Édition du 17 décembre 2024

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Le mouvement des femmes dans le monde

« Au nom des femmes » : comprendre les instrumentalisations racistes du féminisme

Une chronique d’Irène Kaufer pour Les Grenades

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/07/17/au-nom-des-femmes-comprendre-les-instrumentalisations-racistes-du-feminisme/

Disons-le d’emblée : ce n’est pas un livre facile. Son autrice, Sara R. Farris, n’a pas fait le choix de lancer des accusations et des polémiques, elle a construit une démonstration d’une grande rigueur, qui interpelle les femmes en général, et les féministes en particulier, sur l’instrumentalisation de leurs luttes pour justifier des politiques racistes.

On se souviendra que déjà en 2001, la guerre contre l’Afghanistan avait été lancée « au nom des femmes », ce que certaines féministes comme Christine Delphy avaient dénoncé avec force. Ce même prétexte de défense des droits des femmes sert d’alibi dans nos pays occidentaux pour le rejet des populations du Sud, avec un aspect très genré : les hommes étant considérés comme « oppresseurs » et « dangereux », tandis que les femmes sont des « victimes à sauver ». Cela concerne en particulier les migrant·es musulman·es, mais on peut élargir jusqu’aux populations d’Europe de l’Est, les hommes étant stéréotypés en « mafieux » et les femmes en « victimes de la traite des êtres humains ».

Sara Farris ne nie pas l’existence de rapports de domination parmi les populations immigrées, mais elle souligne qu’ils ne sont pas spécifiques à ces populations. Ce qui est particulier, c’est le regard porté sur elles : ainsi des violences faites aux femmes par des « autochtones » seront considérées comme autant de cas individuels, alors que celles exercées par des hommes venus d’« ailleurs » seront reliées à leur « culture ».

« Fémonationalisme »

L’autrice part d’un constat : une étrange convergence de positions entre partis nationalistes, néolibéraux et organisations féministes par rapport aux migrant·es. Ce qui a le double avantage, pour des partis de droite voire d’extrême droite, de stigmatiser ces populations d’une part, et d’autre part de se dédouaner à bon compte des violences et des inégalités persistantes dans nos sociétés supposées « supérieures ».

Cet intérêt soudain de ces partis pour les droits des femmes mérite d’être analysé, mais ce qui interroge surtout, c’est la participation d’organisations et d’intellectuelles féministes à cette façon de renvoyer aux « autres » les méfaits du système patriarcal. C’est là que l’autrice introduit le concept de « fémonationalisme ».

Pour étayer son propos, Sara S. Farris s’est focalisée sur trois pays : la France, l’Italie et les Pays-Bas. Au-delà de leurs différences politiques, ces pays ont pour point commun la montée de partis nationalistes qui se servent de l’égalité hommes-femmes comme épouvantail contre l’immigration. On pourrait transposer sans peine à ce qui se passe en Flandre, où le Vlaams Belang n’hésite pas à brandir l’égalité entre hommes et femmes comme une des valeurs fondamentales de nos sociétés, tout en défendant des positons qui vont à l’encontre de cette égalité.

«  Étrange convergence de positions entre partis nationalistes, néolibéraux et organisations féministes par rapport aux migrant·es »

L’autrice démonte de manière convaincante les contradictions de politiques visant à « intégrer » les migrant·es, sous forme de parcours « d’intégration », qui sont surtout des parcours d’obstacles de plus en plus sévères (sa démonstration va jusqu’en 2013 et depuis, les choses n’ont fait que s’aggraver). Ainsi, aux Pays-Bas, pionniers du système de « inburgering » qui a ensuite essaimé à travers l’Union européenne, l’une des principales « valeurs » de la société néerlandaise mise en avant est l’égalité entre femmes et hommes ; mais les cours qui s’adressent aux migrantes insistent le plus lourdement sur leur rôle de mères. Difficile de faire plus genré.

Politiques paradoxales

Mais l’originalité de la démonstration de Sarah Farris est de ne pas se cantonner à une bataille idéologique mais de montrer, exemples très concrets à l’appui, que ces politiques ont des motivations et des conséquences économiques très concrètes. Les « victimes à sauver » sont, là encore dans une convergence étonnante, invitées à « s’intégrer » par l’entrée sur le marché du travail, qui leur permettrait de s’émanciper tout en leur offrant une indépendance financière.

Seulement voilà, remarque Farris : cette « émancipation » se fait en grande majorité dans un nombre restreint de secteurs, ceux qui sont justement les plus précaires, les plus mal rémunérés et aussi les plus genrés, ce qui est paradoxal quand on prétend agir au nom de l’égalité entre femmes et hommes. Il s’agit de tout le secteur de la « reproduction sociale », comme le nettoyage, les travaux domestiques, la prise en charge des enfants, des personnes âgées ou handicapées… toutes ces tâches justement dénoncées par les féministes comme pesant de manière disproportionnée sur les femmes. Les « natives » peuvent s’en débarrasser en les déléguant aux migrantes, y compris des sans papières, à défaut d’une prise en charge collective ou d’un partage avec les hommes.

L’autrice relève comment le vieillissement de la population et la montée de l’emploi des femmes occidentales, couplés à des politiques néolibérales de destruction des services publics, ont développé des besoins auxquels les migrantes sont priées de répondre. Ce qui mène parfois à des politiques paradoxales, à l’exemple de l’Italie : entre 2002 et 2009, des gouvernements de droite, avec la participation de l’extrême droite (Ligue du Nord ou l’Alleanza Nationale) n’ont cessé de durcir les conditions de l’immigration ; dans le même temps, des dizaines de milliers de femmes migrantes ont été régularisées.

« Les cours qui s’adressent aux migrantes insistent le plus lourdement sur leur rôle de mères. Difficile de faire plus genré  »

Aucun mystère là-dedans : l’Italie avait besoin de bras dans les secteurs de services à la personne, dans des conditions de travail et de rémunération dont les Italiennes ne voulaient pas. La même situation s’est répétée à travers l’Europe, avec du cynisme en plus aux Pays-Bas : pour « émanciper » les femmes migrantes et sous prétexte de les encourager à obtenir l’indépendance financière, on les a poussées vers… du travail bénévole dans le système de soins.

Ces formes d’ « intégration » et d’« émancipation » ont été soutenues par des organisations de femmes, y compris des féministes, malgré leur aspect hautement genré.

Il reste tout de même une frustration au bout de cette lecture par ailleurs si stimulante : Sara Farris ne propose guère de portes de sortie. Par exemple, sa critique acerbe de l’« émancipation par le travail » laisse la question ouverte : une autre approche serait-elle d’ouvrir davantage de secteurs aux migrantes, sachant que, s’il ne s’agit pas de répondre à des besoins criants, elles risquent d’être tout simplement refoulées ? Ou faut-il renoncer à encourager l’accès à l’emploi, au risque de renforcer la dépendance de ces femmes, y compris par rapport à des conjoints violents ?

Ce livre a surtout le mérite de mettre en garde contre des liens dangereux entre féminisme et nationalisme, et de pousser à la réflexion sur d’éventuelles alternatives.

Sara R. Farris : « Au nom des Femmes. Fémonationalisme. Les instrumentalisations racistes du féminisme »
traduit de l’anglais par July Robert, Editions Syllepse.
https://www.syllepse.net/au-nom-des-femmes-_r_62_i_871.html

https://www.rtbf.be/article/au-nom-des-femmes-comprendre-les-instrumentalisations-racistes-du-feminisme-10898589

Irène Kaufer

Née en Pologne, Irène Kaufer est arrivée en Belgique avec l’Exposition Universelle de 1958. Militante féministe et syndicale, elle a participé dans les années 1970 à l’aventure de l’hebdomadaire POUR, auquel elle a consacré un premier roman sous forme de polar (Fausses pistes, Luc Pire, 1995). Après de longues années dans une grande entreprise de commerce culturel, elle a terminé sa carrière à l’asbl Garance, association de prévention des violences basées sur le genre. Elle est membre de la rédaction de la revue Politique et collabore régulièrement au magazine Axelle, ainsi qu’occasionnellement à d’autres publications. En 2005, elle a publié un livre d’entretiens avec la philosophe Françoise Collin, "Parcours féministe" (chez Labor, réédition chez iXe en 2014).

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