Édition du 17 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Elections locales en Turquie : un camouflet inédit pour le régime

En Turquie, les oppositions viennent d’obtenir une victoire inattendue face à la coalition au pouvoir, menée par le président récemment réélu Recep Tayyip Erdogan. Une bonne nouvelle pour le camp démocratique mais aussi pour le mouvement kurde, qu’analyse dans cet article Emre Öngün, même si le régime n’a nullement dit son dernier mot et a déjà commencé à remettre en cause le verdict des urnes.

Tiré du site de la revue Contretemps.

Les élections pour renouveler l’ensemble des collectivités locales en Turquie ont eu lieu le 31 mars 2024. Il s’agissait d’un scrutin multiple. Chaque électeur/trice était appelé-e à voter plusieurs fois : pour son muhtar (élu à l’échelle du quartier ou du village en zone rurale), le/la maire, le conseil municipal et, dans le cas des « municipalités métropolitaines », pour le/la maire métropolitain-e, et pour les départements sans « municipalité métropolitaine » des conseils départementaux (qui ont assez peu d’importance en Turquie).

Deux précisions doivent donc être faites concernant ces formes de représentation :

1) Les « municipalités métropolitaines » correspondent à peu près au statut de Paris en France. Elles regroupent, d’une part, municipalité et département en une seule institution et, d’autre part, elles se subdivisent en arrondissements (39 à Istanbul dont la population varie entre 16.000 et 1 million d’habitants). Les membres du conseil de la métropole sont élus dans les arrondissements (comme pour Paris, Lyon et Marseille). Il existe 30 municipalités métropolitaines en Turquie dont la population varie entre 750 milles habitants (Erzurum)[1] à 16 millions (Istanbul)… Ces 30 métropoles représentent plus des trois-quarts de la population totale.

2) L’élection du maire se fait au suffrage direct uninominal à un tour et celui du conseil municipal à la proportionnelle. Ainsi, il arrive régulièrement que le maire élu doive cohabiter avec un conseil municipal qui lui est hostile en majorité.

Enfin, il ne faut jamais perdre de vu le caractère colonial et répressif de la politique étatique à l’égard des Kurdes. Lors des deux dernières élections locales, la quasi-totalité des maires issus du mouvement kurde (DBP/HDP) ont été emprisonnés et les localités mises sous tutelle. En outre, les élections dans ces localités font l’objet de mesures de répression ou de manipulation spécifiques, ce qui a été encore le cas en 2024.

Radiographie de la défaite du bloc erdoganiste

Au regard du dispositif institutionnel, il est possible d’analyser les résultats des élections à partir de plusieurs indicateurs : maires élus, scores aux conseils municipaux et départementaux, nombre total de voix… Or, quel que soit l’indicateur retenu, le résultat est sans appel : il s’agit d’une véritable claque pour l’AKP (Parti de la Justice et du Développement, conservateur, nationaliste, capitaliste) du président Erdogan[2] et, dans une certaine mesure, pour son partenaire ultranationaliste du MHP (Parti de l’Action Nationaliste, ultranationaliste).

Si on examine les scrutins pour les conseils départementaux et métropolitains en nombre de voix, l’évolution entre les élections locales de 2019 et 2024 (voir carte en illustration) ainsi que l’élection parlementaire de 2023 se présente ainsi :

Ainsi, en 10 mois, l’AKP et le MHP ont perdu 6 millions d’électeurs. Pourtant, Recep Tayyip Erdogan avait annoncé le soir même de sa réélection comme président son prochain objectif : la reconquête des municipalités perdues en 2019, en particulier Istanbul dont il a été maire. Il pouvait être raisonnablement optimiste puisqu’il avait déjà déjoué les analyses qui le donnaient perdant lors des élections générales et qu’avec le souffle de la défaite, la principale coalition d’opposition avait explosé.

Cette coalition composée principalement du CHP (Parti de la République et du Peuple, centre gauche « laïc » nationaliste) et du Iyi (Bon Parti, droite issue de l’ultranationalisme) n’avait pas résisté à la politique de la « terre brulée » du Iyi rompant tout accord avec le CHP et oscillant dans son degré d’opposition à l’AKP. De son côté, de manière légitime et face à la faible ouverture du CHP, le mouvement kurde présentait ses propres candidats dans les grandes villes de l’Ouest (contrairement à 2019).

Pourtant, le résultat du 31 mars a été le plus gros revers de l’histoire du parti présidentiel qui a perdu, symboliquement, la première place en termes de voix à l’échelle du pays au profit du CHP, qui enregistre, de son côté, un succès historique. A l’échelle des localités, les résultats sont très durs pour les deux principaux partis de la coalition au pouvoir (alliés dans un grand nombre de municipalités mais concurrents dans ce qui est considéré comme des bastions du régime ou des localités ingagnables). Les 5 plus grandes métropoles du pays (Istanbul, Ankara, Izmir, Bursa, Antalya), qui représentent à elles seules plus du tiers de la population totale, sont désormais dirigées par le CHP. Sur les 10 plus grandes, l’AKP n’en conserve que 3.

A Istanbul, le maire CHP sortant, Ekrem Imamoglu, a facilement gagné avec 51% et 12 points d’avance sur son terne adversaire bureaucrate de l’AKP. Il est non seulement réélu maire mais, de plus, le CHP remporte 26 arrondissements sur 39, ce qui lui assure une confortable majorité au Conseil de la métropole et lui permet de mettre un terme à sa cohabitation avec une majorité AKP hostile. Le CHP remporte les arrondissements d’Üsküdar (détenu depuis 30 ans par le parti de l’’islam politique Fazilet, puis par l’AKP) et de Beyoglu où Erdogan avait pris ses premiers galons.

Ekrem Imamoglu, homme fort du CHP depuis que son allié Özgür Özel a été élu président du parti au dernier congrès en délogeant le président sortant Kemal Kiliçdaroglu (une première en 100 ans dans l’histoire de ce parti), est plus que jamais « l’alternative » pour concurrencer Erdogan. Son discours de victoire a, comme d’habitude, cherché à ressembler sur un terrain démocratique l’ensemble des composantes de la société en nommant chaque minorité. S’il a un profil éclectique et, au fond, libéral en matière économique, il est à noter qu’il s’est toujours garder de critiquer le DEM (parti du mouvement national kurde, continuité du HDP) et a régulièrement dénoncé la répression dont celui-ci a fait l’objet. Son allié Özel a également abordé ce sujet dans son discours .

A Ankara, le résultat est carrément une humiliation pour l’AKP avec 60% pour le maire sortant CHP (l’ex-ultranationaliste Mansur Yavas) contre 31% pour son challenger erdoganiste, un affairiste caricatural. Là aussi, le CHP remporte la majorité des arrondissements et le conseil métropolitain, contrairement à 2019.

A Bursa, seule métropole du top 5 qui échappait au CHP, l’AKP-MHP (qui se présentaient ensemble) connaissent une chute entre 10-14 points selon l’indicateur retenu, qui profite à la fois au CHP et à des partis d’opposition sur sa droite.

Un succès inattendu pour les oppositions

La soirée électorale fut en grande partie une accumulation de succès, pour nombre d’eux inattendus, pour le CHP. Il serait trop long de tous les citer. Toutefois, il est possible, d’en retenir quelques-uns qui donnent l’ampleur du bouleversement.

A Manisa (1,5 millions d’habitants, ouest anatolien) où le CHP n’avait jamais gagné la mairie depuis 1950, mairie aux mains du MHP depuis 2009, le CHP balaye le MHP-AKP avec 57% contre 30% au maire sortant et progresse de 19 points au scrutin pour le conseil. Dans l’arrondissement minier de Soma, où un terrible coup de grisou avait entrainé la mort de 301 mineurs il y a 10 ans, le CHP écrase l’AKP au pouvoir avec 58% en doublant son score…

Dans la région de la Mer Noire occidentale, les évolutions sont tout aussi spectaculaires et… surprenantes. Par exemple, pour le petit chef-lieu de Bartin, considéré comme une forteresse du régime, le CHP remporte facilement le scrutin en doublant son score et en obtenant plus de 50% des voix alors même que le MHP et l’AKP avaient obtenu les deux tiers des votes en 2019.

Autre cas, encore plus spectaculaire, la ville d’Adiyaman (Anatolie du sud) où le CHP avait laissé son partenaire de droite Iyi se présenter lors des précédentes élections locales (avec un score de 12%). Au scrutin parlementaire de 2023, le CHP a obtenu 22% … et remporte largement celui du 31 mars 2024, en doublant son score (précisons que le candidat CHP n’est pas transfuge d’un autre parti).

Si l’AKP et le MHP sont les grands perdants de la soirée, ce qu’a admis Erdogan dans un discours assez terne, il en existe d’autres. Le premier est le Iyi qui est globalement balayé lors de ce scrutin avec 3,8% et un seul chef-lieu (et encore il s’agit d’un maire sortant AKP qui a changé d’affiliation lorsque son parti a rejeté sa candidature). Sa tactique de se présenter quasi systématiquement « seul » et de prendre le risque d’offrir des postes de maires à l’AKP à la faveur de la division a été très mal vécue par une grande partie de son électorat.

La crise qui couvait en son sein a éclaté dès hier soir. S’étant constituée en tant que parti de centre-droit d’opposition à l’AKP, il n’a jamais trouvé sa place. Les autres perdants sont tous les petits partis de droite (Saadet, DEVA, GP) auquel le CHP de Kiliçdaroglu avait donné une place disproportionnée lors des élections générales avec l’objectif d’attirer un électorat conservateur. Ces partis sont généralement en dessous de 1%. C’est l’idée même du type d’alliance réalisée par Kiliçdaroglu en 2023 qui prend du plomb dans l’aile : une alliance essentiellement oppositionnelle paralysée par des négociations internes interminables et qui s’avère incapable d’avancer des propositions au-delà de la lutte contre la corruption.

Si le CHP est le grand gagnant de la soirée, il n’est pas le seul. Le DEM a montré une nouvelle fois l’impressionnante résilience du mouvement national kurde. Alors même que ces dix dernières années signifiait pour un élu local de ce mouvement aller en prison, il a réussi à présenter des équipes qui ont engrangé davantage de victoires qu’en 2019 malgré la répression et la tutelle imposée par l’Etat central à leurs localités. Le DEM a gagné par rapport à 2019 les chefs lieu de Mus et Agri face à l’AKP et Tunceli/Dersim face au CHP (dans une tout autre configuration).

Ces résultats auraient été encore meilleurs si le régime n’avait pas déplacé des fonctionnaires et des soldats dans certains chefs-lieux moins peuplés (Bitlis, Sirnak, Kars) au Kurdistan pour avantager l’AKP. Le DEM estime à 20.000 ces électeurs occasionnels. Au demeurant, quand on regarde à l’échelle des départements dans leur globalité (score au conseil départemental), le DEM gagne dans l’ensemble du Kurdistan y compris là où elle n’a pas emporté le chef-lieu.

L’autre grand gagnant de la soirée est le YRP (Yeni Refah Partisi, Parti de la Nouvelle Prospérité) dirigé par Fatih Erbakan, le fils de feu Necmettin Erbakan, fondateur du mouvement Milli Görüs(Vision Nationale) dont sont issus les premiers partis de l’islam politique de Turquie (MSP, Refah, Fazilet) – les noms successifs sont la conséquences des interdictions dont ils ont fait l’objet. Le père Erbakan a été le mentor du jeune dirigeant Erdogan avant que celui-ci ne prenne son indépendance avec les « rénovateurs » du parti et conquiert le pouvoir avec l’AKP.

Après avoir gagné 4 députés à la faveur d’un accord parlementaire avec l’AKP, le YRP s’est présenté de manière indépendante quasiment partout et a réussi une percée en atteignant 6% ou 7% des voix selon l’indicateur retenu. Le YRP a même remporté l’une des 10 plus grandes métropoles du pays SanliUrfa (2,1 millions d’habitants, frontière sud du Kurdistan) et, contre l’AKP, le bastion conservateur de Yozgat (Anatolie centrale) grâce à des transfuges venus de ce parti même si ces maires n’ont pas obtenu de majorité à leurs conseils municipaux.

Si ce genre de victoire est due à des politiciens bien implantés, la progression du YRP est globale et ce parti atteint des scores significatifs par sa seule force. Avec sa plateforme très conservatrice (rappelons que son programme prévoit la suppression pure et simple du délit de violence conjugale), le YRP apparaît comme un concurrent de l’AKP sur « sa droite », capable de capter l’intérêt d’un électorat conservateur mécontent de la crise économique, de la corruption de l’AKP et, pour les plus politisés, de son hypocrisie en ce qui concerne la Palestine (des discours et des prières pour Gaza mais aucune interdiction d’exportation vers Israël, y compris de matériel militaire).

Dans une moindre mesure, les ultranationalistes du ZP (Parti de la Victoire) spécialisés dans le discours de haine anti syrien, en plus de la haine antikurde, se maintiennent autour de 2% sans toutefois réussir de percée.

Enfin, les différents partis de gauche marxiste se présentaient également hors Kurdistan de manière dispersée dans un scrutin qui ne leur est généralement pas favorable et n’ont pas obtenus des résultats élevés. Ces partis ont été impactés par la vague CHP et handicapés par leur division là où une victoire aurait pu être possible face au CHP (ces partis sont surtout forts là où les oppositions sont hégémoniques). Notons tout de même la victoire du TIP (Parti des Travailleurs de Turquie, marxiste) dans l’arrondissement arabophone de Samandag (Suwadiyah en arabe, 100 milles habitants) du département de Hatay à la frontière syrienne.

Les ressorts de la défaite du bloc erdoganiste

La question qui s’impose est pourquoi un tel revers pour l’AKP moins d’un an après son succès lors des élections générales ? Il est évidemment trop tôt pour une analyse fine de ces résultats, néanmoins certaines observations peuvent être formulées.

L’électorat de l’AKP et MHP semble avoir connu une érosion dans deux directions en moins d’un an :

– La première est vers l’abstention. En effet, celle-ci a augmenté d’une façon globale : la participation n’a été « que » de 77% contre 84% en 2019 (et 86% aux élections générales de 2023). Ces taux de participation peuvent laisser songeur en France mais pour un pays hyper-politisé comme la Turquie, où les élections constituent un moment social très important et où toutes les collectivités locales sont renouvelées en même temps, 77% est un taux assez faible. Cette évolution semble tenir principalement aux électorats de l’AKP et du MHP.

– La deuxième est vers l’YRP, devenu la valeur refuge de la contestation conservatrice sans prendre le risque d’un quelconque « progressisme » social du CHP.

Entre temps le vote d’opposition s’est concentré en grande partie sur le CHP, qui absorbe la majorité de l’énorme recul du Iyi et récupère le vote des Kurdes de l’Ouest (hors Kurdistan) comme le prouve le très faible score obtenu par le DEM à Istanbul (2%) bien en dessous de son potentiel (8,2% en 2023).

Plusieurs pistes peuvent être abordées pour expliquer la désaffection des électeurs de l’AKP et le renforcement des oppositions. La première est, bien entendu, une crise économique qui n’en finit pas et entraîne un appauvrissement de la population. Toutefois, les effets de cette crise ne s’accumulent pas de manière linéaire depuis 2023. Jusqu’aux élections de 2023, Erdogan avait tout indexé sur la victoire politique et mis en œuvre les « erdoganomics » qui n’étaient qu’une accumulation de mesures sociales contracycliques ponctuelles, en somme des expédients, combinée à une politique de taux d’intérêt artificiellement bas.

Cette politique, dénoncée par tous les économistes libéraux, permettait de soulager la vie quotidienne mais ruinait les réserves en devises de la Banque centrale et n’était pas viable à long terme. La désignation de Mehmet Simsek, l’homme de confiance de la finance internationale, au ministère des finances et de Hafize Gaye Erkan (une ancienne de Goldman Sachs et de First Republic) à la Banque Centrale (jusqu’à sa démission en février 2024) signifiait un retour à un libéralisme orthodoxe.

Une concrétisation de cette nouvelle situation économique est l’évolution des pensions de retraites dans un contexte de très forte inflation (65% sur un an selon les chiffres officiels, 122% selon le collectif de chercheurs indépendants ENA). A trois semaines des élections locales, Erdogan a été ainsi obligé de déclarer que même si tous les investissements publics étaient stoppés, il serait impossible de financer une réévaluation des retraites au niveau de l’inflation et qu’il valait mieux attendre la baisse de l’inflation (espéré au second semestre) pour mener une politique de revalorisation… cela alors même que les retraités constituent une part très importante de son électorat et connaissent un appauvrissement significatif.

L’absence d’amélioration dans la vie quotidienne de la grande majorité de la population rend d’autant plus insupportable la corruption et le népotisme de l’Etat AKP-MHP dont les exemples sont innombrables, des ministres jusqu’au plus petit responsable local : contrats publics obtenus dans un système de corruption permanent, obtention d’emploi public uniquement par proximité partisane, enfants de responsables esquivant les résultats de concours publics, hypocrisie de de l’affichage de vertus morales tout en étalant une richesse de parvenus etc… Cela rend également insupportable le refus même d’appliquer la loi, quand cela arrange le régime, et un arbitraire toujours présent.

Enfin, le régime ne parvient définitivement plus à porter un quelconque horizon souhaitable et répète en boucle, tel un disque rayé, le discours sur « les dangers des terroristes », les « valeurs familiales en danger » et « l’unité de la nation ». Erdogan avait réussi à jouer des peurs sur ces thèmes tout en sauvant les meubles sur le plan social à coup d’expédients. Dans un scrutin local, qui se prête plus difficilement à une telle dramatisation, et dans un contexte de dégradation de la situation sociale, cette recette n’a pas marché.

Quelle perspective post-Erdogan ?

Pour autant, les jours du régime erdoganiste sont-ils définitivement comptés ? L’échec des oppositions en 2023 invite évidemment à la prudence mais, plus que jamais, la principale force qui peut empêcher la chute d’Erdogan n’est pas Erdogan lui-même mais le potentiel élevé d’ineptie politique du CHP.

Le soir du scrutin, la plupart des commentateurs ont évoqué le précédent des élections locales de 1989 lors desquelles le SHP (Parti Social-Démocrate Populaire, ancêtre de l’actuel CHP) avait connu un succès historique. Il était également rappelé que cette vague avait été suivie par un important reflux, avec des expériences municipales plus ou moins désastreuses marquées par des affaires de corruption (notamment à Istanbul) qui ont entraîné un échec lors des élections générales suivantes.

Ce risque existe toujours bien entendu. Il suffit de songer au fait que le CHP a présenté malgré toutes les critiques une figure aussi contestée pour corruption que le maire sortant Lütfü Savas à Hatay, finalement battu par l’AKP malgré la vague CHP dans le reste du pays. Mais il en existe un autre plus important et structurel : celui du racisme antikurde (et antisyrien) inhérent à de larges pans du CHP.

Ainsi, la candidate du CHP à Afyon Karahisar (Anatolie occidentale) a déclaré avant son élection que si elle gagnait sa mairie serait à ouvert à tou-te-s sauf aux représentants du DEM créant une mini crise au sein du CHP… Or, à la surprise générale, cette candidate a remporté la victoire et est désormais une maire… hostile au DEM. Certes, le président du CHP, Özgür Özel a dénoncé les injustices subies par le DEM lors de ce scrutin. Certes, Ekrem Imamoglu a fait de même, et évoqué souvent la nécessité de considérer de manière fraternelle les Kurdes de Turquie. Il a également déclaré publiquement qu’il serait insensé de considérer le DEM et ses millions d’électeurs comme des « terroristes »…

Mais tout cela reste des propos fragiles au regard d’un appareil lourd qui a une longue tradition de nier, si ce n’est de repousser, les aspirations des Kurdes de Turquie.

Le test réussi de Wan/Van

A peine 48 heures après le scrutin, les forces d’opposition passaient leur premier examen. Le conseil électoral de Van refusait de valider la victoire du candidat du DEM, Abdullah Zeydan, qui avait pourtant remporté le scrutin avec 57% avec 30 points d’avance sur le candidat de l’AKP.

Le prétexte donné tient dans une argutie juridique déposée à 5 minutes de la fermeture de l’instance décisionnaire le vendredi soir alors qu’A. Zeydan était candidat depuis 2 mois. Non seulement, le comité électoral a annulé la victoire d’A. Zeydan mais plutôt qu’annuler le scrutin pour un vice de procédure (qui n’existait pas), a offert la victoire au candidat de l’AKP qui avait fini 2ème … Cela intervient après 10 ans d’annulation systématique de scrutins remportés par le mouvement national kurde.

La réaction du DEM ne s’est évidemment pas faite attendre, condamnant cette décision arbitraire. La population de Van et de villes kurdes a entamé des manifestations, brutalement réprimées par la police. 15 jours d’interdiction de manifestations et de rassemblement ont été décrétés à Van et ne sont d’ores et déjà pas respectés.

La gauche radicale turque a également protesté, le président du TIP, Erkan Bas, s’est rendu à Van pour participer aux mobilisations. Le changement avec la période précédente tient dans le fait que la nouvelle direction du CHP, par la voix de son président, Ö. Özel mais aussi du maire d’Istanbul, E. Imamoglu, ont condamné immédiatement et fermement l’annulation de l’élection à Van (mais ne s’y sont pas rendus dans les 24 heures).

Si la direction de l’AKP a expliqué que tout cela relevait d’un fonctionnement légal « normal », de nombreux soutiens médiatiques du régime même parmi les plus virulents et veules, ne sont pas parvenus à défendre une opération aussi grossière au lendemain d’une défaite historique. 24 heures de mobilisation plus tard, le Haut Conseil Electoral admettait l’élection d’A. Zeydan et cassait la première décision.

Il s’agit d’un premier test réussi pour le combat démocratique après le bouleversement qu’ont été ces élections locales. Les succès sont assez rares pour ne pas les apprécier. Il ne s’agit, toutefois, que d’un premier test, face à une opération mal ficelée, et la route de la démocratisation de la Turquie reste encore longue.

Au final, le contraste est saisissant avec le voisin russe et ses élections sans suspense, alors même que les profils politiques de Poutine et d’Erdogan font l’objet de rapprochements (souvent justifiés). La société de Turquie a prouvé une nouvelle fois que, tout en étant structurée par les contradictions du colonialisme et du racisme envers les Kurdes, elle est profondément marquée par une culture démocratique minimale mais solide.

Minimale parce que centrée presque uniquement autour des élections, et pouvant supporter qu’une partie du pays soit privée de représentation locale propre (les tutelles imposées au Kurdistan). Mais solide parce que le vote, et plus largement la politique, sont, malgré tout, considérés comme un enjeu important déterminant le cours de la société. Il s’agit d’un terrain sur lequel il est possible de dégager une perspective pour la démocratisation et les droits sociaux dans une perspective de classe.

Notes

[1] Certains arrondissements d’Istanbul (2 pour être précis) comptent donc davantage d’habitants que les plus petites « métropoles ».

[2] La seule victoire de l’AKP sur un CHP est à la métropole de Hatay où le maire sortant CHP Lütfü Savas, très contesté au sein même de son camp, était fortement remis en cause pour de nombreuses affaires de corruption qui ont eu pour conséquence dramatique l’effondrement de nombreux immeubles lors du grand tremblement de terre de février 2023.

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