Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le Monde

Transformer l’État pour ne pas être transformé par lui

L’institut La Boétie a organisé le 6 avril dernier une journée d’études sur l’État, afin de revenir sur les analyses historiques et contemporaines de l’État, ses liens avec la souveraineté populaire, les tensions entre les luttes pour le pouvoir et les capacités à transformer l’État, etc. Nous publions ici l’intervention faite par Stathis Kouvélakis, membre de la rédaction de Contretemps. L’ensemble des interventions de cette journée d’études sont visionnables ici.

14 mai 2024 | tiré de contretemps.eu
https://www.contretemps.eu/capitalisme-etat-classes-pouvoir-kouvelakis/

Une fois n’est pas coutume, je vais commencer par un propos de François Mitterrand. C’est un propos rapporté mais qu’on peut néanmoins considérer comme authentique, car la personne qui l’a transmis n’est autre que Danielle Mitterrand, son épouse, et qu’il est toujours disponible en ligne sur le site de sa fondation. Peu après le tournant néolibéral de son premier septennat, Danielle Mitterrand lui demande : « Pourquoi maintenant que tu en as le pouvoir ne fais-tu pas ce que tu avais proposé ? ». Et le premier président socialiste de l’histoire de France lui répond « qu’il n’avait pas le pouvoir d’affronter la Banque mondiale, le capitalisme, le néolibéralisme. Qu’il avait gagné un gouvernement mais non pas le pouvoir ».

« Il avait gagné le gouvernement, mais pas le pouvoir », telle est la phrase clé. Elle explique le virage néolibéral de 1982-1983 dont la gauche française, et sans doute aussi la gauche européenne, ne se sont jamais remises. Elle nous oblige donc à poser cette question : qu’y a-t-il entre le gouvernement, autrement dit entre gagner les élections et gagner le pouvoir ? Eh bien, il y a précisément ce qui nous occupe aujourd’hui, à savoir l’Etat comme condensation de ce pouvoir en tant qu’il est un pouvoir de classe. Le pouvoir de la classe qui contrôle les moyens de production et d’échange, disons en gros celle qui concentre le pouvoir économique, la classe capitaliste.

De ce fait, tous les gouvernements élus sur la base d’un programme de rupture avec l’ordre capitaliste ont rapidement fait le constat qu’être majoritaire au parlement et/ou conquérir la tête de l’exécutif est tout autre chose qu’être au pouvoir. Pour gagner le pouvoir il faut affronter le pouvoir du capital et le vaincre. Mais pour ce faire, il est indispensable de s’en prendre à son expression concentrée, et spécifique, l’État.

Qu’est-ce que l’État capitaliste ?

Que veut dire ce terme de spécifique ? Il signifie tout d’abord, que, contrairement à l’idée que tout Etat moderne se fait de lui-même, l’Etat n’est pas l’universel incarné. Il n’est pas un arbitre impartial qui se place au-dessus des conflits entre groupes sociaux pour promouvoir un mythique « intérêt général ». Pas besoin d’être particulièrement imbu de marxisme, il suffit je pense de regarder autour de soi, pour constater que, dans la société capitaliste, l’Etat est au bout du compte au service des intérêts de la classe dominante, c.a.d. de la classe capitaliste. Il est en ce sens un Etat de classe. L’Etat est le verrou qui garantit en dernière instance la permanence de l’ordre social établi, c’est pourquoi aucune tentative de renverser celui-ci ne peut faire l’économie de l’affrontement avec le pouvoir d’Etat.

Voilà donc, très sommairement, en quoi l’Etat est l’expression condensée du pouvoir de classe. Mais il n’est pas simplement cela, au sens où, je viens de le dire, il est une condensation spécifique de ce pouvoir. C’est ici qu’intervient sans doute l’apport de la théorie marxiste, depuis les fondateurs jusqu’à Nicos Poulantzas, le dernier en date des grands penseurs de l’Etat à se situer dans cette tradition.

Pour dire les choses très schématiquement, la spécificité de l’Etat contemporain découle du fait que sous le capitalisme, le rapport d’exploitation ne s’effectue pas sous la contrainte extra-économique comme sous l’Ancien régime féodal. Désormais, comme l’a écrit Marx dans le Capital c’est « la contrainte muette des relations économiques [qui] scelle la domination du capitaliste sur le travailleur ». Il y a donc, sous le capitalisme, une séparation de l’économique et du politico-étatique, séparation toute relative bien sûr car l’Etat intervient activement dans la reproduction de cette contrainte muette et qu’il est en retour lui-même profondément façonné par les rapports qu’il contribue à reproduire.

Il reste, que, contrairement à la noblesse, qui détenait le pouvoir économique, judiciaire, militaire et même politique, à travers l’Etat monarchique que l’on peut considérer comme un Etat patrimonial – c’est-à-dire comme la propriété du monarque, premier parmi les seigneurs féodaux –, la classe capitaliste n’exerce pas le pouvoir politique de façon directe mais par l’intermédiaire d’une entité distincte, l’Etat. Une entité conçue comme pouvoir public et dont le fonctionnement est régi par la loi, dégagée des liens personnels sur lesquels reposaient les féodalités et les Etats d’Ancien régime. L’Etat moderne possède ainsi une autonomie relative par rapport à la classe dominante et ne peut fonctionner que sur la base de cette autonomie.

L’autonomie en question signifie deux choses : d’une part que la classe dominante ne réalise son unité que sur le terrain de l’Etat. Elle ne devient classe dominante qu’en se constituant comme telle, c.a.d en dépassant sa division en fractions distinctes, aux intérêts partiellement divergents, que sur le terrain de l’Etat et au moyen d’un personnel politique spécialisé, en charge de sa direction et de la médiation avec la société civile. La bourgeoisie n’existe pas sur le plan politique indépendamment de cet Etat et celui-ci n’est donc ni son appendice ni un instrument qu’elle peut manipuler à volonté.

Il n’est pas non plus une entité qui lui préexiste, et que celle-ci ne ferait que « capter » après coup, ou « coloniser » de l’extérieur. L’Etat se présente comme le terrain même à travers lequel s’établit, non sans contradictions et oscillations, l’unité de cette classe dominante, sous l’hégémonie de l’une de ses fractions – disons, pour parler de la situation actuelle, la finance capitaliste. Nicos Poulantzas avait l’habitude de dire que le véritable « parti de la classe dominante » c’était l’Etat – car c’est dans et par l’Etat que se réalise son hégémonie – et non tel ou tel parti qui en occupe le sommet, et qui n’est qu’une médiation nécessaire mais temporaire et remplaçable.

La spécificité de l’Etat s’exprime toutefois également à un autre niveau, tout aussi décisif, sinon davantage. Car c’est l’Etat qui organise l’hégémonie de la classe dominante à l’égard des classes dominées, qui condense les conditions du consentement des dominés, sur la base d’un rapport de forces établi dans et par la lutte des classes. C’est donc dans l’Etat que s’inscrivent les formes du compromis social, toujours instable et temporaire, mais néanmoins producteur d’effets réels, effets qui encadrent le conflit de classe sans pour autant en annuler le caractère antagonique.

C’est en ce sens que l’Etat est un « champ stratégique », toujours selon les formulations de Poulantzas, car c’est en lui que se condense le rapport de forces entre les classes, au double sens de l’unification de la classe dominante et de son rapport avec les classes dominées. Il n’est donc pas une entité monolithique mais un terrain traversé de contradictions tout en gardant une forme d’unité et de cohésion matérialisée dans la charpente des appareils qui le constituent.

L’État comme champ stratégique

Cela entraîne une conséquence majeure : dans les conditions d’un régime parlementaire standard, les classes dominées sont « dans l’Etat », par toutes sortes de canaux. Elles sont en particulier présentes, à travers les médiations de leurs organisations, dans l’espace des institutions représentatives. Chacun de ses espaces, à commencer par ceux issus du suffrage dit universel, a été gagné de haute lutte, et c’est ce processus qui a donné un début de contenu démocratique à un régime libéral qui ne l’était nullement à ses débuts.

Cela ne change pas le fonctionnement d’ensemble de l’Etat, en tant qu’il reproduit les rapports sociaux existants et cristallise l’unité d’un pouvoir de classe. Dire que l’Etat n’est pas monolithique ne veut pas dire que les classes antagoniques en occuperaient l’espace de façon commensurable et se partageraient « démocratiquement » le pouvoir. Mais cela transforme substantiellement les conditions dans lesquelles se déroule la lutte de classes sur le plan politique.

Ce qui devient désormais possible, comme l’ont bien vu Marx et Engels dès les débuts de l’extension du suffrage dans les pays européens, c’est l’accès au pouvoir gouvernemental – qui n’est pas le pouvoir tout court – des partis ouvriers. Soit, pour reprendre les formulations de Marx dans le programme du Parti Ouvrier Français corédigé avec Guesde, « la transformation du suffrage universel d’instrument de duperie qu’il a été jusqu’ici en instrument d’émancipation ».

C’est précisément contre cette menace potentielle que l’Etat capitaliste s’est préventivement barricadé lorsqu’il a intégré dans son tissu institutionnel les conquis démocratiques des luttes populaires. Certes, dès l’origine et dans sa structure même, l’Etat se présente comme un ensemble à la fois centralisé et hiérarchisé d’appareils qui reproduisent à travers leur spécialisation les caractéristiques fondamentales de la division capitaliste du travail, et tout particulièrement la monopolisation des fonctions de direction par les sommets de ses appareils. L’évolution historique consiste en ce que les instances de prise de décision réelle se sont déplacés vers des lieux qui sont au maximum à l’abri de la pression populaire.

C’est ce processus qui explique le renforcement continu du pouvoir exécutif au détriment des assemblées représentatives, et, davantage encore, le poids de plus en plus décisif des échelons supérieurs de l’administration. Cette double évolution concerne l’ensemble des régimes de démocratie libérale mais elle prend une forme particulièrement exacerbée en France, avec le présidentialisme de la Ve République et le poids des grands corps de l’Etat, celui des Inspecteurs des Finances de Bercy en tête.

Se constitue ainsi un noyau dur de l’Etat, à la fois (relativement) autonome et étroitement relié au pouvoir économique par toutes sortes de canaux, notamment à travers le « pantouflage » (la circulation des hauts fonctionnaires entre secteurs public et privé), les lieux de formation et de socialisation entre élites et, de plus en plus, par l’appel à des cabinets de consultants – un noyau qui agit en tant qu’ultime garant de la continuité du pouvoir de classe, par-delà les vicissitudes des alternances politiques et même par-delà les changements de régime.

Font bien entendu également partie de ce noyau dur de l’Etat les appareils de répression – le triptyque police, armée, justice – puisque, selon la célèbre définition de Max Weber, l’Etat moderne possède le monopole de l’exercice de la violence légitime. L’action de ses appareils est ordinaire et permanente, pour assurer la reproduction de l’ordre social, mais elle peut aussi devenir extra-ordinaire, c’est-à-dire assumer un rôle directement politique, lorsque les institutions représentatives sont en crise.

De l’Espagne de 1936 au Chili de l’Unité populaire, on sait que la bourgeoisie n’hésite jamais à violer sa propre légalité quand elle sent que l’ordre social est menacé. L’actuelle Ve République offre un autre exemple de crise de régime qui se dénoue sous la pression d’un pronunciamento militaire, ce qui lui a valu, pour citer une fois de plus Mitterrand, d’être qualifié de « coup d’Etat permanent ». Rappelons également qu’en mai 68, De Gaulle a fait un tour par Baden-Baden, pour rencontrer son ami Massu et s’assurer du soutien de l’armée, avant de lancer sa contre-offensive politique.

Une confrontation inévitable avec l’État

De tout ce qui précède découle une première conclusion fondamentale : toute tentative d’impulser un processus de transformation sociale ne peut que se heurter à la résistance acharnée qui vient du cœur de l’Etat, de son noyau dur, à savoir de la haute administration et les appareils répressifs, en interaction bien sûr avec les centres du pouvoir économique.

Cette résistance est double : c’est, d’une part, la résistance structurelle d’appareils qui, par leur formidable inertie bureaucratique, sont hostiles au bouleversement de l’ordre social et, plus que tout, à l’irruption des masses populaires sur le devant de la scène. C’est aussi, d’autre part, la résistance organisée du noyau dur de l’Etat qui ressent comme profondément illégitime l’accès au gouvernement de forces porteuses de rupture avec le fonctionnement institutionnel établi.

A cela, il faut ajouter les pressions internationales, car tant le pouvoir politique qu’économique sont reliés à un système international devenu d’autant plus contraignant que l’Etat national français a cédé une bonne part de ses capacités d’action à la fois aux marchés mondialisés qu’à des organismes partiellement supranationaux comme l’Union européenne. Celle-ci contrôle l’outil monétaire (via la BCE « indépendante ») et instaure la primauté du droit européen sur le droit national (via la Cour de justice de la Haye), soit deux attributs clé de la souveraineté.

Il est donc parfaitement illusoire de penser que l’Etat peut être utilisé tel quel pour mener un processus de transformation sociale. Il est tout aussi illusoire de penser que la question se réduit à celle de l’organisation institutionnelle, et qu’elle peut se résoudre par un simple changement constitutionnel. Ce changement, c’est-à-dire la rupture avec la Ve République, est bien entendu une condition indispensable, mais elle n’est nullement suffisante, car ce qui est au cause c’est l’Etat dans sa structuration matérielle, dans le fonctionnement de ses appareils, fonctionnement dont les effets (en particulier le poids de la haute fonction publique) excèdent largement l’architecture prévue par la Constitution.

Outre la nécessité de faire face aux aspects potentiellement violents de la résistance venant des appareils de répression, c’est le rapport de l’Etat avec les classes dominées qui demande à être radicalement bouleversé. Ce rapport traverse l’Etat de l’intérieur, car les masses y sont présentes, mais il le déborde aussi largement. Il le déborde d’autant plus que la mobilisation populaire et la montée de la conflictualité sont les marques distinctives de toute véritable entreprise de transformation sociale.

C’est ici que réside le défi stratégique majeur des forces qui entendent mener à bien une telle entreprise : articuler le travail dans les institutions étatiques – pour les démocratiser en profondeur – et la mise en mouvement des forces populaires, sans laquelle aucun basculement du rapport de forces n’est possible. Le tout dans un contexte de fortes contraintes et de pressions tant sur le plan interne qu’au niveau international.

Tirer les leçons des expériences passées

On sait que jusqu’à présent ce défi n’a pas été relevé avec succès, d’où l’échec des tentatives de rupture avec le capitalisme dans les pays de démocratie libérale. Tirer les leçons des expériences passées est donc d’autant plus nécessaire si on veut travailler à une perspective de victoire. En guise de conclusion, je reviens ainsi à mon point de départ, c’est-à-dire au tournant néolibéral de la gauche française en 1982-83.

Dans deux importantes conférences consacrées au bilan du 10 mai 1981, Jean-Luc Mélenchon a pointé deux facteurs majeurs de l’échec : d’abord, une conception trop institutionnelle de la pratique politique de la gauche au gouvernement. Celle-ci s’est concrètement traduite par le refus de susciter la mobilisation populaire, ou de s’appuyer sur des mouvements sociaux existants. Mélenchon cite le cas de l’absence de réaction aux fameuses décisions du Conseil constitutionnel de janvier 1982 qui retoquaient la loi de nationalisation du gouvernement Mauroy pour cause d’insuffisante indemnisation des propriétaires et faisaient ainsi de l’inviolabilité du droit de propriété un droit constitutionnel fondamental.

Il souligne également l’impact dévastateur de la dénonciation par le gouvernement Mauroy des grèves des ouvriers immigrés de l’automobile, assimilées à un « complot chiite » – le racisme islamophobe, on le voit, remonte à loin, y compris au sein de la gauche. Il convient d’ajouter à cela la façon dont le PS et Mitterrand ont coupé l’herbe sous les pieds du mouvement antiraciste autonome qui émergeait avec la marche de 1983, en lançant SOS Racisme.

Pour résumer, on peut dire que cette pratique politique étroitement institutionnelle révèle que les organisations populaires sont loin d’être indemnes de logiques d’étatisation, avant même d’accéder aux fonctions gouvernementales, a fortiori lorsqu’elles y accèdent à la faveur de victoires électorales. De ce fait découle aussi une part essentielle des contradictions et des luttes qui les traversent de l’intérieur.

Le deuxième facteur mentionné par Mélenchon est la pression extérieure, la « contrainte extérieure » comme on disait à l’époque, qui s’est traduite par la fuite des capitaux, la dévaluation du franc et le poids déjà acquis de la CEE (Communauté Economique Européenne), première forme de l’actuelle UE, plus précisément par le biais du Système Monétaire Européen, ébauche de monnaie unique. Je n’ai pas le temps de développer, mais il est nécessaire de rappeler que ce type de carcan, dans lequel la construction européenne occupe une place centrale, était déjà bien présent à l’époque et qu’il a pesé lourd dans le tournant néolibéral.

Le rôle joué par Jacques Delors à la fois au niveau interne et au niveau européen fut tout à fait décisif à cet égard. Disons simplement que l’on sait désormais que la rupture anticapitaliste ne peut pas faire l’économie de l’affrontement avec cette Union européenne, qu’il convient de s’y préparer, et que cela nécessite, du moins de façon transitoire, le maintien et même le renforcement du caractère national, ou plus exactement national-populaire, du cadre étatique.

Pour une gauche de rupture, la question se pose donc en ces termes : si on ne transforme pas l’Etat, on sera inexorablement transformé par lui. La trajectoire des gauches de gouvernement, de la France des années 1980 à la Grèce du premier gouvernement Syriza, nous montre ce qu’il en coûte de renoncer à cette tâche. A nous de montrer qu’on peut s’y prendre autrement.

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Paris, le 6 avril 2024.

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Stathis Kouvelakis

Stathis Kouvelakis est professeur de philosophie politique au King’s College de Londres, spécialiste de la Grèce

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