Tiré de Politis.
Une explosion retentit à Stepanakert. Elle est foudroyante, violente. D’autres se succèdent. Les sirènes ne s’arrêtent plus. Tout le monde se réfugie dans des bunkers. Une scène courante dans la république autoproclamée de l’Artsakh, comme l’appellent les habitants de la région du Haut-Karabakh, théâtre d’un conflit entre Arméniens et Azerbaïdjanais depuis la fin des années 1980. Sortie des mémoires, la querelle a brusquement été ravivée le 27 septembre. Le canon a retenti de nouveau. Seulement cette fois, les drones font partie de l’arsenal des deux nations belligérantes. Des armes létales qui touchent les civils. Les chiffres sont approximatifs, mais les Azerbaïdjanais semblent être les plus touchés. On parle de centaines de morts. La peur des drones, armes dont beaucoup ne soupçonnaient pas l’existence dans la région, a fait de Stepanakert une ville fantôme.
Les hommes sont partis au front. Les femmes et les enfants se sont réfugiés à Erevan, capitale de l’Arménie. Les maisons sont abandonnées, les magasins fermés. Une atmosphère surréaliste. Ceux qui sont restés aident comme ils le peuvent en distribuant de la nourriture, des vêtements, ou en aidant les journalistes. Un homme pointe les massifs qui entourent la ville :
Vous voyez ces montagnes là-bas ? Elles et nous ne faisons qu’un. Cette terre, nous ne la donnerons jamais à personne.
Ici, les gens vivent en sous-sol. La nuit, tout est sombre. Les rues sont désertes. Les rideaux sont tirés. Sortir dans la rue signifie prendre un grand risque. Quand les sirènes retentissent, il est déjà trop tard. Cela veut dire que les drones ont déjà frappé. Samra est le seul restaurant à demeurer ouvert. Il est tenu par Hovid et Isabel, deux Arméniens qui viennent de Syrie. Ils préparent chaque jour des repas pour une centaine de personnes dans une cuisine où s’entassent des vivres. « Nous avons fui la guerre, déclare Isabel. Mais ici c’est notre terre et nous resterons jusqu’au bout. » Hovid renchérit. « Nous donnons de la nourriture gratuitement. Je ne bougerai pas d’ici. Ce sera ma tombe si je devais mourir ».
Hospitalité et précarité
Les refuges souterrains sont bondés. Karen fait des allers-retours entre le front et l’un des abris. Il balaie les questions et refuse de se faire photographier. « Sans cette terre, nous n’existons pas. Elle mérite qu’on meurt pour elle. » Karen vit dans un abri rudimentaire avec toute sa famille, dans le sous-sol de son immeuble de style soviétique, délabré. Tous les soirs, des gens viennent y dîner. Personne ne se voit refuser l’hospitalité, surtout à un moment où la nourriture vient à manquer. Le pain se fait rare. On trouve encore des tomates, du fromage et de la vodka. On mange des soupes de pomme de terre avec un peu de viande. Le sol du refuge en terre battue est parsemé de cailloux. Les lits sont entassés dans une chambre. La pièce principale comprend une table pour manger, des banquettes et une desserte pour poser la nourriture et les couverts, un four à gaz pour cuisiner. Pour passer le temps et suivre le conflit, la famille a installé une télévision qui diffuse sans arrêt des images des affrontements. La propagande est forte dans chaque camp. La tristesse se lit pourtant dans les yeux des personnes, même si la guerre fait partie de leur quotidien.
« Nos femmes sont les vraies héroïnes », souligne Karen, montrant sa mère qui cuisine et nettoie le refuge avec sa sœur et sa tante. « Elles nous aident à garder le moral ». Karen et d’autres hommes sont prêts à partir pour le front, situé à une dizaine de kilomètres. Son père est un général à la retraite. « Je ne veux pas qu’il combatte, mais qui sait ? » « Pour nous Arméniens, voir nos enfants mourir est une tragédie », dit Rita, avocate et professeure, réfugiée avec Karen. Elle s’insurge :
Ils utilisent des armes interdites par le droit international pour tuer nos femmes et nos enfants, mais aussi détruire notre patrimoine culturel.
Elle fait référence à la cathédrale de Chouchi, bombardée à deux reprises. Mais l’Arménie elle aussi utilise des drones pour frapper des villes azerbaïdjanaises.
Mémoire du génocide
Dans un autre refuge non loin de là, quelque 25 personnes font de la couture pour les soldats. Hommes, femmes, enfants, personnes âgées : ils travaillent de longues heures pour coudre les tenues des soldats. Bientôt, l’hiver s’abattra sur la région. « Nous travaillons de sept heures du matin à minuit, sans nous arrêter », explique Anush, une jeune femme. Son mari est au front. « Je reste ici pour le soutenir et l’attendre. Notre travail est fondamental. Nous avons tous quitté notre travail pour les aider ».
Les machines à coudre ronronnent. Les femmes qui travaillent en rang, rappellent celles qui se sont mobilisés pendant la Seconde Guerre mondiale. Parmi ces travailleurs de l’arrière, certains sont des volontaires d’origine arménienne, venus du monde entier. « C’était mon travail il y a quelques années », raconte Arshak, venu de Moscou. Il prend les mesures des vestes pour coudre des fermetures éclair. À côté, trois hommes plient un sac de couchage dans une housse. « J’ai quitté mon emploi dans la gestion de crise à Moscou pour venir ici. Notre appui est primordial ».
La mémoire du génocide est encore vive chez les Arméniens, comme le rappelle Hamlet, arrivé de Strasbourg. « J’ai apporté mon matériel militaire. Nous sommes prêts à nous battre si nécessaire. Nous ne laisserons pas cela se reproduire ». Mais Hamlet est arrivé sans expérience militaire et n’a pas pu rejoindre le front. « Je voulais participer à la guerre mais aujourd’hui, j’aide à l’arrière. Nous faisons du fromage, du pain, nous chargeons et déchargeons des camions, réceptionnons les aides humanitaires. Nous faisons tout notre possible », conclut-il.
« Mon fils est devenu un héros »
Ceux qui ont perdu leurs maisons ont trouvé refuge sous la cathédrale. Chaque matin, l’archevêque célèbre la messe au milieu des boîtes de conserve, des miches de pain. Une chaise fait figure d’autel et deux chandelles sont posées de part et d’autre.
Les fidèles se lèvent de leurs lits ou de leurs banquettes et s’approchent pour prier. Marina croise ses mains et les approches de son visage. Ses deux enfants et son mari sont tous devant. Après la messe, elle prépare le café. Elle s’assoit sur la banquette qui lui sert de lit. « Quand ça a commencé, mon mari et mes enfants sont partis combattre. Je suis venue ici pour les attendre. Je trouve la force de survivre seulement lorsque j’entends leurs voix et quand je sais qu’ils vont bien. Mon fils est devenu un héros en sauvant son commandant. Je suis fière de lui. Il n’a que 18 ans. J’espère que ce cauchemar se terminera bientôt, mais de toute façon nous avons déjà perdu nos maisons et nos biens ». Sa voix en dit long. Elle voudrait pleurer, mais se retient. Elle veut se montrer forte.
Cibles militaires mais aussi civiles
Ces derniers jours, les Azerbaïdjanais ont progressé, ont brisé des lignes. Les informations étant filtrées, il est difficile de savoir exactement où ils en sont. Ils prétendent avoir pénétré le territoire, ce que démentent les Arméniens. Les affrontements s’intensifient. Les bruits des bombes font penser à un métronome. La petite ville de Martakert, proche du front, a été évacuée et bombardée plusieurs fois, comme d’autres villes voisines. L’artillerie arménienne bombarde les positions azerbaïdjanaises mais aussi des villes, faisant au passage des victimes civiles. Les Azerbaïdjanais ripostent en ciblant des objectifs militaires et civils à leur tour. Le 14 octobre, ils ont frappé un hôpital qui, selon toute vraisemblance, faisait office de poste de commandement. Stepanakert, le Haut-Karabakh et les régions azerbaïdjanaises limitrophes subissent une guerre qui n’a pas trouvé d’issue depuis trente ans. À entendre certains, la seule manière de mettre un terme à ce conflit est de le gagner. « Si nous ne parlions pas, les pierres le feraient pour nous », affirme un prêtre en montrant des inscriptions en arménien sur un monastère vieux de deux siècles.
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