Le colonialisme européen a son impact sur les Premières Nations
Au moment de l’arrivée des colons européens au XVIe siècle en .Amérique du Nord, les peuples autochtones habitant les territoires qui ont constitué le pays devenu le Canada ont vu leurs structures sociales et leurs rapports internes et externes bouleversés. C’est alors le début d’une histoire coloniale qui continue jusqu’à nos jours et qui frappe particulièrement les peuples qu’on appelle les Premières Nations.
Sur une longue période, le colonialisme européen a introduit des rapports capitalistes dans des sociétés qui ne l’étaient pas. La compétition pour l’exploitation des ressources sur le continent a donné lieu à une violente joute géopolitique qui non seulement a opposé les colons entre eux et les colons aux premiers peuples, mais qui a contribué à modifier et à envenimer les rapports politiques entre les peuples autochtones, tout en provoquant une série de catastrophes bactériologiques en leur sein [2]Les divers colonialismes (français, anglais, hollandais) ont chacun structuré des voies particulières pour dominer le territoire, impliquant la dépossession et le contrôle politique des Autochtones (voir le texte de Corvin Russell).
Par nécessité plutôt que par vertu, les colons français établis le long de la vallée du fleuve Saint-Laurent et sur la côte atlantique ont connu des rapports de eoexistence relativement fonctionnels avec les Autochtones. Les élites françaises ont quant à elle réussi à négocier à cette époque ce qu’on a appelé la « Crande Paix » de Montréal (1701) [3]. À cette alliance politique et économique qui a marqué les interactions entre Européens et Autochtones pendant le XVIIIe siècle a succédé la domination continentale de l’Empire britannique ( 1759), dont l’objectif était de sécuriser le territoire au moment où l’Angleterre
devenait le pivot du capitalisme mondial. Le document emblématique de cette période est la Proclamation royale de 1763 qui définira un « Indian Country » à l’ouest des Appalaches, en même temps que les frontières de la première Province of Québec
L’Empire britannique et la création de l’Etat canadien
Globalement, du point de vue impérial, les Autochtones étaient un obstacle qu’il fallait vaincre d’une manière ou d’une autre. Après avoir vaincu la rébellion républicaine de 1837-1838 au « Bas-Canada » [4] l’Empire britannique a entrepris une réorganisation menant à la fondation d’un Etat semi-indépendant en 1867, incorporant aux élites anglo-canadiennes une partie des notables canadiens-français de l’époque. Parallèlement, par de nouvelles législations (dont la Loi sur les Indiens de 1876) er de vastes entreprises coercirives, le pouvoir a cherché dans une large mesure à détruire les communautés autochtones, notamment en réprimant les revendications démocratiques des Métis de l’Ouest, puis en établissant une structure d’apartheid à la fois politique, social et économique comme le montre l’anthropologue Pierre Trudel.
Ruptures et continuités des politiques coloniales modernes
Cent quarante et un ans plus tard, ces politiques raciales et l’économie extractive qu’elles ont servi à développer expliquent la misère et l’exclusion de la majorité des Autochtones. Tout en restant assises sur une gouvernance coloniale modernisée, ces politiques ont eu de plus pour effet, sinon comme fonction, d’approfondir les divisions parmi les peuples. Selon l’intellectuel mohawk Taiaiake Alfred (dont les opinions sont assez controversées y compris au sein des intellectuels autochtones), les gouvernements ne se sont pas départis de leur objectif fondamental qui est celui d’en finir une fois pour toutes avec le « problème » autochtone, ce qui implique de « subalterniser » et de coopter le leadership autochtone.
Toutefois, à partir des années 1970, un nouveau cycle de résistances autochtones change la donne. Par une lutte opiniâtre et profitant d’un contexte international favorable, les Cris de la Baie-James ont forcé le gouvernement du Québec et Hydro-Québec (1975) à leur concéder des redevances et une partie du contrôle des institutions les gouvernant. Iis ont cependant payé très cher cet accord en cédant leurs droits sur les territoires (voir le texte du géographe Jean Morisset). Par la suite, sous l’égide de divers projets et associations, un nouveau leadership autochtone a pris lorme d’un bout à l’autre du Canada, alors qu’était institutionnalisée FAssemblée des Premières Nations (1982) avec l’appui de l’État fédéral.
D’une manière quelque peu imprévisible, la spectaculaire opposition des Mohawks de Kanesatake aux projets immobiliers et d’un terrain de golf de la municipalité d’Oka (1990) a marqué une nouvelle étape dans le mouvement de résistance, dont les ressorts sont rappelés dans l’entrevue réalisée par Pierre Trudel du cinéaste Clifton Nicholas, alors un jeune « guerrier » sur les barricades. Dans le sillon de cette confrontation, une commission d’enquête a été mise en place par le gouvernement fédéral, ce qui a permis de tracer un diagnostic assez. exhaustif de la situation, sans déboucher sur des propositions concrètes qui auraient modifié le dispositif colonial (voir le texte de Corvin Russell). Par ailleurs, des groupes importants comme les Métis se sentent toujours exclus (ce qu’explique le chercheur Darren O’Toole).
Selon la chercheure Dalie Giroux, l’incapacité de l’Etat canadien à se départir de l’approche coloniale vient en partie du fait qu’il n’y a pas de compatibilité entre la perspective capitaliste d’une part. et les conceptions autochtones d’Etat, de nation, de territoire d’autre part. Selon le politicologue déné, Glen Coulthard, une décolonisation en profondeur ne peut qu’être anticapitaliste.
Les sentiers actuels de la résistance autochtone
Aujourd’hui, les études se multiplient sur les injustices subies par la grande majorité des communautés autochtones, lesquelles provoquent des dislocations soi iales à répétition. C’est sans compter la violence systémique provenant des Ion es de l’« ordre » et la microgestion coloniale qu’Ottawa continue d’imposer aux conseils de bande à travers divers mécanismes institutionnels et financiers, ei ce, malgré le fait que la Loi sur les Indiens de l’origine ait été modernisée. Sur le plan économique, les enjeux deviennent beaucoup plus importants, car les riches ressources minérales, pétrolières et gazières localisées sur les territoires autochtones, notamment dans le Grand Nord et l’Ouest canadien, sont convoitées par l’élite économique et politique canadienne, qui considère que le capitalisme canadien doit, pour prospérer, devenir davantage extractiviste.
Cependant, ces réalités ne doivent pas occulter que les peuples autochtones au Canada ont connu des transformations qui pourraient être porteuses d’un renouvellement. Le fait que la majorité des enfants autochtones soient scolarisés est un facteur positif, par exemple.
Devant cette situation complexe, les nouvelles générations se lèvent et utilisent une multitude de tactiques à la lois traditionnelles et nouvelles comme l’explique le militant cri Clayton Thomas-Miller. Des luttes surgissent un peu partout contre les projets pétroliers, (analysés par l’ethnogéographe Maric-Josée Béliveau dans la section Résistances) et pour les droits des femmes ( texte de Julie Vautour). Des formes organisationnelles inédites comme Idle No More rendent
visibles les revendications autochtones et créent des passerelles avec d’autres mouvements populaires québécois et canadiens (voir l’entrevue de Melissa Mollen-Dupuis par Pierre Beaudet et les textes d’Amélie-Anne Mailhot et de Geneviève Beaudet dans la section Enjeux contemporains), tout en contestant des structures autochtones souvent instrumentalisées par l’Etat.
Selon la sociologue Elaine Coburn, les mouvements autochtones innovent également sur le plan méthodologique à travers l’utilisation des médias sociaux et dans des luttes autour d’enjeux traditionnellement mis de côté (l’homosexualité, la marginalité des personnes handicapées, etc.). Dans ce paysage contrasté se trouve la réalité d’une autochtonie urbaine et mieux instruite où l’identité des Premières Nations prend un autre visage, du fait de l’insertion des Autochtones et de leur cohabitation avec des non-Autochtones dans des établissements scolaires, universitaires, notamment.
Une identité en reconstruction
Tout cela débouche sur un vaste débat de société, une immense « bataille des idées », laquelle traverse une grande partie des peuples qui habitent le territoire. La récente Commission de vérité et réconciliation, qui a documenté le drame des pensionnats où ont été enfermés et violentés des milliers d’enfants autochtones, a permis l’expression d’une détresse profonde en même temps qu’un refus de mettre ces « histoires » au compte d’un passé révolu. Malgré l’ambigüité d’un processus qui traite l’idée de la « réconciliation » sur le registre de la morale au lieu de l’inscrire dans un projet de décolonisation, les audiences de la Commission ont, selon le professeur Brieg Capitaine, permis à de nombreux Autochtones de reconstruire leur identité ainsi que de nouvelles solidarités.
Un nouveau « sujet » autochtone, à la fois meurtri et victime, à la fois revendicateur et capable d’affirmation, est en train de se construire. Celui-ci est amplifié par le développement d’un mouvement autochtone à l’échelle internationale, notamment en Amérique du Nord. Au Mexique, des communautés s’opposent aux minières canadiennes dont les opérations menacent leur environnement (voir le texte de l’anthropologue Pierre Beaucage). Récemment aux États-Unis, de puissantes mobilisations ont réuni Autochtones et Allochtones à Standing Rock (voir les textes de Julian Brave NoiseCat et l’entrevue de Kandi Mossett par la journaliste indépendante Sarah Jaffe), ce qui illustre l’évolution non seulement de mouvements locaux, mais de réseaux internationaux, ce qui complique beaucoup la vie des « développeurs » capitalistes.
Lutter ensemble
Sous l’État canadien, l’anéantissement a été opérationnalisé par des tentatives répétées visant l’assimilation et la destruction de l’identité, de la langue, de l’imaginaire autochtone, couplées à la destruction de l’économie autochtone, l’accaparement des terres [5] et la clochardisation des populations dans le système d’apartheid mis en place depuis la Confédération. Ces tentatives prennent plusieurs formes et découlent de logiques contradictoires, voire erratiques, agissant au sein de l’État et entre les divers groupes qui essaient de l’influencer.
Ce dispositif s’est mis en place par un puissant travail culturel, au départ relayé par les Églises, et plus récemment restructuré autour d’un racisme plus moderne, qui schématise et méprise les communautés autochtones qu’on accuse de profiter d’un système qui gère la misère. Cette nouvelle forme de racisme expliqué par Brieg Capitaine divise et affaiblit les luttes et les revendications, que ce soit du côté autochtone ou du côté québécois et canadien.
Au Québec, une difficulté supplémentaire existe dans le sillon des revendications nationales du peuple québécois que l’Etat canadien combat sans relâche. Après plusieurs débats (lire Pierre Trudel à ce sujet), des organisations comme Québec solidaire (voir le texte de la militante Geneviève Beaudet) ont conclu que la souveraineté des peuples n’était pas négociable et que la lutte autochtone ne pouvait être réduite à l’amélioration des services sociaux [6] Il y a certes un défi particulier à relever dans nos rapports quant à nos droits respectifs à disposer de nous-mêmes. Cependant, à l’heure actuelle, on peut noter une lendance selon laquelle la notion d’intégrité territoriale du Québec sert moins à nous opposer et à nous diviser.
Construire des passerelles
Une véritable lutte commune doit donc reposer sur un dialogue de peuple à peuple, où chacun reconnaît la légitimité de l’autre à s’exprimer avec sa propre identité, ses propres valeurs et ses propres objectifs. Cette convergence souhaitable doit également être soucieuse, comme le montre Elaine Coburn, d’éviter les explications faciles et un peu mythiques, comme s’il y avait des peuples (y compris les peuples autochtones) purs, dénués de contradictions, de défaillances, de défis.
Comme tous les peuples, les Autochtones connaissent leurs fractures internes, de classe, de genre, de générations. Un petit groupe, promu par l’État canadien ci les élites économiques, se fait le promoteur d’un « capitalisme autochtone », qui est dans une large mesure marginal, mais dont les effets politiques ne sont pas négligeables dans des communautés où, traditionnellement, les hiérarchies sociales étaient limitées. Dans le cadre d’un capitalisme mondialisé régi par l’accumulation et par l’accumulatin des sociétés un peu partout glissent vers l’individualisme et une surconsommation malsaine. Les peuples autochtones, pas plus que tous les autres, y échappent difficilement.
La longue et sinueuse « bataille des idées »
Ce riche numéro des NCS se termine par d’excellents textes sur les dimensions culturelles de l’évolution en cours chez les Autochtones. Tout le monde reconnaît maintenant la spectaculaire explosion de la culture autochtone, que ce soit dans la poésie et la littérature, les arts visuels, la musique ou le cinéma. On peut presque parler d’un « avant » et d’un « après », au sens où, comme l’explique le fondateur et animateur de Terres en vues André Dudemaine à Isabelle St-Amand, la production culturelle des Premières Nations s’est défolkorisée. Les récits utilisés véhiculent également une quête de sens, une subjectivisation, qui, comme l’indique le texte de Patricia A. Monture publié en 2008 [7], soulève la transversalité et l’intersectionnalité des revendications autochtones qui interpellent le monde non autochtone. Cette créativité révèle en fin de compte que les stratégies de l’Etat canadien n’ont pas réussi à avoir les effets escomptés, à savoir le génocide culturel.
On peut être encouragé par le fait que des dizaines de milliers de Québécoises et de Québécois (y compris les jeunes dans les écoles) ont entendu parler des revendications des Atikamekws du Centre-du-Québec, des Innus de la Côte-Nord, des Algonquins de l’Abitibi, des Cris de la Baie-James et des Inuits, sans compter les Mohawks en périphérie de Montréal. De nombreuses passerelles existent maintenant, affectant la vie et la conscience d’une grande partie de la population, autochtone et non autochtone. Il faut cependant souligner que la construction de véritables liens de solidarité (qui vont au-delà de déclarations de bonnes intentions sans prise avec le réel) prend du temps. Cela implique des dialogues prolongés entre les nations concernées, de la rigueur, de la patience et du respect.
Également, des efforts supplémentaires sont nécessaires pour aborder la question d’une façon non superficielle, formaliste, d’où l’apport fondamental des chercheur-e-s qui doivent en plus dépasser les approches, les concepts et les méthodologies imprégnés des traditions coloniales. Il y a des signes encourageants : un nombre de plus en plus important de jeunes, autochtones et non autochtones, s’investissent dans des travaux historiques, anthropologiques et sociologiques de grande qualité, visant à « décoloniser le savoir », selon l’expression du sociologue péruvien Anibal Quijano.
La « Grande Tortue » (l’Amérique du Nord dans la cosmologie autochtone) doit être « reconnue » par tous ceux et celles qui habitent ce continent, non pas comme une ressource à exploiter, mais comme un tissu dense et interdépendant de formes de vie et de non-vie qui peut être renouvelé et réinventé au-delà des murailles érigées par le capitalisme et le colonialisme.
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