Édition du 19 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

France

Lettre ouverte au Président de la République François Hollande

C’est ma double appartenance à mon pays d’adoption, la France, et à mon pays d’origine, la Syrie, qui m’incite à vous adresser cette lettre. Veuillez bien en excuser la longueur : les informations partielles génèrent des jugements partiaux qui nuisent à la cause du peuple syrien, aussi assoiffé de liberté, d’égalité et de fraternité que le peuple français.

tire de : 2016 - 50 * 10 décembre : notes de lecture, textes, annonces, pétitions et lien

Publié le 6 décembre 2016

Monsieur le Président,

Paris, le 1er novembre, 2016

Monsieur le Président,

La Syrie ne s’écroule pas seulement sous les missiles, les barils de feu et les bombes mais elle est surtout ravagée par les conséquences d’une grande mystification élaborée par le pouvoir du dictateur syrien aussi bien que par des grandes Puissances et des pouvoirs régionaux. Aujourd’hui la Syrie avec son histoire et son patrimoine millénaires, son peuple et sa révolution, se résument pour beaucoup en trois mots : Daech (État Islamique), le terrorisme et les réfugiés. Ce raccourci pourrait être même fait parfois par ceux qui pleurent Homs devenue ville fantôme ou Alep en train de le devenir. Et pourtant ! Qui a détruit Homs puis l’a vidée de ses habitants ? Qui est en train de brûler Alep et d’anéantir sa population ? Qui a utilisé les armes chimiques ? Qui a affamé Azzabadani et plusieurs autres villes syriennes ? Qui a bombardé les civils, leurs marchés, leurs écoles, leurs hôpitaux, leurs mosquées et leurs églises ?

Monsieur le Président,

Vous savez que c’est le pouvoir syrien, ses milices libanaises et irakiennes, ses conseillers et combattants iraniens et son grand protecteur russe qui depuis 2012 ne cessent de perpétrer ces crimes. La destruction de Homs, vidé plus tard de ses habitants était tout simplement la réponse du pouvoir Assad à une grande manifestation pacifiste. Daech n’existait pas alors en Syrie. Le même scénario, et presque en même temps que le bombardement de Homs, s’est répété dans les grands villages situés au pied et aux alentours du Crack des Chevaliers. Aujourd’hui, il n’y a plus âme qui vive sur ces beaux lieux d’une grande importance historique.

Monsieur le Président,

Vous savez certes qu’en un rien de temps et sans se heurter à la moindre résistance de l’armée nationale de Bashar el Assad dont la vocation est soi-disant de combattre le terrorisme, Daech met la main sur le tiers de la Syrie. Palmyre ayant fait partie de ce butin gagné avec une si grande facilité, sera reprise plus tard, en 48 heures par l’armée syrienne et son allié russe. Au comble du cynisme, plusieurs concerts de musique classique exécutés par des musiciens russes, viennent alors célébrer cette prétendue grande victoire à Palmyre même, pendant que des bombes de l’armée russe et syrienne continuent à tomber sur les têtes des civils aleppins.

Si pendant la période des manifestations pacifiques les Syriens avaient réussi à renverser le pouvoir despotique de Bashar el Assad, Daech n’aurait pas eu le temps de s’implanter en Syrie. Il n’aurait surtout pas eu la possibilité de perpétrer ses horribles crimes en France puis en Belgique. Nous en sommes d’autant plus persuadée que les combattants syriens de l’armée libre sont les seuls encore aujourd’hui à livrer bataille sur le terrain contre à la fois l’armée de Bashar et ses milices et contre Daech et Annousra.

Monsieur le Président,

Daech n’est pas un problème irakien ou syrien que vous pourriez avec vos alliés écraser en Irak ou en Syrie mais il est l’enfant monstrueux d’une série de problèmes jamais résolus entre l’Orient et l’Occident. Lorsqu’en 2011 des Syriens et des Syriennes issus de la campagne et des villes, ont manifesté pacifiquement pendant plusieurs mois, leur intention était de renouer avec les moments lumineux de leur histoire récente, ceux de l’indépendance puis ceux des périodes démocratiques où siégeaient au parlement des citoyens de toutes confessions et ethnies confondues. Ils se référaient aux nationalistes de cette époque, à ses journalistes et à ses hommes et femmes politiques dont l’objectif ultime était de construire une unité entre des pays arabes démocratiques et fédérés1.

Les slogans que les syriens scandaient dans leurs manifestations au début de la révolution n’étaient ni belliqueux, ni religieux, mais la réponse du pouvoir syrien ne se limitera pas seulement à des balles réelles tirées sur des manifestants sans armes mais il multiplia les humiliations, les arrestations, les détentions, les liquidations, les tortures, les demandes de rançons, les enlèvements… La suite, vous la connaissez bien, Monsieur le Président, des militaires qui désertent parce qu’ils refusent de tirer sur des jeunes gens inoffensifs, puis ces mêmes militaires qui prennent l’initiative de fonder l’Armée libre avec la ferme intention de sauver de la tyrannie leur peuple et leur pays. Ce qui arriva plus tard n’est ni la faute de ces valeureux officiers, ni celle d’une opposition syrienne divisée mais plutôt celle d’un canevas de mensonges éhontés, de mauvaise foi, d’indifférence, de désinformation, de calculs froids, d’intérêts cyniques et de lâcheté sans précédent dont la responsabilité pourrait être équitablement partagée entre les pouvoirs régionaux, les Puissances occidentales et la communauté internationale.

Mais la répression féroce exercée contre le peuple syrien ne fait qu’aiguiser sa volonté et forger sa détermination. La mémoire de l’oppression et de l’humiliation qu’il a subies pendant plusieurs décennies a sur lui aujourd’hui un effet presque aussi brûlant que les armes sophistiquées ou barbares dirigées, depuis cinq ans, contre lui et contre son pays. La preuve en est qu’il y a seulement quelques mois et suite à une courte accalmie, des manifestations contre le régime de Bashar et contre Daech ont eu lieu dans presque cent points différents de la Syrie. Oui, le peuple syrien a toujours su que le cancer est le pouvoir syrien et que Daech n’en est que la métastase. Mais comment se fait-il que le peuple syrien s’est soudain trouvé délaissé par ses amis et entouré par un si grand nombre d’ennemis ?

Qui a participé dès le départ à la cacophonie générale concernant la Syrie ? Qui continue toujours à défendre le dictateur syrien ?

Pour s’en tenir à la France, nous pouvons dire que les partisans de Bashar el Assad se recrutent

a. tout d’abord parmi ceux qui le considèrent comme le seul protecteur et garant des « minorités » et notamment la chrétienne. Pour étayer leur argument, ils affirment sans vergogne que Bashar est laïc. Or pendant cinquante ans de pouvoir, la famille Assad a réussi non seulement à saper toutes les bases de citoyenneté sur lesquelles se construisait une Syrie libre et démocratique mais aussi à gangréner ce pays par le confessionnalisme et la corruption. Par ailleurs, le mythe indéracinable stipulant que les chrétiens et le christianisme au Proche-Orient ont besoin de protection est élaboré depuis les Croisades et relayé par le colonialisme et le néo-colonialisme. Paradoxalement, les Puissances occidentales, qui ne jurent que par la laïcité, ne désignent les peuples du Proche-Orient que par leur religion, leur confession ou leur ethnie. De plus, c’est sans complexe que plusieurs dirigeants de ces grandes Puissances, en principe laïques, s’adressent à leurs prélats pour demander leur bénédiction avant d’engager leur hostilité contre Arabes et/ou Musulmans, comme ce fut le cas de Bush avant qu’il n’envahisse l’Irak et celui de Poutine avant qu’il ne bombarde la Syrie.

b. La deuxième catégorie qui défend aussi Bashar el Assad se recrute parmi ceux que nous allons surnommer la gauche pavlovienne2. Ceux-ci sont extrêmement nombreux et ont largement participé à la désinformation concernant la Syrie et ils ne sont pas présents seulement en France mais aussi dans tous les pays arabes. Leurs arguments sont inébranlables parce qu’ils reposent sur plusieurs articles de foi :

1. Ils considèrent les U.S.A. et leurs alliés (Europe, Arabie saoudite, Turquie et Qatar) comme les seuls responsables de tous les maux de la terre, d’où leur totale cécité lorsque les U.S.A. et l’Europe abandonnent certains de leurs alliés, en l’occurrence la Turquie et l’Arabie Saoudite, et participent même à leur lynchage médiatique. Que dire de l’indifférence et du cynisme dont ont témoigné les alliés occidentaux de la Turquie chaque fois que ce pays était victime, ces derniers temps, d’attentats meurtriers ou de tentatives de coup d’Etat dont la seule conséquence aurait été son démantèlement. Cette même cécité les empêche aussi de voir que des alliés comme l’Arabie saoudite et le Qatar peuvent être parfois en total désaccord entre eux lorsqu’il s’agissait de soutenir les révolutions arabes ou de les faire échouer.

2. La nostalgie pour l’URSS rend ces gauchistes indifférents aux crimes commis par le régime russe. On dirait, bizarrement qu’en dénonçant la Russie d’aujourd’hui, ils renieraient tout leur passé de militants marxistes. Ainsi leur silence coupable concernant le totalitarisme et l’impérialisme de l’ex-Union soviétique se prolonge aujourd’hui lorsqu’ils se taisent sur les crimes actuels de la Russie dont les derniers en date sont le soutien inconditionnel du dictateur syrien et le bombardement de la Syrie et de sa population civile. De plus, les accointances multiples que Poutine a avec la Droite et l’Extrême-droite françaises ne semblent pas beaucoup déranger cette gauche pavlovienne.

3. Quels que soient les crimes perpétrés par le pouvoir iranien contre son peuple et les peuples voisins, les gauchistes pavloviens ne lui reprochent jamais rien. Comme un talisman, la révolution iranienne, même usurpée par le pouvoir des Mollahs et baptisée révolution islamique, protège curieusement ses usurpateurs de tout jugement. Leur discours démagogique, réactionnaire et qui n’a de révolutionnaire que le vernis ne réussit pas à ternir leur image aux yeux de cette gauche qui continue à les défendre envers et contre tout.

Enfin cette gauche partage avec l’Extrême droite et une bonne partie de la Droite une stratégie néo-colonialiste qui consiste à soutenir une minorité, en l’occurrence chiite contre une majorité sunnite dans le seul but d’affaiblir cette dernière. Mais, une telle stratégie a besoin d’être justifiée par des affirmations essentialistes qui s’emploient à valoriser la minorité et à dévaloriser la majorité. Ainsi est-il extrêmement courant aujourd’hui d’entendre dire en France que les chiites éclairés vont pouvoir civiliser les sunnites obscurantistes. Cette stratégie, adoptée aussi par les U.S.A, a probablement aplani le chemin vers l’accord nucléaire. Mais nous sommes convaincue que du jour au lendemain, lorsque ces pouvoirs occidentaux auraient atteint leurs buts stratégiques et économiques, ils pourraient – toujours dans le sens de leurs intérêts – désigner à nouveau l’Iran comme le grand malfaiteur, et là, ce n’est pas le pouvoir iranien qui sera mis en danger mais surtout son peuple dont il a défiguré et confisqué la révolution.

4. Bref cette gauche – toujours décalée dans le temps – croit encore à ce fameux front du refus qui réunit l’Iran, la Syrie et le Hezbollah libanais. Ce front, soi-disant anti-impérialiste et grand défenseur de la cause palestinienne, a non seulement nui souvent à cette cause en l’instrumentalisant, mais il a toujours continué à bénéficier du soutien inconditionnel de la gauche pavlovienne.

Pour quelles raisons les révolutions arabes n’ont-elles pas été soutenues ?

Parce-que les régimes militaires, totalitaires et monarchiques du Proche-Orient et du Maghreb ont tous tremblé de voir une démocratie arabe s’installer dans la région et servir d’exemple à leur propre pays qu’ils gouvernent avec le feu et le sang.

Parce-que les pouvoirs occidentaux ont presque toujours préféré avoir affaire à des potentats plutôt qu’à des dirigeants démocrates, soutenus par leurs peuples. D’où l’aide proposée à Ben Ali par l’État français, ainsi que l’accueil chaleureux réservé plus tard au jeune dictateur El Sissi et tous les contrats signés avec lui. C’est dans le même esprit que l’on entretient aujourd’hui un mythe sur un Iran qui évolue lentement mais sûrement vers un peu plus de liberté, alors que si la vraie révolution iranienne contre le Shah n’avait pas été férocement écrasée par Khomeini, ouvertement soutenu par certains pouvoirs occidentaux, si toute velléité de révolte chez le peuple iranien n’avait pas été impitoyablement étouffée par les successeurs de Khomeini, nous aurions eu affaire aujourd’hui à un Iran libre, démocratique, riche, épanoui et ouvert sur ses voisins et pas à un pouvoir fermé, démagogique et arrogant dont les visées expansionnistes ne peuvent être soutenues que par une idéologie confessionnelle.

3. Enfin parce que Israël a vraiment tremblé de voir des régimes démocratiques s’installer chez ses voisins arabes et parce qu’il aurait dû désormais discuter avec des pairs qui représentent vraiment leurs peuples et pas avec des dirigeants démagogues qui n’ont jamais cessé d’instrumentaliser la cause palestinienne dans le seul but d’assurer leur pouvoir despotique. De plus si des démocraties arabes s’installent dans la région, comment Israël pourrait-il continuer à se targuer d’être la seule et l’unique démocratie au Moyen-Orient ? Il s’en prévaut tellement qu’en son nom il transgresse toutes les résolutions de l’ONU, confisque et occupe encore plus les terres palestiniennes, multiplie les arrestations et les détentions dites préventives, et enfin tire sur des femmes et hommes palestiniens qu’il blesse ou tue sous couvert de prétextes sécuritaires, traque ses parlementaires arabes à la Knesset, les lynche médiatiquement parce que ils/elles refusent d’assister à l’enterrement de Peres et les menace chaque fois qu’ils prennent la défense de leurs sœurs et frères palestiniens de les chasser du parlement ou de leur propre pays…

Bref, jamais Israël ne s’est déchaîné contre la population des territoires occupés comme il le fait depuis le début des révolutions arabes. Ses arguments, pour continuer le siège criminel de Gaza, sont inépuisables. Il lui livre guerre après guerre, toutes destructrices et meurtrières. Une amie franco-palestinienne nous a raconté que pendant la dernière guerre contre Gaza, sa meilleure amie a perdu 25 membres de sa famille. Cet exemple, qui n’est certes pas unique, ajouté à la voix du prêtre de Gaza – qui refuse de quitter sa ville et invite sans cesse ses habitants à la résistance pacifique – ne perturbe nullement la tranquillité d’Israël. Après tout, pensent certains, c’est presque de l’outrecuidance que de parler aujourd’hui des crimes quotidiens d’Israël contre les Palestiniens lorsque l’on voit les horreurs commises par le voisin Bashar el Assad contre son propre peuple et son propre pays.

Monsieur le Président,

Certaines alliances sont probablement nécessaires, mais ne faut-il pas sans cesse revoir leur mode de fonctionnement ? Aligner la politique de la France au Moyen-Orient sur celle des U.S.A. n’a-t-il pas eu jusqu’ici des conséquences aussi catastrophiques pour la France que pour le Moyen-Orient ? Les pouvoirs politiques américains n’entendent presque rien ni au Proche-Orient ni au Moyen-Orient parce que ces déracinés de l’Europe ont oublié dans leur enthousiasme, leur orgueil et leur arrogance qu’en construisant un « Nouveau-Monde » ils ne sont pas dispensés de savoir que des pays aux cultures millénaires leur auraient proposé mille enseignements. Ils auraient compris que depuis plusieurs siècles, dans cette région, des sociétés avec leurs composantes multiples et leur diversité vivaient dans la convivialité et la solidarité.

Or si les Croisés, contrairement à leur attente, étaient jadis choqués de découvrir que chrétiens et musulmans ensemble, leur livraient bataille en Orient, un certain Occident néo-colonialiste n’a pas l’air d’avoir saisi la leçon mais bien au contraire il continue, aujourd’hui particulièrement, à nous rebattre les oreilles avec des arguments stipulant que « nos minorités » – que nous ne désignons jamais comme telles – ont besoin de protection pour qu’elles puissent coexister avec notre « majorité » qu’il vaudrait mieux, de toute façon, affaiblir et pourquoi pas décimer.

Lorsque dans son premier mandat, le président Obama fait un discours au Caire sur la civilisation arabo-musulmane, nous avions alors espéré naïvement que les États-Unis, grâce à lui, vont probablement marquer un tournant dans leur politique moyen-orientale. Mais une fois son deuxième mandat entamé et suite à la tournure tragique que prennent les révolutions arabes, monsieur Obama, fait volte-face et tient sur cette même culture des propos empreints d’un souffle colonial et méprisant, puisque l’un ne va pas sans l’autre. C’est là donc où il invite les musulmans à évoluer tout en émettant des doutes sérieux sur la rapidité de leur évolution. Cette mauvaise foi n’a d’équivalent que la lâcheté et le cynisme avec lesquels il a traité sans arrêt le problème syrien.

Quant à Vladimir Poutine qui envoie son armée bombarder la Syrie avec toutes sortes d’armes sophistiquées et/ou interdites, il n’est pour le peuple syrien qu’un envahisseur fou et dangereux qui a fait preuve déjà de sa détermination à assujettir le peuple syrien à son potentat en activant alternativement deux marionnettes, l’une aux Nations Unies chargées d’opposer son véto à toute proposition susceptible de débloquer la situation en Syrie et l’autre aux affaires étrangères en la personne de son ministre Lavrov qui accumule les déclarations mensongères, ridicules et aberrantes : « Je ne veux pas de sunnites à la tête de l’Etat syrien » n’en est qu’un petit exemple de ces absurdités dont le parallèle serait de dire que désormais nous ne voulons plus de chrétiens orthodoxes à la tête de l’Etat russe… Oui, monsieur Poutine aurait pu traiter des intérêts de son pays avec un régime syrien libre et démocratique mais il a privilégié le langage des bombes et des missiles qu’il dirige essentiellement contre l’opposition – classée modérée – par les pouvoirs occidentaux. Puis, comme pour justifier ses dîners avec John Kerry, Poutine demande à son armée d’exécuter quelques frappes contre Daech au nord de la Syrie.

Ainsi le sort des peuples arabes se discute et se décide sans les peuples arabes. Lorsqu’ils ne sont pas livrés à leurs bourreaux, ils deviennent les otages de tractations lâches qui ne prennent jamais compte de leur volonté ou de leurs aspirations.

Monsieur le Président,

La France et la Grande-Bretagne ont un devoir moral à l’égard du Proche-Orient. Ils ont une dette morale à honorer, car si le projet Sykes-Picot, dont le but était de diviser la région en États confessionnels et ethniques avait partiellement échoué, c’était grâce aux nationalistes syriens de l’époque, et c’est pourquoi leurs noms étaient scandés par les jeunes manifestants de la révolution syrienne en 2011. La France et la Grande-Bretagne n’ont pas seulement trahi la promesse faite aux Arabes et qui consistait à les aider dans leur lutte et leur révolte contre l’Empire ottoman mais ils y ont ajouté la promesse Balfour, c’est à dire la création d’un foyer juif en Palestine. En 1948, au lieu d’être consulté sur son destin, le peuple palestinien connaît sa première et tragique expulsion. S’il avait aujourd’hui un État libre et démocratique, beaucoup de déchirements et d’injustices auraient été épargnés à toute cette région car les dictateurs et les monarques arabes, les Puissances régionales et internationales auraient au moins cessé d’utiliser la cause palestinienne pour asseoir leur hégémonie. Depuis qu’Israël s’est installé dans la région, les peuples arabes et notamment les Palestiniens n’ont entendu parler que de la sécurité et des droits d’Israël. Mais à quel moment les pouvoirs occidentaux vont-ils enfin se soucier des droits des Palestiniens et de la sécurité de leur futur Etat légitime ?

Alep, avec sa pierre blanche, ses pistaches, sa confiture de rose, sa musique et sa cuisine d’un grand raffinement, Alep avec ses musulmans, ses chrétiens, ses juifs (qui ne l’ont quitté qu’après la naissance d’Israël), ses athées et agnostiques, ses Arméniens, ses Kurdes, ses Circassiens est en train de s’éteindre. Sa bibliothèque nationale, non purgée jusqu’en 2011, comme l’a été depuis longtemps celle de Damas par le régime du Baath puis par celui du père et du fils Assad, recélait de documents historiques, d’œuvres de philosophes et de grammairiens extrêmement précieux et probablement irremplaçables. Alep – avec sa culture et ses salles de cinéma prestigieux qui, jusqu’au début des années 60, projetaient les films les plus récents provenant de la France, de l’Italie, des États-Unis, de la Russie, de l’Inde, du Japon et de l’Égypte – a commencé à perdre son âme avec la succession des régimes militaires. Elle a essayé d’en sauver des lambeaux en protégeant un peu son savon, un peu son industrie textile, un peu sa citadelle, un peu ses souks millénaires, ses anciens quartiers et maisons aux cours intérieures dont émane un parfum de roses et de jasmins… Elle a tenté de sauver un peu tout cela en se recroquevillant sur elle-même, en se taisant sur l’injustice car la réaction de ses bourreaux à ses quelques soubresauts ont présagé de ce qui allait lui arriver plus tard si jamais elle est tentée par un soulèvement.

Alep aujourd’hui est non seulement en train de mourir mais regrette d’être née tout comme le grand philosophe athée Aboul Al’ala’ al-Ma’arri (XIe siècle) enterré dans une autre ville martyre syrienne (Ma’arrat an-Nou’man) à proximité d’Alep. L’épitaphe écrite sur la tombe du philosophe, nous l’avions apprise sur les bancs de nos écoles : « C’est le crime que mes parents ont commis contre moi, et que je n’ai commis contre personne ».

Monsieur le Président,

Encore aujourd’hui et malgré toutes les promesses non tenues faites par la France au peuple syrien, certains Syriens et Syriennes sont encore convaincus, pour des raisons plutôt affectives qu’objectives, que la France est leur seule et unique amie européenne et occidentale et c’est pour cette raison que nous vous écrivons.

La France, dites-vous, dans votre discours du 16 novembre 2015, aspire a être représentée « dans toutes ses sensibilités, dans toute sa diversité mais aussi dans toute son unité ». Or, l’aspiration de la Syrie serait-elle différente ? Les régimes arabes du Proche-Orient et du Maghreb ont tous instrumentalisé la laïcité aussi bien que les religions et les confessions mais ils n’ont jamais été laïcs. Bien au contraire, ils ont miné et laminé cette paisible coexistence de leurs peuples qui ont toujours été fiers de leur précieuse diversité séculaire. Bref, ces régimes ont défiguré et galvaudé toutes les causes chères au cœur de leurs peuples. Ils ont vidé la cause palestinienne et l’unité arabe de leur sens et les ont livrées aux enchères pour devenir aujourd’hui les adeptes fervents de la lutte contre le terrorisme. Ce mal, s’ils ne l’ont pas créé, ils ont au moins participé, d’une manière ou d’une autre, à son élaboration.

Si les révolutions arabes n’avaient pas été livrées à leurs détracteurs, si elles n’avaient pas été défigurées par des faussaires, nous aurions eu aujourd’hui une Tunisie, une Égypte, une Libye, un Yémen et une Syrie libres, démocratiques et pacifiés. Et pourtant, une opinion majoritaire en France, au lieu d’accueillir les révolutions de ces peuples avec confiance et générosité, a préféré soliloquer sur le terme exacte qu’il fallait utiliser pour désigner « ces soulèvements » ou « ces insurrections ». Le label de la révolution étant sacré et consacré il ne fallait surtout pas le dévaluer en l’appliquant à des malheureux « insurgés ». La France – sauf quelques îlots marginalisés – avec ses médias, ses hommes et ses femmes politiques, ses intellectuels, dans son approche des révolutions arabes, est passée par plusieurs étapes toutes guère honorables : du doute à la suspicion, à l’agacement, à la crispation, aux considérations géopolitiques puis enfin à l’indifférence et/ou à l’hostilité. A aucun moment cette France n’a pensé que le Proche-Orient, une fois libéré de ses potentats, puisse bénéficier de changements irréversibles dont les termes se seraient inscrits dans le concret et pas dans le rêve ou l’utopie.

Les révolutions, non contrées, auraient eu pour conséquences :

Un État palestinien libre, indépendant et démocratique, avec les frontières de 1967 et Jérusalem-est comme capitale. Cette Palestine avec un sol unifié et une population réunie et pacifiée pourrait coexister avec un Israël libéré de ses obsessions colonialistes et expansionniste. Un Israël qui refuse de rester l’otage de l’injustice, de la mauvaise foi et de l’aveuglement, de ses dirigeants de droite comme de gauche. Car ces derniers ont réussi à étouffer les voix de leurs concitoyens qui ont essayé d’œuvrer pour une paix juste et réelle entre Israéliens et Palestiniens.

Un Liban qui retrouve sa vocation séculaire d’hospitalité, qui rompt définitivement avec ses conflits confessionnels déclarés ou larvés mais qui refuse surtout que des puissances régionales et étrangères lui dictent sans cesse leur volonté.

Un Irak qui récupère enfin sa dignité et son unité déjà ravagées par les deux guerres du Golfe. Sinon ce qui l’attend aujourd’hui est un nouveau cauchemar : la bataille de Mossoul, ville historiquement jumelée à Alep. Coïncidence ou ironie du sort ? De toute façon, la future hémorragie de Mossoul va immanquablement rappeler celle actuelle d’Alep et ses conséquences n’en seraient probablement pas moins tragiques.

Des Kurdes qui savent pertinemment que ce ne sont ni les Américains, ni les Européens, ni les Russes qui veilleront sur leurs droits, puisque toutes ces grandes puissances ne tarderont pas à les lâcher dès qu’elles n’auront plus d’intérêt à les soutenir. Encore aujourd’hui, des Kurdes d’Irak et de Syrie sont convaincus que leurs meilleurs alliés auraient été des pouvoirs démocratiques, installés dans ces deux pays.

Des pays du Golfe qui retrouvent leurs esprits et décident enfin de construire des démocraties avec leurs peuples qu’ils ont réussi jusqu’ici à dominer et à anesthésier grâce au pouvoir de l’argent. Car, si l’Arabie Saoudite ne s’était pas acharnée à exporter son wahhabisme, si elle n’avait pas obéi aux injonctions des USA dont la participation à la Guerre du Golfe, enfin, si avec les Emirats Arabes Unies, elle n’avait pas soutenu les potentats de la région contre les révolutions de leurs peuples, elle n’en serait pas aujourd’hui à craindre pour sa propre sécurité et pour celle des pays du Golfe3.

Un Iran qui rend la révolution à ses enfants et renonce définitivement à ses visées expansionnistes, soutenues par une idéologie confessionnelle.

Une Turquie qui cesse d’être partagée entre deux nostalgies meurtrières : l’Empire Ottoman ou la laïcité despotique de Kamal Atäturk. C’est seulement lorsqu’elle aura définitivement inscrit ses actes et ses engagements dans la voie de la démocratie, qu’elle a récemment et difficilement empruntée, c’est seulement lorsqu’elle aura reconnu l’atrocité du génocide commis par les siens à l’encontre des Arméniens venus souvent se réfugier en Syrie, c’est seulement ainsi qu’elle parviendra à résoudre son conflit avec les Kurdes et qu’elle continuera à bénéficier, sans ambiguïté aucune, de l’amitié des peuples de la région comme les Palestiniens et les Syriens, soutenus et accueillis par elle avec une généreuse solidarité.

Enfin, des pays du Maghreb qui profitent de l’élan de la révolution tunisienne et se réconcilient définitivement avec leur histoire non seulement en sauvant leur indépendance des usurpateurs nationaux et internationaux mais en bénéficiant à la fois et sans complexe de leurs cultures : arabe, amazigh, musulmane et française. Un Maghreb qui vit toutes ses composantes culturelles comme un acquis précieux dont aucun élément n’est à sacrifier ni à négocier.

Monsieur le Président,

Les horreurs perpétrées à Charlie Hebdo, au Bataclan, à Sainte-Etienne de Rouvray et à Nice ne nous ont pas seulement ébranlée et anéantie, mais elles nous ont rappelé aussi que la France souffre depuis longtemps de la perte de ses repères. Ce sont ces repères que nous avons essayé de ne jamais perdre de vue et pour lesquels nous avons choisi de vivre en France, d’y faire des recherches et de s’engager dans sa vie culturelle et associative.

La France que nous avons choisie est celle de notre directeur de recherche, Jean Gaultier4, aujourd’hui disparu mais jamais aussi présent. Durant toute sa vie et grâce à des actes discrets et forts de sens et de conséquences, il a posé des jalons qui auraient pu rendre indéfectible la relation entre la France et la Syrie. Il soutient les leaders syriens et libanais dans leur lutte pour l’indépendance et envoie des étudiantes syriennes d’Alep5 dès les années 30 à la Sorbonne dans le but de les initier aux méthodes de recherches en les faisant ainsi profiter de l’enseignement d’un Régis Blachère et d’un Louis Massignon. Plus tard, lorsque nous avons eu, en France, la chance de bénéficier de son enseignement et d’échanger autour des problèmes du Proche-Orient, il n’a jamais abordé la question palestinienne sans qu’il soit saisi par une vive émotion. En 1982, meurtri autant que nous par le massacre de Hama, il sortit de ses caisses plusieurs photos de la ville martyre et les accrocha aux murs de son bureau à Strasbourg. Enfin ce maître avec qui nous échangions inlassablement nos goûts littéraires, mit sans cesse à l’épreuve nos analyses féministes du roman français d’entre-deux-guerres. Mais à notre grand étonnement, ce même homme prit la défense de notre démarche et de nos analyses féministes pendant la soutenance.

Des femmes et des hommes de la trempe de notre regretté directeur de recherches n’ont pas totalement disparu en France mais ils ne sont probablement, hélas, pas assez nombreux, ni assez visibles, ni assez actifs pour qu’ils puissent agir sur le courant des événements entre la France et la Syrie.

La France que nous avons choisie est celle des années 70 lorsque le mouvement des femmes prend son essor et réussit à faire voter la loi de 1974 et non celle qui refuse de voter la loi antisexiste – déjà adoptée dans plusieurs pays européens – alors qu’elle fait des affaires du foulard, de la burka et du burkini une priorité nationale. La France que nous avons choisie est celle qui se démarque non seulement de son passé colonial mais qui évite de retomber dans un néo-colonialisme déclaré ou larvé. L’esprit néocolonial, féru de jugements rapides, de formules lapidaires et de généralisations essentialistes, s’exprime aujourd’hui sans complexe en France chez les croyants comme chez les athées, à gauche comme à droite. Cet esprit qui se base sur des considérations erronées aussi bien sur l’Islam et les musulmans que sur les Arabes, leurs pays, leur histoire, leur culture et leurs révolutions, ne dispose pas de plus d’informations que les Croisés du Moyen-âge. Cet esprit crée dans notre société des ruptures irréversibles qui poussent la France à renier ses propres enfants. Nous n’en serions pas là aujourd’hui si certaines évidences n’étaient pas occultées à savoir que l’extrémisme n’est pas une maladie propre aux seules religions, que l’islam n’en est pas le terrain endémique. En réalité, cette déviance est commune à toutes les idéologies et les croyances qui peuvent être entraînées, un jour, par certains de leurs leaders sur les chemins de l’intolérance et de la folie.

La France que nous avons choisie est celle qui a témoigné de son grand enthousiasme à la chute des généraux en Grèce, en Espagne et au Portugal, celle qui, plus tard, s’est réjouie de la chute des régimes totalitaires dans l’Europe de l’Est, mais non celle qui blanchit et réhabilite, à maintes reprises, des dictateurs arabes et africains pour les charger de missions dont ils s’acquitteront comme de vrais mercenaires : le père Assad, qui envahit le Liban pour anéantir la Gauche libanaise et écraser les Palestiniens, n’en est qu’une triste illustration.

Monsieur le Président,

Cette lettre, c’est avec un sentiment de devoir à l’égard de la France et de la Syrie que nous vous l’adressons. Elle est un cri de douleur que nous ne pouvons plus comprimer dans nos entrailles et notre gorge, car suite à l’innommable, à toutes ces destructions, ces tueries, ces expulsions, suite au déplacement quotidien de sa population, la Syrie va s’éteindre, et peut-être aussi l’Irak, la Libye, le Yémen et à leur tête la Palestine. Un peu plus tard, si cela continue viendra le tour du Liban, de la Jordanie, des pays du Golfe et de l’Égypte. Tout cela avec l’insouciance, parfois la bénédiction et quelquefois la participation des grandes Puissances.

Tant que nous serons encore en vie, nous ne pouvons pas nous résoudre à accepter cette tragédie nourrie et alimentée par une indifférence et un cynisme nationaux et internationaux sans précédent. Nous ne pouvons pas l’admettre parce que tous les jours des Syriens, des Irakiens, des Libyens, des Yéménites, des Palestiniens…crient, s’indignent, écrivent, se révoltent et refusent d’accepter la fatalité de ce cauchemar qui les entraîne vers le néant. Jadis, Monsieur le président, nous avions pleuré le Vietnam, le Cambodge, le Congo, le Rwanda, le Soudan, la Somalie, l’Éthiopie et l’Afghanistan, mais nos larmes ne les ont pas sauvés car encore aujourd’hui l’hémorragie de ces peuples continue.

Monsieur le Président,

Peut-être est-ce notre désir de survivre à ces tragédies et de vivre dans notre dignité d’êtres humains qui nous laisse espérer que vous pourriez encore œuvrer pour sauver la Syrie et son peuple ! Mais si vous avez épuisé toutes vos ressources, nous vous prions de dire haut et fort avec nous, au nom de la justice, de la liberté, de l’égalité et de la fraternité que non seulement la France mais l’humanité entière risque de perdre définitivement son âme si elle continue à privilégier le silence et l’indifférence à la compassion et à la solidarité.

Ghaïss Jasser

Citoyenne française d’origine syrienne

Publié sur Médiapart

1. Formulé ainsi depuis les années 50 dans le texte fondateur du Parti démocratique syrien « Ach-cha’b », (le Peuple).

2 Nous devons ce surnom à un ami politologue Franco-syrien.

3 Ce qui est en italique ne figure pas dans la Lettre au Président pour cause d’oubli.

4 Connu avant tout pour son engagement dans les Forces françaises libres et pour sa carrière d’homme de lettres (1905-1997). Passionné par l’Orient qu’il ambitionne de rapprocher de l’Occident suite à sa découverte des philosophes arabes qui le mène jusqu’à Saint Thomas d’Aquin, il apprend l’arabe à l’École des langues orientales, rencontre Louis Massignon, premier orientaliste de son temps, se lie d’amitié avec des Syriens envoyés à Paris dans le cadre du mandat et nourrit le désir de connaître leur pays. Sa carrière de « conseiller pour l’instruction publique », qui débute au Liban et en Syrie, le fera séjourner en Orient pour un quart de siècle.

5 Que l’on nous permette une note personnelle : ma mère était l’une des bénéficiaires de cette initiative

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