Tiré du blogue de Christine Delphy.
Les femmes sont avant tout appelées à donner. Donner du plaisir, des soins, de la nourriture, des enfants, un soutien interminable et du travail domestique. On nous demande d’être des sources d’empathie désintéressée, qui comprennent et tolèrent la douleur et la souffrance de ceux qui nous entourent. Même si, bien sûr, rien de tout cela n’est mauvais en soi – l’empathie est certainement une valeur que le monde pourrait mieux mettre à profit –, ces comportements défavorisent les femmes.
Il semble incroyablement injuste d’être punies pour notre tolérance ou notre compréhension – pour supporter de mauvaises attitudes parce que nous savons qu’elles viennent d’un lieu de souffrance – et pourtant nous le sommes. Nous nous retrouvons captives d’un piège où nous devons soit nous endurcir pour éviter d’être blessées une fois de plus par un homme en souffrance – et on nous punit de le faire en nous accusant d’être trop « dures » et froides – soit continuer à absorber les violences affectives (ou physiques) qui nous sont infligées lorsque nous restons sur place à tenter de soutenir un homme « blessé ». Le fait que les femmes croient en la bienveillance des hommes – croient en leur capacité à changer, à surmonter leurs traumatismes et leurs problèmes affectifs, à cesser de nous faire du mal – est bien sûr une qualité admirable, même si c’en est une qui nous nuit.
J’ai toujours été incapable de trouver un équilibre sain entre mon empathie et ma colère envers les hommes. Demeurer dans des relations pour tenter de compenser la douleur masculine – qui se manifeste par la dépendance aux drogues, la colère, la violence, l’infidélité, le mensonge, les « difficultés à s’engager » ou la simple distance affective – m’a inévitablement amenée à souffrir, à développer une perte de confiance en l’autre et, oui, parfois à de la colère.
Paradoxalement, ce sont les féministes qui sont toujours accusées de haïr les hommes. Je dis paradoxalement parce que les féministes sont en fait les seules à croire que les hommes ne sont pas intrinsèquement mauvais – qu’ils peuvent être bons, qu’ils peuvent changer, qu’ils peuvent choisir le respect et la non-violence. La colère et la haine sont parfois traitées comme une seule et même chose, mais ce n’est pas le cas. Notre colère reflète souvent une déception, une frustration, une souffrance ou un sentiment de trahison – notre désir d’une issue ou d’une réalité différente. Mais la haine est déshumanisante – elle réduit les gens à une seule dimension.
Dans un discours prononcé en 1983, Andrea Dworkin – dont l’image restera sans doute toujours celle d’une harpie qui haïssait les hommes, en raison de sa passion et de son penchant pour dire la vérité sans détour – a dit :
« Je suis venue ici aujourd’hui parce que je ne crois pas que le viol soit inévitable ou naturel. Si je le croyais, je n’aurais aucune raison d’être là. Si je le croyais, ma pratique politique serait différente de ce qu’elle est. Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi nous ne sommes pas en conflit armé avec vous ? Ce n’est pas parce qu’il y a une pénurie de couteaux de cuisine dans ce pays. C’est parce que nous croyons en votre humanité, malgré toutes les preuves du contraire. »
Il est en effet étrange de considérer celles qui imaginent un monde meilleur comme des extrémistes et des lunatiques, plutôt que de considérer ainsi ceux qui croient que les hommes doivent violer, tuer et brutaliser les autres pour l’éternité.
Évidemment, la question à un million de dollars est la suivante : pourquoi les hommes n’ont-ils pas encore changé ? Pourquoi continuent-ils à agresser, à tuer et à violer ? Pourquoi refusent-ils activement de changer – de remettre en question leur approche de la sexualité, des femmes, des rapports humains, de la communication ? Bien que les femmes soient loin d’être parfaites, il faut reconnaître que nous essayons constamment de changer. Nous faisons des thérapies, lisons des ouvrages de développement personnel, nous nous inscrivons à divers séminaires ésotériques qui promettent de nous aider à comprendre et à corriger nos défauts spirituels et psychologiques, et nous discutons de tout cela avec nos amies. Nous méditons, pratiquons le yoga, adoptons tous les régimes possibles, reconstruisons nos visages, adoptons de nouvelles méthodes d’exercices, pratiquons la communication non violente et une myriade d’autres activités dans notre quête éternelle de réforme de nos vies.
Nous en avons la preuve dans notre façon de vivre nos fréquentations et nos ruptures : à la fin d’une relation hétérosexuelle, les femmes se demandent ce qu’elles ont fait comme erreurs et essaient de pallier leurs échecs pour mieux réussir au tour suivant. Si un homme ne veut pas de deuxième rendez-vous, nous passons des heures à nous demander où nous avons failli : ne sommes-nous pas assez jolies ou assez minces ? Sommes-nous trop vieilles ? Nous passons au crible chaque commentaire reçu, en nous fustigeant pour avoir, une fois de plus, gâché nos possibilités d’amour. Les hommes, eux, quand ils sont rejetés, blâment les femmes.
Un exemple évident de cet état de fait est le phénomène des Incels (Involuntary Celibates) – une catégorie d’hommes qui se plaignent de leur chasteté involontaire sur des forums en ligne et de leur insuccès sexuel auprès de femmes désirables – ils échangent sur combien ils détestent les femmes. Ils sont en quête de ce qu’ils appellent des « Stacys » (des femmes féminines, attrayantes), mais les « Stacys » ne fréquentent apparemment que des « Chads » (des hommes séduisants et masculins qui disposent d’un accès sexuel à beaucoup de femmes). Même s’ils détestent les « Beckys » (des femmes à l’apparence moyenne, basique, n’ayant rien de remarquable), les Incels demeurent amers du fait que même ces femmes dépréciées refusent leurs avances. (Pour être honnête, je dois dire qu’ils détestent toutes les femmes, et non seulement les « Beckys » – ils détestent également les « Stacys », en raison de leur supposée promiscuité et superficialité.)
L’Incel est devenu célèbre après qu’on ait appris qu’Alek Minassian, qui a tué 10 personnes au volant d’une camionnette-bélier sur un trottoir fréquenté de Toronto le mois dernier, rêvait d’une « Rébellion des Incels » et idolâtrait « le Suprême Gentleman Elliot Rodger ». Rodger a assassiné six personnes à coups de poignard et d’arme à feu à Isla Vista, en Californie, en mai 2014, avant de se suicider. Il a expliqué sa virée meurtrière, dans une sorte de manifeste, par sa colère de ne pas obtenir l’accès sexuel aux femmes qu’il estimait mériter. « Je suis la vraie victime dans tout cela », a-t-il écrit. « Je suis le bon gars. »
Il m’apparaît incroyable que des hommes puissent à la fois mépriser les femmes tout en se considérant comme des « types bien » avec qui ces affreuses femmes devraient coucher. Cela constitue aussi une terrible énigme. Quelle en est la solution ?
Pour Jordan Peterson, psychologue et enseignant, qui a atteint un niveau étonnant de célébrité après avoir refusé d’utiliser pour ses élèves des pronoms non genrés comme « zhe », la solution est « la monogamie forcée ». Dans un portrait publié par le New York Times, il a dit à la journaliste Nellie Bowles que Minassian était « en colère contre Dieu parce que les femmes le rejetaient », ajoutant : « Le remède à cela est la monogamie forcée. » Il explique que, sans imposition de la monogamie, « toutes les femmes ne s’intéresseront qu’aux hommes les plus haut placés. » Dans un article de son blogue, Peterson a ensuite précisé que la monogamie dont il parle ne serait pas imposée par l’État mais serait « une monogamie inculquée par la société, promue socialement ». Il ajoute que le besoin de cet ordre est clair : « le lien de couple monogame rend les hommes moins violents ».
Cette suggestion présente quelques problèmes. Premièrement, il est manifestement faux que la monogamie décourage la violence masculine. Tous les six jours, une femme au Canada est tuée par son partenaire ; aux États-Unis, ce sont trois femmes par jour qui sont assassinées par un partenaire ou un ex-partenaire ; et à l’échelle mondiale, une femme sur trois vivra de la violence conjugale. En fait, la violence conjugale est un des principaux facteurs de mortalité pour les femmes âgées de 16 à 44 ans. Deuxièmement, le sens traditionnel du mot « monogamie » est le mariage. Et le mariage est une institution qui profite beaucoup plus aux hommes qu’aux femmes.
Les femmes célibataires s’en tirent mieux dans la vie que les hommes célibataires, en grande partie à cause du labeur émotionnel et domestique que fournissent les femmes dans les relations hétérosexuelles. Les statistiques nous apprennent que les hommes sont non seulement mieux lotis émotionnellement et socialement dans les mariages, mais qu’ils le sont aussi au plan physique. Tout cela est parfaitement logique quand on y pense et explique pourquoi le mariage est apparu en tant qu’institution patriarcale et le demeure.
Aujourd’hui, la plupart des femmes travaillent à l’extérieur de chez elles, mais elles continuent d’assurer le gros de l’éducation des enfants et du travail domestique, ce qui signifie que, dans le cadre du mariage, les hommes peuvent continuer à prioriser leur carrière tandis que les femmes écopent d’une double tâche. Les femmes se font encore inculquer, par leur socialisation, à souffrir pour « la famille », à accepter des compromis, à tenter de résoudre les situations pénibles.
Nous pensons encore devoir rester en lien avec des hommes émotionnellement déficients qui sont loin de contribuer à parts égales aux travaux de la maison, sans parler des efforts affectifs qu’exige le bon fonctionnement d’une relation. Il est incroyablement rare d’entendre un homme suggérer une thérapie de couple, par exemple, et beaucoup plus courant pour une femme de devoir cajoler son partenaire pour qu’il participe à un tel exercice (et puis, bien sûr, de faire tout le travail de trouver un·e thérapeute, prendre les rendez-vous, etc.). Nous cherchons à arranger les choses, et les hommes, trop souvent, refusent de faire cet effort.
En d’autres termes, la solution offerte pour pallier la tristesse et la souffrance des hommes, selon les Incels et les hommes comme Peterson, est la tristesse et la souffrance des femmes. La libération des femmes constitue un problème, non pour les femmes mais pour les hommes, parce que notre libération signifie que nous ne sommes plus obligées de souffrir durant des années dans des relations oppressives, pénibles, inégalitaires ou chargées de violence. (Nous continuons souvent à y rester, pour diverses raisons, mais le divorce – ou simplement l’évitement du mariage – est bien plus accessible à beaucoup plus de femmes que par le passé.)
On a récemment fait état d’un article de l’auteur Junot Diaz, publié dans The New Yorker, où il détaille les façons dont une enfance traumatique l’a conduit à maltraiter (http://www.chatelaine.com/opinion/junot-diaz-allegations/) les femmes tout au long de sa vie adulte. Malgré le fait qu’il se confessait de ces fautes, pour ainsi dire, de nombreuses femmes ont exprimé en ligne leur refus de l’en excuser.
Carmen Maria Machado a notamment écrit (sur Twitter) : « Bonjour. Veuillez s’il vous plaît méditer aujourd’hui sur la facilité avec laquelle nous acceptons la douleur des femmes comme dommages collatéraux de la découverte de soi des hommes »
Bien sûr, certaines parmi nous pourraient demander, avec frustration : « Que faudra-t-il ? Si les hommes ne peuvent plus être tordus, faire des erreurs et se sentir mal et essayer de travailler à s’améliorer, que peuvent-ils faire pour se racheter ? », mais je comprends la position de ces femmes. Nous avons toutes trop vécu des histoires tordues avec trop d’hommes et nous avons fait preuve d’une trop grande sympathie. Nous sommes restées avec des hommes qui nous ont traitées de noms horribles, qui nous ont menacées, qui ont triché et ont menti, ont fait des crises de rage et nous ont frappées. Nous sommes restées avec des hommes qui refusaient de nous parler honnêtement et avec ouverture, qui nous ont crié dessus ou nous ont ignorées – des hommes qui refusaient d’être nos amis, sans même parler d’être nos partenaires. C’est à notre détriment que nous nous sommes montrées compréhensives et sympathiques, alors que trop d’hommes n’ont rien fait pour changer, malgré notre engagement, notre empathie et notre conviction qu’ils pouvaient changer – qu’ils pouvaient être meilleurs.
Un autre article, de Jessie Sage, publié dans la revue Men’s Health la semaine dernière, dont le titre était, à l’origine, « Pour beaucoup d’hommes, voir une travailleuse du sexe n’est pas une question de sexe mais de thérapie », s’est enquis de cette bienveillance en interviewant diverses « travailleuses du sexe ». Une ancienne strip-teaseuse, Moriah Ella Mason, a dit à la journaliste :
« L’objectif de la danse contact pratiquée lors d’un enterrement de vie de garçon n’est pas vraiment une rencontre sexualisée pour le célibataire. Il s’agit plutôt d’une occasion pour ses amis de lui démontrer leur amour pour lui et de se rassurer sur le fait que leur amitié demeurera importante, même après son mariage. »
En d’autres termes, ce qui importe au club de striptease n’est pas de traiter des femmes en objets ou de tromper sa partenaire, il s’agit plutôt du bonheur des hommes et de leur confort affectif.
Sage indique : « Mason dit que pour beaucoup d’hommes, aller dans un club de striptease ne consiste pas tant à aller mater des femmes nues que, pour les hommes de se livrer à un genre particulier d’hypermasculinité et de se bâtir une communauté avec leurs amis. »
Comme si nous ne savions pas déjà quel rôle central joue la misogynie dans les liens entre hommes…
Stacey Swimme, une ancienne « escorte » qui fabrique maintenant de la pornographie à l’intention des internautes masculins, affirme à Sage que « beaucoup de ses clients considéraient leur temps passé avec elle comme une occasion de « se montrer sous un jour vulnérable et [d]’avouer toutes leurs peurs et insécurités » ». Swimme ajoute : « Ils ont commencé à me dire des choses comme : ‘Tu es la seule personne dans ma vie à laquelle je peux tout dire’. »
Sage, qui est elle-même opératrice sur une ligne d’appels érotiques, dit que les hommes qui l’appellent (« après que leur femme et leurs enfants sont endormis ») veulent souvent plus que du sexe par téléphone. Elle dit que ces hommes sont solitaires et veulent une forme de « connexion ». Il est toutefois révélateur que ces hommes ne se connectent pas avec leur partenaire – qui est censément la personne envers laquelle ils sont le plus attachés et qui est censée être leur relation principale, et la plus intime. Je doute fort qu’un homme qui croit créer une connexion profonde avec une étrangère qu’il paie pour se prétendre sexuellement intéressée par lui soit un très bon partenaire, et je doute aussi beaucoup que la solitude prêtée à ces hommes résulte de l’absence affective de leur épouse.
Le fait de recadrer en victimes les hommes qui utilisent des femmes pour rehausser leur ego masculin et qui ne respectent pas leur partenaire ou leur mentent parce qu’ils sont affectivement perturbés ou déficients ne fait qu’exacerber le problème. La sympathie dispensée par les femmes les enferme dans un cycle sans fin où les hommes sont excusés d’être affectivement cruels ou irresponsables (ou pire) et où l’on s’attend à ce que les femmes soient leurs soignantes, pour le meilleur ou pour le pire. Ce système ne crée aucune incitation pour les hommes à changer – à changer leur façon de traiter leur souffrance, leur traumatisme ou leur « solitude » – tant que les femmes continuent à recoller les pots cassés.
Bien que les hommes méritent bien sûr de l’amour et de la compassion, comme tout le monde, cela se fait trop souvent à nos dépens. Et on s’attend à nous voir sourire et tenir bon, pour fournir une source infinie d’empathie à ces hommes « en difficulté ». Je me demande souvent ce qui arriverait si les femmes devenaient réellement un peu plus « coriaces » et un peu plus « froides » envers ces hommes, et concentraient plutôt leur énergie à être plus compatissantes et généreuses envers elles-mêmes.
Meghan Murphy
Traduit par TRADFEM
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