L’inactualité est toujours plus actuelle que l’actualité. En pigeant dans mon tas de livres à lire, qui ne diminue pas depuis la retraite, comme chacun sait, j’ai pêché un roman fulgurant publié en 2008 et vraisemblablement écrit en 2006 puisque le narrateur, qui porte le même nom que l’auteur et est né la même année, y parle de ses 30 ans.
Vu d’ici de Mathieu Arsenault est écrit en paragraphes titrés plus ou moins longs n’ayant pour toute ponctuation que le point final. Divisé en cinq parties intitulées Nouvelles internationales, Nouvelles continentales, Nouvelles nationales, Nouvelles régionales et Nouvelles locales, ce récit raconte votre vie à travers celle d’un jeune homme de 30 ans qui cherche l’amour dans l’immense parking de centre commercial qu’est devenue notre société.
Il y a bien longtemps que je n’étais tombé amoureux d’un roman. La richesse des évocations, les images efficaces, le caractère éclaté de la phrase... J’ai pensé à Laurent Girouard, qui fut le premier au Québec avec La ville inhumaine (Parti Pris, 1964) à utiliser cette musique phraséologique urbaine accélérée.
Mais, il y a plus. L’intertexte, les citations interstitielles font que le roman dialogue avec toute la culture québécoise (et l’occidentale qui y est intégrée) qu’elle soit présente ou passée, savante ou populaire, littéraire ou musicale, historique ou commerciale, comme de mêler les paroles de la chanson de Passe-Partout à un paragraphe titré Génération génocide.
Quand vous appréciez particulièrement une expression dans un ouvrage que vous avez acquis, vous vous empressez de le surligner, n’est-ce pas ? Que diriez-vous d’un livre dont vous avez envie de surligner tous les mots du premier jusqu’au dernier. Mon surligneur bleu y est passé et il a fallu me retenir pour ne pas bleuir au complet les 97 pages de ce court et dense roman, dont on sort essoufflé, soufflé, marqué, profondément heureux que tant de beauté naisse et profondément malheureux parce que tant de beauté naît de ce malheur. Je n’ai encore donné aucun exemple ni rien cité parce que je ne sais que choisir tant tout est frappant, juste, douloureux, tellement vrai.
En feuilletant, je m’arrête sur ceci en page 37 : « ...ce que je déteste le plus c’est d’en être venu à aimer mieux que la mienne ces existences de cul ces séries télé complètement débiles où tout le monde trompe tout le monde... »
Pour la suite, je fais un jeu : je choisis trois pages au hasard en lançant trois fois mes deux dés à 10 chiffres et vous livre ces trois exemples :
Page 16 : « ...je m’appelle mathieu ça se passait en banlieue comme le déclenchement de la guerre au terrorisme après le 11 septembre où je me souviens de la parfaite normalité du lendemain des premières frappes à l’épicerie où je poussais mon panier où les spéciaux étaient les mêmes où absolument tout avait été symptahique et souriant... »
Page 46 : « ...depuis ma naissance dans la bourrure d’un divan j’ai le corps livide en miettes et je vois chaque soir de la semaine de sept à dix l’appétit des vers qui me grignotent le confort de mon foyer m’use au possible il ne devrait plus rien rester et pourtant je persiste à me demande si britney spears va reprendre sa vie en main... »
Page 81 : « ...Je pourrais partir faire le tour du monde rencontrer des allemands dans un hôtel de quito me faire arnaquer dans un quartier mal famé de kiev passer une nuit agrippé à mon sac à dos dans un terminus d’autobus de hanoi je pourrais partir mais on finit toujour par se retrouver dans un stationnement d’aéroport ou d’hôtel l’asphalte nous retrouve tout le temps je pourrais tout quitter mais on ne quitte jamais son porte-monnaie... »
Et je ne résiste pas à citer ce bout-là que j’ai aperçu à la page 31 quand mes dés ont roulé 29, une page où il n’y avait rien d’écrit : « ...je suis mathieu-mélamine dans sa banlieue la plus pure j’ai l’air cool et avenant mais en dedans c’est de la granule de bois pressé pourrie qui s’effrite après une semaine on ne se connaît pas mais si jamais ça arrive et que vous essayez de me mettre une vis dans le corps vous allez tourner longtemps dans le vide... »
Et pour la route, je vous en donne deux autres, après quoi je me tais :
« Mon pays ce n’est pas un pays c’est voter pour la neige et perdre ses élections de glace sur le lac et année après année je fais la file au bureau de vote de tout ce givre sur mon visage... » (p. 59)
« ...je sais ce qui se passe dans le monde moi mais je ne vais quand même pas me fourrer les mains dans la pourriture du bac à compost pour sauver la planète ou me taper deux heures d’autobus pour aller manifester devant l’ambassade des états-unis... » (p. 62)
Vu d’ici, Mathieu Arsenault, Triptyque, 2008, ISBN 978-2-89031-619-5
LAGACÉ, Francis