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Attention, philosophie de guerre

(Première partie)

Les forces armées américaines disposent de plus de 6 000 drones qui se déploient partout dans le monde, y compris dans des pays qui ne sont pas en guerre. Mais cette « dronisation » d’une part grandissante des forces armées ne constitue pas seulement un bouleversement technologique.

25 avril 2013 | Mediapart.fr |

Cet « objet violent non identifié » affecte en effet des notions aussi élémentaires que « celles de zone ou de lieu (catégories géographiques et ontologiques), de vertu ou de bravoure (catégories éthiques), de guerre ou de conflit (catégories à la fois stratégiques et juridico-politiques) », explique Grégoire Chamayou dans son dernier livre.

La dronisation de la guerre porte en elle une mutation de la manière de tuer, et des justifications pour le faire, qui ne fait pas seulement trembler le droit international. En permettant à la guerre, d’asymétrique qu’elle pouvait être, de se faire unilatérale et en brouillant la distinction entre combattants et non-combattants, le développement des drones cèle des conséquences vertigineuses, à la fois éthiques, juridiques et anthropologiques. « Plutôt que de se demander si la fin justifie les moyens », le philosophe doit donc se demander « ce que le choix de ces moyens, par lui-même, tend à imposer. »

Pour comprendre les implications de ce processus, le philosophe doit, d’abord, « se faire d’une certaine manière technicien ». Grégoire Chamayou étudie donc notamment comment « pendant que l’engin patrouille, les opérateurs, au sol, font les trois-huit face à l’écran », ce qui serait impossible pour un pilote d’avion. « La délocalisation des équipages hors de leur cockpit a permis une profonde réorganisation du travail, et c’est en réalité cela, au-delà des prouesses technologiques de la machine, qui assure, par effet de démultiplication socialisée des pupilles humaines la “veille géospatiale constante” du regard institutionnel. »

Toutefois, en dépit des bouleversements militaires et politiques qu’il catalyse, le drone est loin d’être la perfection technique que ses promoteurs présentent. Il ne permet pas de voir avec une précision suffisante les formes qu’il vise pour éviter de tuer des femmes ou des enfants désarmés, comme plusieurs bavures l’ont déjà montré. Le drone Predator, par exemple, possède une kill zone de 15 mètres, ce qui signifie que tous ceux qui se trouvent dans un rayon de 15 mètres autour du point d’impact, même s’ils ne sont pas la cible désignée, mourront avec elle. En comparaison, le rayon létal d’une grenade est de 3 mètres.

« On se demande dans quel monde de fiction tuer un individu avec un missile antichar qui annihile tout être vivant se trouvant dans un rayon de 15 mètres et blesse tous les autres dans un rayon de 20 peut être réputé “plus précis” », interroge Grégoire Chamayou. Le drone est aussi soumis aux effets de data overload, cette surcharge de données qui finit par les rendre difficilement exploitables, puisque, par exemple, durant la seule année 2009, les drones américains ont engendré l’équivalent de 24 années d’enregistrements vidéo…

En décryptant les soubassements techniques du fonctionnement de ces machines volantes, la Théorie des drones en dévoile les implications politiques. Grégoire Chamayou s’intéresse en particulier au principe de « schématisation des formes de vie » qui se trouve au cœur de leur fonctionnement. En effet, outre les frappes de personnalités inscrites sur une kill list approuvée en personne, et oralement, par le président des États-Unis, la majorité des cas où les drones opèrent sont constitués par des « frappes de signatures » : « Signatures pris ici au sens de traces, d’indices ou de caractéristiques définitionnelles. Celles-ci sont dirigées sur des individus dont l’identité demeure inconnue, mais dont le comportement laisse supposer, signale ou signe une appartenance à une “organisation terroriste”. »

Mais, souligne Grégoire Chamayou, « on frappe alors en ce cas sans connaître précisément l’identité des individus ciblés, sur cette seule base que leurs agissements, vus du ciel, dérogent à des normes et des habitudes que les États-Unis associent à un comportement suspect ». Et ce bien que les formes demeurent imprécises et que l’on cible plutôt des téléphones que des noms, « alors même qu’un nombre croissant de numéros de téléphone de civils non combattants se met à apparaître sur la carte du réseau des insurgés ».

Pour le philosophe, « tout le problème – problème épistémologique, problème politique – réside dans cette capacité revendiquée de convertir adéquatement une image construite par compilation d’indices probables en statut de cible légitime ». Une frappe américaine décima ainsi, le 17 mars 2011, au Pakistan, un groupe d’hommes dont le regroupement « correspondait à la matrice prédéfinie pour un soupçon de comportement terroriste », alors qu’il s’agissait d’une assemblée traditionnelle, une jirga, convoquée pour résoudre un différend dans la communauté locale.

À l’heure où le drone est devenu l’un des emblèmes de la présidence Obama, « l’instrument de sa doctrine antiterroriste officieuse », consistant à « tuer plutôt que capturer », en prétendant remplacer la « torture et Guantanamo » par « l’assassinat ciblé et le drone Predator », cette arme prolonge et radicalise les procédés déjà existants de guerre à distance. « Mais par là, c’est la notion même de “guerre” qui entre en crise. (…) Si la “guerre des drones” n’est plus exactement la guerre, à quel “état de violence” correspond-elle ? » interroge Grégoire Chamayou.

La Théorie du drone qu’il propose alors est une philosophie de guerre, à la fois parce qu’elle pense les mutations de la violence armée et parce qu’elle se veut une philosophie de combat. « Mon propos est ouvertement polémique, écrit-il. Au-delà de ses éventuels apports analytiques, l’objectif de ce livre est de fournir, à celles et à ceux qui voudront s’opposer à la politique dont le drone est l’instrument, des outils discursifs pour le faire. »

Élaborés pendant la guerre du Viêtnam, puis délaissés à la fin des années 1970, les drones ont poursuivi leur développement en Israël, avant de faire retour vers les États-Unis. Jusqu’au début des années 2000, ils n’étaient que des engins de renseignement, surveillance et reconnaissance. La métamorphose s’est opérée entre la guerre au Kosovo et celle d’Afghanistan. Au Kosovo, le désormais fameux Predator, mis au point par la firme General Atomics, se bornait à filmer et à illuminer des cibles au laser, afin de les désigner aux frappes des avions F16.

C’est à partir du moment où la caméra se dote d’un missile que le drone permet, selon les termes d’un officier de l’Air Force cité par Grégoire Chamayou, de « projeter du pouvoir sans projeter de vulnérabilité ». Mais, alors, « contrairement à la définition classique de Clausewitz, cette guerre n’est plus pensée, en sa structure fondamentale, comme un duel. Le paradigme n’est pas celui de deux lutteurs qui se feraient face, mais autre chose : un chasseur qui s’avance et une proie qui fuit ou qui se cache ».

Cette mutation des lois de la guerre par le choix des armes transforme le monde entier en terrain de chasse, parce que les impératifs de la traque permettent une globalisation du rayon de la violence armée. « Ce qui se dessine, c’est un pouvoir invasif se fondant moins sur une notion de droit de conquête que de droit de poursuite. »

Grégoire Chamayou rappelle que la Common Law anglaise autorisait autrefois, dans les campagnes, à « mener la chasse aux bêtes de proie nuisible, tels les renards et les putois, jusque sur la propriété d’autrui ; parce que détruire de telles créatures était réputé d’intérêt public ». Et il estime que « c’est ce genre de droit que voudraient aujourd’hui s’arroger les États-Unis, pour des proies humaines, à l’échelle du monde ».

Une technique miroir et jumelle du kamikaze

L’usage intensif des drones bouleverse donc en profondeur le droit des conflits armés, qui interdit de cibler directement des civils, sauf en cas de menace imminente ou de participation directe aux hostilités. « Mais ces deux critères de participation directe aux hostilités et de menace imminente, l’usage exclusif du drone les rend absolument inopérants : participation directe à quelles hostilités, s’il n’y a plus de combats ? Menace imminente contre qui, s’il n’y a plus aucune troupe au sol ? En privant l’ennemi de toute possibilité de participation directe à des hostilités devenues introuvables, on se prive aussi du plus sûr moyen de le reconnaître. Le paradoxe est que le drone, dont on vante les grandes capacités à mieux faire la différence entre combattants et non-combattants, abolit en pratique ce qui forme la condition même de cette différenciation, à savoir le combat », explique le philosophe.

« Le statut de combattant tend à glisser vers un statut indirect, susceptible par dilution de recouvrir toute forme d’appartenance, de collaboration ou de sympathie présumée avec une organisation militante, et ceci que ce soit ou non avec sa branche armée. C’est le passage insidieux de la catégorie de “combattants” à celle de “militants présumés”. »

C’est aussi en analysant la technologie du drone que Grégoire Chamayou mesure la panique et la haine qu’il suscite parmi les populations qui vivent sous un ciel parcouru par le bourdonnement incessant de ces engins. Pour le philosophe, le drone se révèle une technique à la fois miroir et jumelle du kamikaze.

En effet, « alors que le kamikaze implique la fusion complète du corps du combattant avec son arme, le drone assure leur séparation radicale ». Les kamikazes sont donc « les hommes de la mort certaine », tandis que « les pilotes de drone sont les hommes de la mort impossible ».

Et alors que certains suggèrent que « l’horreur suscitée par les attentats-suicides dans les sociétés occidentales repose sur ceci que l’auteur de l’attentat, par son geste, interdit a priori tout mécanisme de justice rétributive : en mourant avec sa victime, en coagulant en un seul acte crime et châtiment, il rend la punition impossible et désactive ainsi le ressort fondamental d’une justice pensée sur le mode pénal », Grégoire Chamayou estime que « l’horreur que suscite l’idée d’une mort administrée par des engins sans pilote tient sans doute à quelque chose de similaire ».

Le drone constitue également une technologie qui perturbe le régime de mise à mort. La situation de tuer à distance n’est sans doute pas la même que celle de tuer de près, puisque, lorsqu’on regarde un adversaire dans les yeux, « en sachant s’il est jeune ou vieux, apeuré ou en colère », il devient difficile de nier que l’individu qui va être tué est un semblable, ce qui semble plus aisé dans un bombardement aérien ou une explosion atomique par exemple.

Selon « le critère de la portée de l’arme, de la distance physique », le drone figure au pôle de la plus grande distance. Mais, dans le même temps, les caméras permettent à l’opérateur de voir la cible comme s’il se tenait à proximité. « Cette combinaison originale de distance physique et de proximité oculaire fait mentir la loi classique de la distance : la grande portée ne rend plus ici la violence plus abstraite ou plus impersonnelle », juge donc Grégoire Chamayou, même si l’écran ne montre pas de sang versé ou de chair en lambeaux.

Ce rapport inédit au geste de tuer a, pour Grégoire Chamayou, des implications sur la pratique, voire la décision, de la mise à mort. Il serait en effet « bien possible qu’il soit plus facile de faire du mal à une personne lorsque celle-ci est incapable d’observer nos actions que quand elle peut voir ce que nous faisons ». Selon lui, le drone « en montre juste assez pour pouvoir viser, trop peu pour vraiment voir, et surtout, il assure à l’opérateur de ne jamais voir l’autre en train de le voir faire ce qu’il fait ».

Ce qui intéresse Grégoire Chamayou, dans cette façon à la fois lointaine et proche de donner la mort, n’est toutefois pas, en priorité, de comprendre comment quelqu’un, qui peut tuer l’après-midi et emmener ses enfants au match de baseball le soir, vit l’absence de transition entre la guerre et la paix, alors que « les hommes en guerre ont besoin de se forger un monde moral spécial, où tuer est, à la différence du monde civil, une vertu et non un interdit ». Ce qu’il veut comprendre, au premier chef, sont les multiples conséquences stratégiques, juridiques, éthiques et politiques d’une manière de tuer qui supprime le combat.

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