Édition du 17 décembre 2024

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Arts culture et société

Émile Coderre, alias, Jean Narrache : Le poète des gueux

C’est au début des années 1930, que le poète québécois Émile Coderre, en incarnant son alterego Jean Narrache, publia ses recueils Quand J’parl’ tout seul et J’parl’ pour parler. Véritable porte-parole des misérables et des gueux, utilisant le langage populaire québécois, Coderre connut à ce moment un succès retentissant.

Le mouvement syndical, dès sa naissance, a toujours été soucieux du sort réservé aux classes populaires. Il n’est pas rare d’entendre de ses dirigeants que la raison d’être du syndicalisme n’est pas que d’apporter de bonne convention collective pour ses membres, mais aussi d’avantage de justice sociale pour l’ensemble de la société. Le mouvement syndical gagnerait à s’intéresser à ce poète et le mettre en valeur auprès des travailleuses et des travailleurs.

Une poésie au service des exclus

Dans une puissante préface du recueil Jean Narrache, le chercheur Richard Foisy brosse un portrait saisissant de l’auteur1. Comme le fait remarquer Foisy, Coderre s’émeut très tôt dans son processus de création du sort des classes populaires. Il publia trois recueils : Les signes sur le sable (1922), Quand j’parl’ tout seul (1932) et J’parl’ pour parler (1939). Avant de vivre de son art, Coderre dû exercer le métier de commis-voyageur pendant 12 ans et connut son lot de malheur. Effectivement, il devint très jeune orphelin et dû vivre un chagrin d’amour (son premier) en la perte de l’être aimée, emporté par la tuberculose. C’est peut-être ce début de parcours difficile qui donna au poète toute cette sensibilité qu’on peut ressentir en lisant ses vers.
Le poème Conte de Noël peut venir aisément chercher une larme au lecteur. Contenant plus d’une centaine de vers, le protagoniste de l’histoire recueil, pour le temps de la nuit de Noël, une petite fille abandonnée. Sa maman décédée et le père noyant son chagrin dans la boisson, Jean Narrache tente tant bien que mal de réconforter cet être vulnérable, en lui rappelant qu’en cette nuit magique, « le p’tit Jésus » est de retour pour emporter un peu de joie dans les cœurs éplorés :

« Veux-tu un’ catin qu’a des ch’veux
Puis qui pleure en se fermant les yeux ?
Un p’tit caross’ ? un p’tit traîneau ?
Des bottin’s neuves ? Des bon bas chauds ? 
 »

Cœur inconsolable, tous les joujoux du monde ne pourra remplacer le réconfort de sa maman lorsqu’elle répondit à Jean Narrache :

« Dit’s au Jésus qu’j’veux ma moman, rien qu’ma moman ! »

Hébété, le protagoniste ne sait que répondre. Puis, un peu comme si le « p’tit jésus » entendit la prière de la petite, l’enfant laisse un dernier souffle et meurt bien au chaud dans les bras de Jean Narrache pour rejoindre sa maman au paradis.
Richard Foisy explique dans l’introduction de l’anthologie de Jean Narrache, que l’ensemble de l’œuvre du poète est une voix en quelque sorte pour les laissés pour compte de la société. Dans une entrevue accordée au journal La Vie Nicolétaine, le poète explique : « le cri des gueux pour qui la vie n’est pas une crise momentanée mais une crise perpétuelle ; le cri de ceux que l’on n’écoute jamais ; le cri de ceux dont la plainte, tour à tour gouailleuse ou résignée, reste sans écho dans une société qui semble s’en moquer2 ».

Jean Narrache et la langue du peuple

Ce qui fait la puissance des poèmes de Coderre, c’est que son alterego, Jean Narrache, s’exprime dans la langue des simples gens. À une époque où les écrivains écrivent pour la majorité en français classique, Émile Coderre innove en utilisant le joual québécois. Dans son poème phare J’parl’ pour parler , le lecteur reconnait immédiatement cette voix, celle de l’ouvrier exclus d’un système économique qui ne favorise que les Champions d’la Race :

« J’parl’ pour parler…, pas rien qu’pour moi,
Mais pour tous les gars d’la misère ;
C’est la majorité su’terre.
J’prends pour eux autr’s, c’est ben mon droit. »

Mais ce n’est pas tous, Jean Narrache ne fait pas parler que : « …pour tous ceux qui parl’nt jamais ! ». Ce faiseux d’vers comme il aime appeler les poètes, n’hésite pas à dénoncer les puissants de ce monde. Dans son poème, Prière devant la « Sun life », l’une des compagnies d’assurance les plus riches au monde, Jean Narrache connait ceux qui tirent profit de la misère du pauvre monde :

« Pour ceux qui s’tuent à nous prouver
Qu’on n’est rien qu’un tas d’réprouvés ;
Pour ceux qui s’font des pil’s de piasses
À s’planter comme’ Champions d’la Race »

Assez innovateur pour l’époque, Émile Coderre est l’un des premiers poètes à prendre parti pour les exclus et à dénoncer à travers ses vers, les possédants qui encaissent les profits au dépends de ceux et celles qui n’ont d’autres choix que de vendre leur force de travail. Le brio du poète est d’exprimer ces idées dans la langue des exploités : «  Porte-parole du pauvre, Jean Narrache l’est à merveille, et la langue populaire est son outil de témoignage et d’engagement. Quand j’parl, tout seul contient un drame de la parole et de la solitude, à la fois monologue à voix haute et soliloque intérieur de l’isolé, du déclassé, du marginal, tenu dans les griffes de la pauvreté, laquelle réduit souvent son droit à s’exprimer quand elle ne lui confisque pas tout simplement3 ».

En conclusion, alors que l’écart de richesse se creuse entre les classes sociales, ici comme ailleurs, le mouvement syndical gagne à adopter ce poète qui a consacré son œuvre aux exclus de l’économie de marché. À l’aube des états généraux du syndicalisme, le fantôme de Jean Narrache pourrait peut-être nous aider à nous rappeler d’où l’on vient, afin, espérons-le, de retrouver notre chemin.

Rémi Arsenault
SCFP 2881

NOTES
1. Jean Narrache, Quand j’parl’ pour parler, Éditions Typo, 2015, p7-51.
2. Ibid, p.24.
3.bid, p.25.

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