Tiré de Entre les lignes et les mots
Municipi Sociali Bologna : Pourriez-vous revenir sur les raisons pour lesquelles vous avez écrit un manifeste pour le droit à la résistance en réponse aux féministes occidentales il y a deux ans ? Pourquoi la résistance a-t-elle été importante dès le premier jour et que signifie résister après deux ans de guerre ?
Yarina, Atelier féministe : Nous avons rédigé ce manifeste dans l’intention d’inciter les féministes occidentales à réexaminer leurs privilèges, à comprendre leur manque d’expérience et de connaissances en matière de libération coloniale, de conflits militaires et d’angles morts historiques, en particulier en Europe de l’Est. Lorsque les féministes occidentales rédigent leurs propres manifestes, il semble qu’elles récusent souvent notre droit, en tant que personnes opprimées, de parler en notre nom, d’évoquer nos expériences et de nier notre droit à l’autodéfense et à l’autodétermination. Pour nous, la résistance est une question de capacité d’action, d’expression et d’autodétermination. De nombreuses personnes, en particulier au sein de la gauche occidentale, discutent fréquemment du militarisme en Ukraine. Cependant, je tiens à souligner que lorsque des vies ukrainiennes sont réellement en danger, les déclarations antimilitaristes peuvent refléter un certain privilège de ne pas voir la guerre avoir un impact direct sur leur pays. Nous rencontrons souvent ces déclarations de la part de celles et ceux qui n’ont pas l’expérience de l’oppression impériale.
En ce qui concerne l’évolution de notre résistance au cours des deux dernières années face aux attaques russes, la situation reste désastreuse. Nous nous efforçons actuellement de nous aligner sur les politiques de l’UE car nous percevons que des alternatives limitées. La dynamique a changé depuis le début du conflit, lorsque la droite et la gauche étaient plus unies. Aujourd’hui, nous sommes divisés par des opinions et des politiques différentes. Notre approche est multitâche : d’une part, nous soutenons l’autodéfense ukrainienne et, d’autre part, nous critiquons notre gouvernement pour contrer certaines de ses politiques illibérales. Les défis se sont intensifiés à mesure que nous menions de front notre vie quotidienne et la nécessité de survivre aux attaques russes. L’équilibre entre le travail et la stabilité personnelle est devenu plus difficile, aggravé par l’épuisement collectif et la déception à l’égard de notre gouvernement. Malgré ces difficultés, nous continuons à nous battre, en gérant simultanément les différents aspects de notre lutte.
Atelier féministe d’Alla : J’ai le sentiment que les Ukrainien·nes, dont je fais partie, sont confronté·es à des changements significatifs depuis le début du conflit jusqu’à aujourd’hui. Le changement le plus notable est une perte profonde subie par la plupart d’entre nous en raison de la guerre en cours. Un récent message viral en Ukraine a révélé que 78% des Ukrainien·nes ont perdu un proche, qu’il s’agisse d’un ami, d’un membre de la famille ou d’un partenaire. Yarina exprime bien ce sentiment, en décrivant le défi que représente la gestion simultanée des exigences de la vie quotidienne, de la recherche d’un emploi et de la lutte intérieure au sein de notre pays, où le combat n’est pas en pause, mais permanent. Nous nous protégeons des missiles tout en essayant d’affirmer notre droit à la vie. Le manifeste féministe occidental, dans sa version initiale, m’a semblé problématique. Il dépeignait l’Ukraine comme presque inexistante, réduite à un simple territoire et à un peuple à défendre. Ce qui ressortait, c’était le manque d’intérêt pour la compréhension des pensées et des besoins des Ukrainien·nes qui souffrent et résistent. Le manifeste semblait parler depuis une position condescendante et privilégiée, dictant ce qui devrait être fait pour nous, sans chercher à obtenir notre contribution ou à reconnaître notre rôle. Il est surprenant de voir la gauche occidentale, censée défendre les droits des opprimés, adopter une telle position. La réponse des féministes ukrainiennes, qui mènent depuis longtemps diverses luttes dans le pays, est naturelle : elles affirment leur existence et partagent la réalité de leurs expériences. La frustration réside dans le fait d’être réduites au silence et à l’état d’objet. Il est décourageant de voir la gauche occidentale, alliée supposée dans la lutte contre l’autoritarisme et l’oppression, ignorer les voix et l’action des Ukrainien·nes. Compte tenu de la situation actuelle, outre les défis tangibles auxquels l’Ukraine est confrontée, la perception de la situation du pays par les citoyens suscite une frustration croissante. Certain·es expriment leur lassitude face au conflit en cours et souhaitent des solutions rapides. Il est surprenant de constater que ceux et celles qui ne sont pas directement touché·es ou engagé·es dans la lutte expriment leur lassitude. Ces sentiments soulèvent des questions sur le niveau de compréhension et d’empathie de qui observe la situation à distance.
Yarina, Atelier féministe : Il est essentiel de souligner que la résistance à une attaque armée par un pays impérial implique inévitablement une résistance armée. Cette vérité fondamentale est un point clé abordé dans le premier manifeste féministe en réponse au manifeste des féministes occidentales. L’appel à la paix et le rejet de la fourniture d’armes à l’Ukraine, tels que mentionnés dans certains récits occidentaux, ne sont pas des options viables pour nous. L’acquisition d’armes n’est pas une question de choix, c’est une nécessité. Se plier à certaines exigences signifierait faire partie de la Russie, un compromis impensable. Même si nous nous engagions dans des négociations avec la Russie, en acceptant de renoncer aux territoires occupés et aux populations qui y souffrent, cela ne mettrait pas fin au conflit. Sa raison profonde réside dans la nécessité pour la Russie de se démilitariser et de se décoloniser. Toute résolution doit s’attaquer à ce problème plus profond, faute de quoi nous risquons d’être confronté·es à une nouvelle invasion de grande ampleur à l’avenir. Les ambitions impériales de la Russie sont profondément enracinées, et le simple fait de mettre un terme à l’invasion actuelle par le biais de négociations ne résout pas le problème de fond. Il s’agit d’une situation complexe qui nécessite une stratégie globale et à long terme pour garantir une paix et une stabilité durables dans la région.
Bread&Roses Bari : Deux ans après l’invasion, comment concevez-vous la « paix » tout en reconnaissant les droits à la résistance et à l’autodéfense, ainsi que l’idée occidentale de la solidarité ? De plus, en agissant dans le paysage complexe de l’après-invasion, comment proposez-vous de réconcilier l’opposition à l’invasion avec l’impératif de forger des alternatives au cadre néolibéral promu par le gouvernement ukrainien ?
Alla, Atelier féministe : Je voudrais commencer par le concept de paix, qui, selon moi, n’est pas simplement l’absence de guerre ou une action militaire impliquant des armes et des armées sur un territoire. En simplifiant l’idée, la paix signifie qu’il n’y a pas d’armée, pas d’actions militaires, mais le problème central des actions militaires réside dans le meurtre de civils et de soldats, qui sont essentiellement des civils. Cela conduit à la souffrance et à l’oppression des populations qui favorisent l’inégalité. L’idée est que sans armes et sans armées, la paix peut régner. Toutefois, si l’on examine la situation en Ukraine, une question se pose : si la guerre s’arrêtait et que les Ukrainien·nes cessaient de résister, qu’adviendrait-il de l’Ukraine et de ses jeunes ? Les exemples de 2014 à aujourd’hui dans les territoires occupés, aujourd’hui appelés républiques méridionales de l’est de l’Ukraine, en révèlent les conséquences. Avant l’invasion massive, la vie dans ces régions semblait relativement paisible. Cependant, des rapports faisaient état d’une augmentation significative des inégalités. Les gens perdaient leur emploi, l’accès aux droits fondamentaux tels que les soins médicaux, et même pendant la pandémie de COVID, ces territoires ont été isolés, empêchant l’accès aux vaccins et à l’aide médicale. En l’absence d’actions militaires, les gens pouvaient mourir de la pauvreté et de la montée en puissance de divers groupes militaires ou milices non légales au sein de ces républiques. Etait-ce la paix ? Peut-être, mais ce n’est pas le genre de paix qui respecte les droits humains fondamentaux et apporte une vie normale à ceux qui vivent dans ces républiques.
Les actions de l’armée russe dans les territoires occupés après l’invasion en donnent une image sinistre, avec des rapports faisant état de viols utilisés comme armes, de chambres de torture créées et de la persécution violente des personnes. Ceux et celles qui parviennent à s’échapper ou à entrer en contact avec le monde extérieur racontent qu’ils et elles n’avaient qu’un accès limité à la nourriture et à l’aide médicale, avaient constamment peur et ne pouvaient pas s’exprimer librement. Au-delà des besoins humains fondamentaux, les populations sous occupation se voient refuser le droit d’être Ukrainien·nes ou sont persécutées pour leur appartenance à la communauté LGBTQ+. Le concept de paix, tel qu’il est perçu en Occident, a été déconstruit selon moi. Il ne s’agit plus seulement ici de l’absence de guerre ou d’armée, mais peut-être des idées destructrices qui causent de la douleur et de la souffrance. Je me demande ce que signifie la paix aujourd’hui et s’il n’est pas temps de redéfinir le concept, en considérant non seulement l’absence de guerre mais aussi mettre en cause la présence d’idées qui détruisent l’humanité sur un territoire. En réfléchissant à l’Europe, où la paix existe malgré certaines limites, on peut encore y trouver la démocratie et une sécurité relative.
Toutefois, dans un scénario où l’Ukraine vivrait en paix avec la Russie, le sens de la paix serait fondamentalement différent Si vous nouez des relations avec des enfants dans les territoires occupés, vous verrez que leurs récits brossent un tableau sombre. Ils décrivent une existence qui ne peut être qualifiée d’enfance ou de quiétude. Il est troublant d’entendre des enfants exprimer leur désir de voir l’armée ukrainienne les libérer, car pour eux, cela représente l’espoir d’une vie normale. Cela contredit les notions antérieures de la paix, nous incitant à reconsidérer ce qu’elle signifie vraiment et comment elle protège et préserve le bien-être humain.
Yarina, Atelier féministe : Je suis tout à fait d’accord avec ce concept de paix et les complexités auxquelles l’Ukraine est confrontée, en particulier lorsqu’il s’agit de discussions sur le gouvernement et les politiques libérales. Il est en effet surréaliste de s’engager dans des conversations théoriques sur les structures gouvernementales alors que la réalité immédiate implique l’incertitude du lendemain et de la guerre en cours. Les préoccupations soulevées par la gauche occidentale au sujet de certaines politiques semblent éloignées des luttes quotidiennes et du besoin urgent de soutien alors que nous sommes au milieu de crimes de guerre et sous des attaques de missiles. Malgré les difficultés, il est important de souligner que les Ukrainien·nes, en tant que militant·es et individus ayant des convictions profondes, n’ont pas abandonné leurs idées et leur travail. Les difficultés accrues rencontrées dans la gestion de ces questions ne diminuent en rien leur attachement aux principes qu’elles et ils défendent. Il est essentiel de reconnaître que le soutien étranger à l’Ukraine n’équivaut pas à un soutien au gouvernement ukrainien. La racine du conflit, comme le souligne la rhétorique de Poutine, est centrée sur la négation du droit de l’Ukraine à exister en tant que nation indépendante. En ce qui concerne le gouvernement ukrainien, il est admis que tous les Ukrainien·nes n’en sont pas satisfaits. Certaines lois, comme dans le domaine du droit du travail, suscitent des inquiétudes et des efforts sont déployés pour résister et s’opposer sur ces questions. La société civile ukrainienne est solide et, malgré d’éventuelles divergences avec le gouvernement, le soutien des pays étrangers est considéré comme nécessaire compte tenu des circonstances. Le scénario de l’après-guerre suscite des inquiétudes quant à la dette ukrainienne et aux conséquences potentielles qui y sont liées, y compris en raison des politiques libérales. Malgré les défis, il y a un effort collectif pour faire ce qui peut être fait, en particulier par ceux qui n’ont pas rejoint l’armée. L’engagement permanent à travailler avec la société civile et à aborder les questions sociales, même au-delà du conflit immédiat, reflète une détermination à façonner un meilleur avenir pour l’Ukraine. En substance, la complexité de la situation exige de faire des choix difficiles, et même si cela peut devenir encore plus difficile après la guerre, la détermination à agir dans ces complexités et à plaider pour un avenir meilleur reste forte parmi les Ukrainien·nes.
B&R Bari : Pourriez-vous nous parler de l’influence des pratiques transféministes dans ce contexte et de leurs effets potentiels sur la formation de l’opinion publique ?
Alla, Atelier féministe : Il semble que les pratiques féministes et le mouvement féministe gagnent du terrain en Ukraine, et qu’ils deviennent potentiellement plus influents. L’invasion a suscité un intérêt accru pour les contextes locaux et les divers mouvements sociaux, les gens se montrant de plus en plus curieux de ce qui se passe dans le pays. Auparavant, les femmes ukrainiennes avaient tendance à se tourner vers l’Occident ou le féminisme russe, et les féministes russes étaient des figures d’inspiration pour de nombreuses Ukrainiennes. L’invasion semble avoir ramené l’attention sur le contexte national, les féministes ukrainiennes devenant des figures d’influence, attirant même l’attention des médias et des personnes influentes. Ce nouvel intérêt dépasse les affiliations politiques et touche aussi bien les libéraux que les conservateurs. Même au sein des féministes, on observe un regain d’intérêt pour le féminisme en général, car de plus en plus de femmes reconnaissent la pertinence des discussions féministes pour faire face à leurs responsabilités croissantes, à leur vulnérabilité et à leurs exigences dans les circonstances actuelles. Les exigences accrues qui pèsent sur les femmes, notamment leur rôle dans la gestion des ménages, la garde des enfants et le travail bénévole, ont conduit à une sensibilisation accrue aux droits et aux besoins des femmes. Le féminisme intersectionnel pratiqué en Ukraine reconnaît que les différentes expériences sont importantes et doivent être prises en compte dans le cadre d’une discussion plus large. Cette approche aide les femmes à s’orienter dans leurs nouveaux rôles et à communiquer leurs expériences de manière plus efficace. Dans le domaine de la communication internationale, la théorie féministe s’est avérée essentielle pour expliquer les différentes difficultés auxquelles sont confrontées les Ukrainiennes. Elle fournit un cadre permettant d’articuler des expériences qui auraient pu être négligées ou passées sous silence. En établissant des parallèles avec des luttes historiques, telles que les dynamiques genrées au sein du mouvement féministe, les Ukrainiennes peuvent mettre en lumière leur oppression unique et attirer l’attention sur leurs voix qui ont été historiquement marginalisées. Dans l’ensemble, il semble que les féministes ukrainiennes tirent parti de la théorie féministe non seulement pour agir à partir de leurs propres expériences, mais aussi pour communiquer efficacement ces expériences à la communauté internationale au sens large. Ce cadre théorique devient un outil puissant pour aborder l’oppression coloniale profondément ancrée qui persiste depuis des siècles et pour trouver une résonance auprès d’autres personnes qui ne connaissent peut-être pas les subtilités de leur lutte.
Yarina, Atelier féministe : L’accent que vous mettez sur la nécessité de rendre le mouvement féministe plus inclusif et de donner la parole aux personnes les plus opprimées, telles que les femmes pauvres, est crucial. Reconnaître que l’objectif n’est pas seulement de faire progresser les droits et le pouvoir d’un groupe spécifique, mais de répondre aux divers besoins et défis auxquels sont confrontées toutes les femmes, est un aspect essentiel de la construction d’un mouvement véritablement équitable et inclusif. Reconnaître les conséquences potentielles de la période d’après-guerre et trouver un équilibre délicat entre la défense des droits humains et la prise en compte des craintes de réactions négatives est une approche judicieuse. Il est essentiel de rester vigilantes et réalistes face aux défis à venir, sans pour autant porter des « lunettes roses ». Avoir conscience des menaces potentielles qui pèsent sur les mouvements féministes en période de militarisation accrue et de potentielles conceptions contre les droits fait preuve d’un état d’esprit pragmatique et stratégique. Bien que l’on puisse observer des changements positifs dans l’opinion publique, notamment en ce qui concerne le soutien aux droits des LGBTQI, il est essentiel de ne pas supposer que ces tendances se maintiendront indéfiniment. Si l’on constate une augmentation sensible du soutien aux personnes LGBTQI, comme l’acceptation des mariages entre personnes de même sexe et des droits d’adoption, il ne faut pas croire que cette tendance est irréversible. Nous avons constaté des changements dans les attitudes de la société et notre vigilance est essentielle.
Nous devons nous préparer à d’éventuels revers, comme les tentatives de restriction des droits reproductifs, qui deviennent évidentes à l’échelle mondiale, en particulier en période de conflit. Votre connaissance des tendances mondiales et européennes, en particulier en temps de guerre, permet de mieux comprendre la nature dynamique des mouvements de défense des droits humains. Nous donnons la priorité à l’amplification des voix des personnes les plus opprimées, et faisons face aux défis potentiels découlant des contextes d’après-guerre. Nous restons vigilantes en ce qui concerne les droits des LGBTQI. Notre objectif est de favoriser un changement durable tout en reconnaissant les incertitudes qui persistent dans la recherche de l’égalité.
Municipi Sociali Bologna : En ce qui concerne la Russie, les contacts avec les activistes russes se sont-ils multipliés ou sont-ils restés au point mort ? Considérez-vous que les élections en Russie sont liées à l’offensive et aux attaques qui ont lieu en ce moment même ?
Yarina, Atelier féministe : J’ai eu des contacts avec différentes féministes russes, ainsi qu’avec certaines d’entre elles qui ont quitté la Russie. Elles font un excellent travail en soutenant l’Ukraine ou en parlant par exemple d’envoyer des armes à l’Ukraine. Mais en même temps, de nombreuses féministes russes engagées dans la résistance contre la guerre reproduisent souvent les préjugés impériaux. Dans ce cas également, il y a un problème concernant les observateurs occidentaux : tout le monde s’enthousiasme pour l’opposition russe, mais les mêmes se taisent sur la résistance ukrainienne. Je pense que c’est parce qu’il est commode de soutenir la résistance russe, parce que les Russes se dressent contre leur gouvernement et qu’elles et ils n’ont pas d’armes. Littéralement, tout ce qui concerne cette opposition convient à la gauche occidentale. En revanche, la résistance ukrainienne et les Ukrainien·nes sont souvent présenté·es comme des victimes, des nationalistes ou un pays militariste, ce qui n’est pas très commode pour la gauche occidentale. Pour moi, c’est terrible, car il y a de grandes différences entre l’opposition russe et la résistance ukrainienne. Ce ne sont pas les Russes qui sont attaqués par un gouvernement impérial et ce n’est pas la Russie qui se bat pour l’autodétermination. Ainsi, même si je pense que l’opposition russe fait un excellent travail, je suis préoccupée par la façon dont elle est discutée dans les dialogues internationaux et les plates-formes internationales.
En ce qui concerne les élections russes, il est temps de comprendre qu’on ne peut pas détruire le régime par des élections, parce qu’il n’y a pas d’élections en Russie. Beaucoup de gens qui font partie de l’opposition russe s’opposent en fait à Poutine et certain·es s’opposent peut-être même au régime, mais ne s’opposent pas toujours à son impérialisme. Par conséquent, je ne pense pas qu’il soit possible de gagner quoique ce soit avec cette élection, mais même si un·e membre de l’opposition gagne cette élection, je n’ai aucun espoir que nous récupérions notre territoire, ou du moins pas tous les territoires occupés. Encore une fois, je ne sais pas ce que les Russes devraient faire ou ce que la résistance anti-guerre russe devrait faire dans ce cas. Je n’ai pas de réponse à cette question et, pour l’instant, je n’ai pas d’espoir concernant les élections.
Alla, Atelier féministe : Je suis d’accord avec Yarina pour dire que les élections russes, pendant de nombreuses années, n’ont été qu’un grand spectacle pour le monde et pour les Russes eux-mêmes. Pour moi, il est surprenant de voir qu’il y a encore des gens en Russie qui croient aux élections ou qui essaient d’y croire, ou qui sont si naïfs qu’ils ou elles disent, en citant l’un des opposants qui a essayé de participer, « ces élections ne marcheront pas et Poutine gagnera, mais peut-être que nous pourrions montrer que nous sommes contre ». Il s’est passé trop de choses au cours de ces dix années, et en particulier au cours de ces deux années d’invasion à grande échelle, pour croire que la personne qui a donné l’ordre d’envahir l’Ukraine, de détruire des villes et de commettre tous ces crimes que nous avons vus, dirait maintenant « Je vous entends, alors je quitte mon poste » ; c’est très naïf, mais c’est peut-être aussi utile pour eux d’être aussi naïfs, parce que si vous êtes aussi naïfs, vous n’avez pas besoin d’agir comme si quelque chose devait être changé en Russie. Pour les habitant·es de villes privilégiées comme Moscou et Saint-Pétersbourg, où les sources [d’information] sont nombreuses, par exemple, l’idée qu’il faille changer quelque chose de l’intérieur est probablement effrayant et désagréable, et il est donc plus facile pour eux de jouer à ce jeu. Par ailleurs, j’ai vérifié qui était dans l’opposition lors de ces élections et aucun d’entre eux ne s’oppose réellement aux idées de la Russie impériale. Aucun dirigeants de l’opposition ne mènent pas une opposition idéologique. Ce sont les mêmes qui avaient des désirs impériaux et une mentalité impériale, même si ils et elles sont contre Poutine. Ils et elles ne veulent pas la guerre, mais c’est parce que la guerre rend la Russie pauvre et que les gens en Russie meurent : c’est pourquoi ils et elles considèrent la guerre comme mauvaise, non parce que l’Ukraine est envahie, non parce que l’Ukraine est occupée et non parce que la Russie est un immense empire qui apporte la destruction non seulement à l’Ukraine, mais à tous les autres pays qui font partie de l’empire russe. Shulman, Duntsova ou Nadezhdin, par exemple, sont des personnes qui ont accepté l’annexion, qui ont accepté l’occupation des régions du Donbass en 2014. Cette « opposition » n’apporte aucune aide à l’Ukraine et, de toute façon, le seul moyen pour elle d’avoir du pouvoir est la victoire militaire de l’Ukraine et la défaite de l’armée russe.
En ce qui concerne les militantes féministes, les relations n’ont jamais été absentes. Il y a des militantes ukrainiennes qui sont toujours en contact avec des collègues russes et pour qui il est normal de continuer à développer ces contacts. Il y a deux aspects à cela, l’un plus politique et l’autre plus personnel. Sur le plan politique, nous pouvons avoir une vision féministe à ce sujet : il semble qu’au lieu de donner la parole aux femmes qui souffrent, la voix est donnée aux hommes qui racontent comment le patriarcat n’est pas non plus un paradis pour eux. On ne donne pas le micro et l’attention à celles qui souffrent et qui sont l’objet direct de l’oppression. La voix est plutôt donnée aux oppresseurs qui expliquent ce qui ne va pas et ce que les autres devraient modifier leur point de vue. Il serait bon que les féministes russes accordent de l’espace aux féministes ukrainiennes, qu’elles promeuvent la lutte ukrainienne. Aujourd’hui, il semble que les féministes russes promeuvent les problèmes russes et se tournent vers la guerre ukrainienne simplement parce qu’elle fait également partie de leur libération. Pour avoir une Russie libre, le régime russe doit être détruit et c’est l’armée ukrainienne qui s’en charge. Pour l’instant, du moins de mon côté, je ne vois pas beaucoup de remises en question de leurs propres récits impériaux au sein de leurs propres mouvements. Les minorités ethniques de Russie sont également très critiques à l’égard de cette importante tendance, parce qu’elle est très centralisée sur les activistes de Moscou, mais la Russie n’est pas seulement faite de grandes villes, il y a beaucoup d’activistes féministes parmi les minorités ethniques en Russie qui n’ont pas droit à la parole et dont les voix sont couvertes par des Russes plus influents et plus puissants.
Je pense également que le mouvement féministe russe veut répondre aux attentes de la gauche occidentale, en se présentant comme plus faciles à suivre. Il y a beaucoup de belles histoires qu’ils essaient de présenter, par exemple « les femmes russes contre la mobilisation » qui sont beaucoup publiées maintenant ; en tant qu’Ukrainienne, sa signification me pose une grande question. Le narratif est que les femmes russes qui participent à ces manifestations s’opposent à ce que leurs hommes soient en première ligne parce que ce sont leurs maris, leurs frères et leurs fils. Cependant, si vous regardez les bannières russes, elles disent « nous avons besoin de démobilisation », ce qui signifie que leurs hommes devraient revenir, tandis que d’autres doivent aller en Ukraine, et non pas que « les troupes russes quittent l’Ukraine ». D’un point de vue personnel, il arrive souvent que nous nous sentions traitées avec condescendance lorsque nous parlons avec des activistes. Certain·es activistes Ukrainien·nes font un travail remarquable en apportant une aide mutuelle aux deux parties, mais dans ces cas précis, il reste encore beaucoup à faire pour améliorer la communication.
Municipi Sociali Bologna : Avez-vous peur de la nouvelle offensive de la Russie ? Pensez-vous que ce qui se passe ouvre une nouvelle phase de cette guerre ?
Yarina, Atelier féministe La peur de l’avancée russe est quelque chose qui a toujours existé et qui existe toujours, parce que nous ne savons pas comment l’avancée progresse et nous ne pouvons pas prédire comment elle progressera, donc il y a toujours cette peur, même si nous nous y habituons. Nous connaissons toujours ces moments où nous commençons à avoir très peur et où la peur grandit. C’est ce qui se passe, et c’est arrivé à de nombreuses reprises au cours de ces deux années, c’est comme une escalade de la peur dans la société, puis l’escalade retombe. C’est quelque chose que nous avons toujours à l’esprit.
Alla, Atelier féministe : Il y a une grande peur parce qu’ils avancent. Ce que nous entendons ces jours-ci, c’est qu’il y a une grande bataille à Avdiivka, que la ville est en train de devenir une deuxième Bakhmut, que sur cette ligne de front, de nombreux soldat·es Ukrainien·nes meurent et qu’en ce moment même, la ville est prise d’assaut. La crainte est de savoir jusqu’où ils iront.
Il existe également une autre forme de crainte, celle d’un gel de la guerre. Dans ce cas, cela ne signifie pas que la Russie n’attaquerait plus. Elle n’attaquerait probablement pas pendant un ou deux ans, parce qu’elle a besoin de ressources pour faire la guerre, mais nous devrions nous préparer à une autre série d’attaques. De plus en plus de mes ami·es qui ne sont pas encore en uniforme voient la nécessité de s’engager dans l’armée. Les Russes recrutent énormément de gens, tant dans le pays qu’à l’étranger, en Syrie par exemple et dans d’autres pays. Ils n’accordent pas vraiment d’importance à la vie de leurs soldats, c’est pourquoi le nombre de personnes qu’ils jettent sur le terrain est énorme et même si l’Ukraine mobilise un grand nombre de soldats, le combat ne sera pas égal.
Il reste l’espoir d’une aide militaire. Les pays européens ont annoncé qu’ils enverraient beaucoup d’aide l’année dernière, mais sur ce qu’ils ont annoncé, seule une petite partie est arrivée. L’Espagne, si je ne me trompe pas, a déclaré qu’elle enverrait un certain nombre de chars, mais de ces chars, un seul est arrivé parce que tous les autres ne fonctionnaient pas. Je suppose que les Européens ont l’impression d’avoir envoyé beaucoup d’aide et de ne voir aucun résultat, mais en réalité, la majeure partie de cette aide n’est pas arrivée et même lorsqu’elle est arrivée, elle n’était pas suffisante. C’est le principal problème : nous avons besoin de beaucoup de soutien militaire pour résister à ce qui se passe en ce moment et pour penser qu’il est possible d’en finir. C’est un point de vue un peu pessimiste et je suppose que beaucoup d’Ukrainien·nes partagent aujourd’hui, avec la peur et la frustration de ce qui se passe.
Municipi Sociali Bologna : Dans de nombreux pays occidentaux, le cessez-le-feu est le message qui se répand concernant la guerre en Palestine. Pensez-vous que le message de cessez-le-feu aurait un sens pour l’Ukraine ?
Yarina, Atelier féministe : En ce qui concerne la Palestine et le cessez-le-feu, je pense qu’il s’agit d’une situation différente et que nous ne pouvons donc pas comparer les deux. Bien sûr, nous voulons soutenir la Palestine, nous voulons soutenir le peuple palestinien. Mais lorsque nous parlons de la Palestine, nous devons tenir compte du fait que le Hamas détient le pouvoir et que des organisations terroristes radicales ont tué des civils et qu’Israël tue des civils. Dans cette situation, le cessez-le-feu semble préférable. En Ukraine, cependant, nous avons beaucoup de territoires occupés pour l’instant. Je crains que si nous nous arrêtons à ce stade, nous resterons dans cette situation figée pendant encore dix ans. Je ne pense pas que ce soit ce que veulent les Ukrainien·nes.
Alla, Atelier féministe : Je pense que la réponse est déjà dans la question. En Palestine, c’est le peuple palestinien qui demande le cessez-le-feu. En Ukraine, les gens demandent une aide militaire. Un cessez-le-feu en Ukraine signifierait la poursuite de la souffrance des gens sans aucune résistance possible à l’oppresseur et une menace existentielle. Je pense que les gens devraient écouter les appels de ceux qui souffrent et les soutenir dans leurs besoins. De même, dans le cas de l’Ukraine, l’appel et la pression pour « mettre fin à la guerre » devraient être appliqués à la Russie, l’oppresseur et l’agresseur. Au lieu de cela, l’appel à l’arrêt de la guerre dans le monde est généralement adressé aux Ukrainien·nes, qui se défendent eux-mêmes et luttent pour leur libération.
Yarina, Atelier féministe Le fait que Zelensky ait soutenu Israël a également influencé l’opinion des Européens sur les Ukrainien·nes. Mais par exemple, nous essayons de parler de la Palestine en Ukraine. Nous essayons de donner la parole à d’autres personnes opprimées, car lorsque nous parlons d’occupation ou de pays impériaux, il ne s’agit pas seulement de nous.
22 février 2024
Publié par Municipio Zero
https://municipiozero.it/en/beyond-peace-interview-with-feminist-workshop/
Traduction Patrick Le Tréhondat
Site internet de l’Atelier féministe
https://femwork.org/en/
Page Facebook
https://www.facebook.com/feministworkshop
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