Tiré de Courrier international.
Puissance montante âgée d’à peine 50 ans, les Émirats arabes unis jouent un rôle de plus en plus stratégique dans un Moyen-Orient en pleine mutation et où les enjeux géopolitiques et pétroliers – notamment à l’aune de la guerre en Ukraine – continuent de susciter l’intérêt des grandes puissances. Courrier International revient sur l’ascension étonnante de la pétromonarchie dans une série en six épisodes, voici le quatrième.
Au cours des dix dernières années, Abou Dhabi est devenu l’un des partenaires stratégiques les plus importants de Moscou et pas uniquement au Moyen-Orient. Les réseaux d’influence et d’information russe et émirati se partagent la tâche de mobiliser les contre-révolutionnaires dans le monde arabe ainsi que les libéraux autoritaristes et l’extrême droite en Occident. Les hommes forts, les siloviki, sur les épaules desquels repose le régime de Poutine, utilisent les Émirats arabes unis (EAU) pour leurs activités de blanchiment d’argent. Et les fonds souverains émiratis investissent des milliards dans les actifs stratégiques russes de l’énergie, de la pétrochimie, de la logistique et de la défense.
Il n’est donc pas surprenant que le soutien des EAU à la Russie demeure inconditionnel malgré l’agression russe contre l’Ukraine. Alors que le monde libéral condamnait universellement ces agissements, Abdallah ben Zayed, le ministre des Affaires étrangères émirati, est arrivé à Moscou pour mener des pourparlers en vue d’améliorer la coopération entre les deux pays, et il n’a que peu été fait mention de la guerre en Ukraine.
Crainte commune d’une transition démocratique
En octobre 2021, Anwar Gargash, le conseiller du président des EAU, avait déclaré qu’Abou Dhabi n’entendait pas prendre parti dans la “guerre froide imminente” qui s’annonçait. Or en s’abstenant de voter la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies condamnant l’agression russe il y a deux semaines, Abou Dhabi a bien pris parti.
La raison à cela, c’est que, outre des intérêts économiques et géostratégiques, la Russie et les EAU partagent un lien idéologique profond : la crainte d’une mobilisation civilo-sociétale et d’une transition démocratique. La phobie russe des révolutions de couleur qui ont balayé les autocrates prorusses trouve un écho à Abou Dhabi. Ce dernier est devenu la principale force contre-révolutionnaire du monde arabe depuis le “printemps arabe”.
Les opérations subversives d’information et d’influence russes dans l’est et le centre de l’Europe pour saper les processus démocratiques ont été reproduites par les EAU en Égypte, en Libye, en Syrie et au Yémen. En Égypte, les EAU ont notamment contribué à mobiliser une contre-révolution autour du mouvement Tamarrod [qui signifie “rebelle” en arabe et a appelé en 2013 à la destitution du président issu de la confrérie musulmane des Frères musulmans Mohamed Morsi] et fourni ainsi à Sissi un prétexte pour mener un coup d’État dans la foulée. En Libye, ils ont financé le groupe de mercenaires russe Wagner, qui devait aider Haftar, l’homme fort soutenu par les Émirats, à renverser le gouvernement soutenu par les Nations unies à Tripoli. En Syrie, Abou Dhabi a piloté une stratégie de normalisation avec Assad, ayant sapé politiquement les sanctions mises en place par Washington dans le cadre de la loi César [entrée en vigueur en juin 2020] contre ce régime autoritaire soutenu par le Kremlin.
Islam, extrême droite et présidentielle américaine
Le front uni entre la Russie et les EAU ne s’arrête cependant pas là. Les réseaux d’influence et d’information de Moscou et d’Abou Dhabi exploitent également la peur de l’immigration et de l’islam de l’extrême droite en Occident. Les EAU ont accordé des prêts au Front national français en 2014, et celui-ci a également reçu un soutien financier de la Russie. Le lobbying émirati à Bruxelles vise principalement l’extrême droite eurosceptique, laquelle possède avec la Russie des affinités que le Kremlin cultive en parallèle.
La mise en commun d’informations entre Moscou et Abou Dhabi la plus conséquente, c’est peut-être celle qui concernait le président élu Donald Trump en 2016 et 2017. Moscou était intervenu dans l’élection présidentielle américaine, et les EAU avaient tenté de constituer un canal de communication officieux entre la future administration Trump et la Russie lors d’une réunion désormais tristement célèbre qui s’était tenue aux Seychelles. Mohammed ben Zayed (MBZ), l’homme fort des EAU, étant personnellement impliqué, il s’est retrouvé visé par l’enquête Mueller [sur les soupçons de présumées ingérences russes dans la campagne présidentielle américaine de 2016] et considéré un peu comme un paria. Il évite depuis de se rendre aux États-Unis.
Si les partenaires occidentaux tentent désespérément de stabiliser l’ordre libéral qui est en plein effondrement depuis que la Russie a envahi l’Ukraine, Abou Dhabi va probablement continuer à le saper. Voilà dix ans que ce petit État joue dans la cour des grands, poussé entre autres par l’émergence de l’Est. La Russie et la Chine considèrent en effet les EAU comme un partenaire essentiel dans la guerre froide qui s’annonce. Les néoautocrates de l’Est sont les partenaires les plus probables pour Abou Dhabi idéologiquement, car leur soutien ne s’accompagne que de peu d’engagement et d’aucune condition en matière de démocratie.
Les EAU sont d’ailleurs devenus désormais un centre essentiel pour contourner les sanctions occidentales. Malgré un régime de sanctions extrêmement strict contre l’Iran, certaines sociétés installées aux EAU gagnent de l’argent en lui permettant d’introduire du pétrole sur le marché international.
Dubaï, un hub pour les oligarques russes
Quand les États-Unis ont imposé des sanctions au Venezuela, certaines sociétés installées aux EAU lui ont permis de vendre son pétrole. En Syrie, les EAU ont activement fait pression pour la levée des sanctions américaines contre le régime d’Assad parce qu’elles faisaient obstacle à la normalisation entre les deux pays.
Le premier cercle de Poutine a tissé un réseau mondial complexe de sociétés et de sociétés écrans qui fournissent influence et accès aux marchés. Certains de ces réseaux se servent déjà des EAU comme de centre de blanchiment. Les oligarques russes et les alliés de Poutine y possèdent 76 biens immobiliers de plusieurs millions de dollars. Certains d’entre eux sont arrivés à Dubaï en avion privé ou en yacht quand les sanctions occidentales sont entrées en vigueur.
ès aux marchés. Certains de ces réseaux se servent déjà des EAU comme de centre de blanchiment. Les oligarques russes et les alliés de Poutine y possèdent 76 biens immobiliers de plusieurs millions de dollars. Certains d’entre eux sont arrivés à Dubaï en avion privé ou en yacht quand les sanctions occidentales sont entrées en vigueur.
Kirill Dmitriev, le proche confident de Poutine en matière d’investissement et de finance, entretient des liens personnels étroits avec MBZ. Le fonds souverain russe, qu’il dirige, investit aux côtés du fonds d’investissement Mubadala d’Abou Dhabi. Considérant que les sanctions occidentales actuelles contre la Russie laissent des brèches à exploiter, il ne serait pas surprenant que les EAU prêtent main-forte aux réseaux de Poutine pour leur permettre d’accéder aux marchés et aux investissements internationaux.
Un message, un commentaire ?