Brasil de Fato – Il existe aujourd’hui dans la société le sentiment que l’économie brésilienne est bien stabilisée. Partagez-vous ce sentiment ?
Plínio Arruda Sampaio. Votre question me permet de donner quelques éclaircissements sur une question posée invariablement par les publications pro-Lula. Quand la bourgeoisie parle de « stabilité », elle se réfère en fait à la « stabilité » d’un modèle d’accumulation de capital. L’important, cependant, est de comprendre ce qui est en train d’être stabilisé. La victoire du Plan Real, la stabilité des prix tant célébrée par la bourgeoisie, fut la victoire d’un modèle d’accumulation de capital qui aiguise l’inégalité sociale et compromet la souveraineté nationale.
L’impression que l’économie brésilienne est « bien stabilisée » résulte de la perception selon laquelle l’ordre néolibéral s’est enraciné au Brésil et qu’il est soutenu par une solide base sociale. C’est cela qui donne au grand capital un horizon d’accumulation relativement « stable ». La stabilité du modèle d’accumulation initié par Collor, consolidé par FHC (Fernando Henrique Cardoso) et légitimée par Lula, se manifeste par le sentiment qu’il n’existe pas d’alternative au statu quo. C’est là le plus grand service que Lula a rendu à la bourgeoisie brésilienne et internationale. Cependant, il est naïf d’imaginer qu’à l’ère de la globalisation des échanges commerciaux, une économie dépendante puisse être « stable », surtout lorsqu’on prend en considération le fait que le monde se trouve plongé dans une crise économique gravissime.
La vérité est que l’économie brésilienne n’a jamais été stable, ce que démontrent de façon évidente l’expansion exponentielle du passif externe de l’économie brésilienne et la préoccupante expansion du déficit de la balance des comptes courants. Si l’économie était véritablement stable, les banquiers n’exigeraient pas que le Brésil immobilise plus de 250 milliards de dollars de réserves de change, à un coût monumental pour le Trésor National. Cet argent sert seulement à financer une éventuelle évasion de capitaux.
Au cas où la crise économique mondiale atteindrait le Brésil, quelles conséquences voyez-vous pour le peuple brésilien ?
Quand Lula a affirmé que la crise n’était rien d’autre qu’une « vaguelette », il a dit un mensonge. Il n’existe pas de capitalisme dans un seul pays. La digestion de la crise va se faire sur des décennies et provoquera des transformations de grande envergure dans toutes les dimensions de la réalité, même dans la hiérarchie qui est établie par la relation entre les puissances impérialistes et le maillon faible du système capitaliste mondial. La crise va aggraver tous les aspects néfastes du capitalisme brésilien.
Les gens se font des illusions parce qu’après la récession de 2009, l’économie a recommencé à croître. Mais comme le rappelait Florestan Fernandes [un sociologue brésilien connu, décédé aujourd’hui], la croissance ne résout pas les problèmes du pays. Le mythe de la croissance constitue l’idéologie du sous-développement. L’important est de savoir à qui bénéficie la croissance. Le premier impact de la crise a déjà renforcé le caractère antisocial et antinational du modèle économique brésilien, il a dégradé les relations de travail, a renforcé les mécanismes de transfert de revenus de l’Etat vers le Capital, a augmenté la dépendance du Brésil par rapport à l’entrée de capital international et a accéléré la spécialisation régressive du système productif brésilien dans l’économie mondiale.
Quelle analyse faites-vous de l’actuel modèle de développement adopté par le Brésil ?
C’est un modèle de développement néfaste, qui augmente scandaleusement la concentration de la fortune. L’on voit cela de façon évidente lorsqu’on examine l’évolution de la répartition de la richesse produite (valeur ajoutée) entre salaires et profits, ce qu’on appelle la distribution fonctionnelle de la richesse. Entre 1990 et 2003, le profit a augmenté sa participation à la richesse de 14 points de pourcentage, passant de 38 à 52% dans sa participation au « gâteau national ». Cette richesse a été extraite du travail, dont la participation à la valeur ajoutée nationale est passée de 62 à 48 %.
Sous le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso, la part du salaire dans la répartition du revenu national a diminué de 12 points de pourcentage. Ce fut la période de plus forte concentration. Sous le gouvernement de Lula, la répartition de la valeur ajoutée en faveur du profit a continué à augmenter, bien qu’à un rythme moins soutenu. Jusqu’en 2006, approximativement 1% du revenu national fut transféré des salaires des travailleurs vers les profits des capitalistes. Une grande part de ce tableau socialement très sombre est due à l’absence de réforme agraire.
Et comment voyez-vous l’Amérique Latine, comment interprétez-vous le scénario de ce continent ?
Nous sommes en train de vivre une phase particulièrement perverse du capitalisme. Ce qui se passe au Brésil – l’avancée de la barbarie – se produit également dans d’autres pays d’Amérique Latine. Le peuple latino-américain se débat pour se libérer de cette situation. Dans certains pays, comme le Venezuela, la Bolivie et l’Equateur, le peuple a réagi de manière constructive et a constitué des gouvernements qui se sont engagés dans la recherche de nouvelles voies. Cuba reste un exemple de résistance à la toute-puissance impérialiste.
Comment voyez-vous la gauche brésilienne dans ce scénario actuel ?
Au cours de la dernière période, la gauche a souffert d’une forte division. Une partie – la plus grande – a adhéré au « lulisme », elle a abandonné la perspective de classe et s’est transformée en une espèce de « gauche de l’ordre », c’est-à-dire qu’elle s’est convertie au social-libéralisme. L’autre partie – aujourd’hui réduite et fragmentée – cherche de nouveaux chemins pour combattre le capitalisme et impulser la lutte pour le socialisme.
La gauche brésilienne a-t-elle une véritable connaissance de la réalité sociale du pays ?
Pour dépasser la situation actuelle, la gauche a besoin de comprendre pourquoi le gouvernement Lula a été si frustrant et pourquoi la bourgeoisie brésilienne est si hermétique aux processus de changement social. La gauche doit fonder une nouvelle théorie lui permettant d’orienter son intervention dans la lutte de classe.
Selon vous, quels sont aujourd’hui les éléments fondamentaux pour un processus révolutionnaire conduisant au dépassement du capitalisme ? Cela est-il possible dans le scénario actuel ?
Pour que le monde ne tombe pas dans la barbarie, le dépassement du capitalisme est plus nécessaire que jamais. Il est clair qu’un tel dépassement est possible. Le problème ne se situe pas dans l’inexistence des conditions objectives pour le dépassement du capitalisme, mais dans le manque de bases objectives, ce qui ne sera résolu que le jour où les travailleurs pourront vaincre l’état d’aliénation et prendre les rennes du pouvoir. Mais cela ne se produira pas au Brésil tant que la classe continuera à être encadrée par le « lulisme ».
Quels sont, selon vous, les principaux problèmes du peuple brésilien et quels sont les défis auxquels est confrontée la gauche brésilienne ?
Les problèmes du peuple brésilien peuvent être résumés dans le manque de terre, de travail, et de toit ainsi que dans la précarité de l’éducation, de la santé et de l’assistance sociale. En d’autres termes, les difficultés vécues par le peuple brésilien résultent de la ségrégation sociale, qui se manifeste dans toutes les sphères de la société, aussi bien dans le domaine social que politique, juridique et culturel. La tâche de la gauche brésilienne est de créer des instruments de lutte sociale et politique qui permettent aux salariés de dépasser le découragement et l’aliénation dans lesquels ils se trouvent. Le grand défi consiste à forger une unité de classe pour affronter un modèle de domination toujours plus intolérant face à toutes les manifestations remettant en question les privilèges des riches.
Les instruments de la gauche, les partis politiques principalement, ont-ils été, selon vous, capables de faire face à la réalité brésilienne actuelle ?
La responsabilité personnelle de Lula et de la direction du PT dans la capitulation du gouvernement Lula face aux exigences du capital est certes forte. Mais elle ne raconte pas l’histoire entière. A l’heure décisive, les partis de gauche et les mouvements sociaux n’ont pas pressionné avec la fermeté nécessaire le gouvernement Lula pour qu’il accomplisse ses promesses de changement. Les instruments de la classe n’ont largement pas suffi par rapport à ce qui était nécessaire. L’accumulation de forces n’a pas été suffisante pour faire face aux défis de transformation sociale. Le secteur de la gauche qui n’a pas abandonné la tranchée de la lutte pour le dépassement du capitalisme est en processus de réorganisation afin que cette erreur ne se répète pas.
À votre avis, la gauche brésilienne vit-elle un moment de crise ?
La gauche brésilienne a besoin de s’adapter aux nouvelles circonstances de la lutte de classe. L’ordre économique est toujours plus injuste et le modèle de domination est toujours plus rigide. L’inégalité et la barbarie ont été comme « naturalisées ». La gauche doit se préparer à affronter une bourgeoisie qui a neutralisé les instruments de lutte politique et sociale de la classe ouvrière. Lula a coopté les leaders et les organisations populaires. Il est devenu un dirigeant politique hautement fonctionnel pour la domination bourgeoise. Voyez-vous, un leader ouvrier qui a le culot d’affirmer que « les entrepreneurs sont les héros de la nation » est de façon évidente au service des puissants.
La crise tant de la gauche partidaire que des mouvements sociaux résulte directement de la collaboration avec le « lulisme ». Dans les élections, cette collaboration s’exprime par l’appui assez honteux à la candidature officielle. Diaboliser la candidature et Serra et omettre les compromis de Dilma avec le grand capital, c’est voter pour Dilma. Faire des analyses de conjoncture électorale et omettre les candidatures de gauche, c’est également donner sa voix à Dilma.
Le Programme Démocratique Populaire construit par le PT en 1986 est-il encore actuel ?
Je ne sais pas exactement de quoi vous parlez. Mais il est clair que quelque chose qui a été fait il y a 25 ans ne peut pas être actuel.
Comment évaluez-vous le scénario électoral ?
Ouf… ! J’ai pensé que vous ne m’interrogeriez pas sur les élections de 2010. Il ne faut pas survaloriser les élections, mais il ne faut pas non plus sous-estimer leur importance. L’élection est un moment de pédagogie politique. C’est une opportunité permettant d’exposer les problèmes du peuple et leurs possibles solutions. C’est une occasion de bataille idéologique qui ne doit pas être gaspillée.
Dans ces élections, la bourgeoisie a décidé que l’élection présidentielle se limiterait à l’élection du meilleur gérant pour le modèle installé. Pour cela, n’ont eu le droit de participer au débat que les trois candidats qui bénéficient de la confiance du système. Dilma Rousseff, José Serra et Marina Silva. C’est ce qui explique la censure imposée à tous les candidats socialistes. Ils n’ont pas fait cela par hasard. La bourgeoisie ne supporte pas une semaine de débat libre sur les problèmes du pays. Les entrailles du modèle sont indéfendables. Les mouvements sociaux devraient profiter des élections pour infliger une claque aux classes dominantes, en explicitant leur rejet des trois candidats de l’ordre, particulièrement de Dilma. C’est son gouvernement qui a refusé de procéder à la réforme agraire dont j’ai coordonné le plan remis à Lula.
Que pensez-vous des candidatures de gauche dans ce scénario où, pour la première fois depuis 1989, il n’y a pas Lula comme candidat ?
J’ai lutté pour la formation d’un Front de Gauche. Malheureusement, cela n’a pas été possible. C’est dommage, parce qu’unis nous aurions plus de force. En tant que candidat à la présidence du PSOL, je ne crois pas que ce soit le moment de parler des autres candidatures du camp de gauche. C’est une discussion qui aurait dû se faire avant ou après. Maintenant, ça n’intéresserait que les médias. Il est fondamental de ne pas donner à la droite et au « lulisme » le plaisir de voir la gauche se bagarrer.
Et comment voyez-vous l’intervention des mouvements sociaux au Brésil ?
C’est une question complexe. Les mouvements sociaux sont très hétérogènes et même à l’intérieur de chaque organisation, il existe beaucoup de différences. On peut cependant affirmer une chose sans risque de se tromper. Pour que les mouvements sociaux fonctionnent en tant qu’instrument de lutte du peuple, ils doivent préserver à tout prix leur indépendance économique, politique et idéologique par rapport aux gouvernements qui administrent l’Etat bourgeois. S’ils n’optent pas clairement pour les candidatures de gauche, ils perdent le moral et deviennent une masse de manœuvre au service d’intérêts qui ne sont pas les leurs.
* Entretien conduit par Nilton Viana,Brasil de Fato.
Plínio Arruda Sampaio est un militant historique de la gauche brésilienne, un des fondateurs du Parti des Travailleurs (PT). Il est actuellement membre du Parti Socialisme et Liberté (PSOL). Licence en Droit en 1954 à l’Université de São Paulo (USP), il a milité dans la Jeunesse Catholique, de laquelle il fut président, et dans l’Action Populaire, une organisation de gauche surgie des mouvements de l’Action Catholique Brésilienne. Il fut consultant et conseilleur auprès de l’Organisation Mondiale pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO-ONU) et député fédéral lors de la mise en place de la Constituante. Il préside actuellement l’Association Brésilienne de Réforme Agraire (ABRA) et dirige le site du Correio da Cidadania.
(24 octobre 2010)