erreur, et souhaite réoccuper ce territoire, et même l’annexer, puisque ce sont des partisans du Grand Israël, d’un État d’Israël qui engloberait les territoires occupés en 1967, Gaza et la Cisjordanie. Dès lors, il était évident que ce qui allait résulter de l’opération serait une catastrophe d’une ampleur inouïe.
On le voit avec le plan élaboré par le ministère israélien du Renseignement évaluant les scénarios de fin de guerre, la coïncidence de la publication de ces scénarios avec l’appel à la population palestinienne à se déplacer en masse vers le Sud. Près de 90 % de la population de Gaza ont été ainsi déplacés. Il était impensable qu’Israël puisse, à froid, se lancer dans la reconquête de Gaza souhaitée par l’extrême droite. Et d’ailleurs, il a fallu trois semaines, après le 7 octobre, pour que l’opération terrestre commence, ce qui montre bien qu’Israël n’était pas prêt.
Où tout cela peut-il mener ?
Je suis malheureusement pessimiste en ce qui concerne le sort des Palestiniens, parce que l’on assiste depuis longtemps à un glissement continu de l’État d’Israël vers l’extrême droite. De l’autre côté, il y a le pourrissement de l’Autorité palestinienne en Cisjordanie, rejetée par l’écrasante majorité de la population, et il y a les actions du Hamas. La situation a maintenant atteint un paroxysme avec cette guerre effroyable que mène Israël.
On est entré dans un nouveau cycle de radicalisation extrémiste en réaction à la barbarie de l’invasion israélienne de la bande de Gaza. Cette radicalisation ne se limitera pas à la région : comme d’habitude, elle débordera sur l’Europe, voire sur les États-Unis. De ce point de vue, les gouvernements occidentaux ont fait preuve de myopie extrême dans leur soutien inconditionnel à l’État d’Israël.
À l’échelle régionale, la situation est très assombrie, surtout si on y ajoute le fait que ce qui restait des dynamiques révolutionnaires enclenchées avec ce qu’on a appelé le Printemps arabe en 2011 a été liquidé…
Il reste quand même des raisons d’espérer, cependant. Ce qui a causé les deux vagues de soulèvements régionaux en 2011 et 2019, c’est la crise structurelle, socio-économique, profonde de la région. Une crise qui est loin d’être résolue. On devrait donc assister à de nouveaux épisodes de luttes sociales comme on l’a vu au Maroc ces derniers mois. C’est sur le plan social, sur le plan des luttes de classe, qu’il faut s’attendre à ce que de nouvelles perspectives s’ouvrent pour la région.
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P.-S.
l’Humanité
Notes
[1] Gilles Achcar est l’auteur de La Poudrière du Moyen-Orient (2007), avec Noam Chomsky. Il vient de publier La Nouvelle Guerre froide : États-Unis Russie et Chine, du Kosovo à l’Ukraine aux Éditions du Croquant
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