Cette histoire m’est arrivée au début du mois d’août. J’en suis à mes premières heures en Argentine et tout ce que j’ai vu jusque là c’est l’interminable défilement de l’asphalte à travers la cordillère inhabitée. La nuit vient de tomber lorsque l’autobus dans laquelle je suis se trouve immobilisé à 1 km d’une manifestation autochtone. Le chauffeur nous indique que nous devrons sûrement passer la nuit à cet endroit. Alors que plusieurs voyageurs tentent de trouver des solutions de rechange pour passer le blocage, je décide de rester et d’aller à la rencontre des manifestants.
Près de mille personnes font partie de la manifestation, rassemblées en petits groupes assis sur les trois axes de l’intersection. Au-dessus des groupes de protestaires flottent les courtepointes multicolores, drapeaux symboliques des peuples indigènes de l’Amérique du Sud. Les drapeaux flottent au rythme d’une brise chaude et agréable, tandis que la pleine lune illumine ce campement inusité. Les indigènes sont peu bavards et sont plutôt difficiles d’approche. Ce qui ressort en toute clarté, à travers les bannières et les brefs commentaires, ce sont les mots : títulos de tierra.
En mai 1946, durant le premier gouvernement de Juan Domingo Perón, une centaine d’autochtones marchent depuis la province de Jujuy jusqu’à la capitale Buenos Aires : cet événement restera dans l’histoire comme le « Malón de la Paz ». En réponse à cette marche historique, le président signe un décret d’expropriation en 1949, octroyant les terres entourant la Quebrada de Huamaca aux peuples originaires. Une décision qui n’a jamais été réalisée jusqu’à nos jours. Le blocage routier du 8 août 2006 vient reprendre la lutte historique des peuples autochtones pour leurs terres ancestrales. Des habitants de 120 communautés indigènes du Jujuy sont descendus à l’intersection des routes 9 et 52, à côté du village de Purmamarca, point stratégique qui lie le Nord du Chili et la Bolivie au reste de l’Argentine.
Les communautés autochtones ne sont pas à leurs premiers efforts pour faire valoir leur droit. Le Conseil de la participation indigène, qui représente les communautés autochtones du Jujuy, a poursuivi l’État provincial en 2003, en se basant sur la Constitution nationale de 1994, qui reconnaît aux peuples originaires des droits sur l’occupation et la gestion de leurs terres ancestrales. Le 2 mai 2006, le Tribunal donne raison aux communautés autochtones dans leurs revendications et ordonne au Gouverneur de la province d’octroyer, dans un délai de 15 mois, 1,5 millions d’hectares en titres de propriété communautaire aux 120 communautés du Jujuy. L’arrêt du tribunal donne également l’obligation à l’État de consulter les peuples kollas et guaranis « dans tout ce qui pourrait affecter leur territoire et leur vie ».
Devant la volonté du Gouverneur Eduardo Fellner de porter la décision en appel, les indigènes ont répondu par la protestion. Ils revendiquent aujourd’hui que soient respectées dès maintenant des demandes qui datent de plus d’un demi-siècle.
Bien qu’il a toujours été difficile pour les peuples autochtones du nord de l’Argentine de survivre sur leurs terres ancestrales et de maintenir un mode de vie traditionnelle, la « compétition » entre les différentes manières d’occuper le territoire s’est renforcée au cours des derniéres années. Les territoires où habitent les communautés indigènes sont aujourd’hui convoités par l’industrie touristique de plus en plus présente. À Huamaca, on peut d’ailleurs visiter un musée archéologique sur l’histoire indienne de la région, mais sa gestion échappe complètement aux communautés locales. Une bonne manière de profiter d’une culture indigène morte tout en ignorant le sort des indigènes vivants. L’industrie minière pose également toutes sortes de préoccupations, notamment sur l’utilisation des nappes phréatiques dans une région semi-désertique. Les autochtones locaux espèrent pouvoir compter sur la propriété de leurs terres, une propriété collective qui serait cependant hors du « marché ». Ces titres de propriété, ajoutés à la participation active aux prises de décisions du gouvernement provincial, permettrait d’assurer à plus de 10 000 Kollas et Guaranis de garder leur identité tout en devenant maîtres d’oeuvre dans leur développement.
Le 10 juin à 5h00, 48 heures après le début du blocage, les protestaires réunis en assemblées décident de lever le campement. Le gouverneur, en pourparlers avec les représentants du mouvement durant la nuit, a accepté d’accéder à la majorité des revendications autochtones. Luciano Rivera, un représentant autochtone, m’affirme alors : « Aujourd’hui, tu pourras rentrer chez toi. Tu pourras leur dire ce que tu as vu ici. »