Édition du 19 novembre 2024

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Le Monde

Les migrantes et les migrants sont le sel de la terre – Les migrations, une révolution à venir

La question des migrations nous rappelle que la décolonisation n’est pas terminée. La première phase de la décolonisation, celle de l’indépendance des états, est presque achevée ; on en voit les limites. La deuxième phase, celle de la libération des nations et des peuples commence. Des mouvements sont porteurs de radicalités nouvelles : les mouvements ouvrier et syndical, paysans, féministe, écologiste, des peuples premiers, contre le racisme et les discriminations, contre le précariat, pour les droits des migrants. La stratégie de ces mouvements est en pleine évolution.

Tiré d’Europe solidaire sans frontière.

Nous vivons une rupture dans l’histoire longue des migrations.

L’Histoire des migrations se confond avec l’Histoire de l’Humanité ; elle s’inscrit dans le temps long et structurant de l’histoire humaine. Cette histoire a commencé en Afrique à partir des migrations des Néanderthaliens et de l’Homo Sapiens. Les migrants ne sont pas des intrus ; ils sont partie prenante de l’histoire de chaque société. Les migrations marquent l’imaginaire de notre monde : citons parmi d’autres le nomadisme, la sédentarisation avec la maîtrise de l’agriculture, l’exil, les colonisations, les diasporas, l’exode rural. Les migrations, avec l’industrialisation et l’urbanisation font partie des questions stratégiques du peuplement de la planète. Le débat sur la question démographique a marqué les cinquante dernières années. La prise de conscience des limites écologiques a fait exploser la conception du développement et le débat sur la démographie.

Dans l’histoire du capitalisme, il reste encore les traces profondes de l’esclavage et de la colonisation. Avec la mondialisation capitaliste dans sa phase néolibérale, on peut définir trois formes importantes de migration. Les migrations économiques marquées par la différence des situations caractérisées, pour simplifier, par l’impérialisme et le néocolonialisme. Comme l’exprimait très bien Alfred Sauvy dès 1950, « si les richesses sont au Nord et que les humains sont au Sud, les humains iront là où sont les richesses et vous ne pourrez rien faire pour les en empêcher ». Les migrations politiques résultent des guerres et des conflits et se traduisent par les déplacements et les réfugiés. Les migrations environnementales qui commencent et qui vont bouleverser les équilibres de la population mondiale.

Dans le domaine des migrations, les ruptures à venir sont considérables. L’imaginaire des migrations porte encore la contradiction entre nomades et sédentaires qui a accompagné l’histoire de l’humanité depuis l’invention de l’agriculture en Mésopotamie. Les populations agricoles, dans pratiquement tous les pays, passent de la majorité de la population à environ 5% de la population totale. Cette évolution, au-delà des tensions et de l’exacerbation des contradictions, va bouleverser la situation et l’image des migrants. La réduction de la population agricole et la contestation des grands domaines agricoles extensifs par l’agriculture paysanne, vont changer la perception du rapport entre sédentaires et nomades.

Il en est de même pour la notion des frontières. Dans l’histoire longue des migrations, un changement important est intervenu entre le 17e et le 18e siècle, avec le passage de l’Etat-Empire à l’Etat-Nation. Les Etats-nations n’ont pas existé de tous temps et ne sont pas une forme éternelle. L’identité nationale est d’invention récente. Comme le disent si bien Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau, chaque individu a des identités multiples ; il est réducteur et faux de vouloir le rabattre à une seule identité, celle de l’identité nationale. La liberté de circulation et la citoyenneté de résidence font partie des droits émergents qui se renforceront dans l’avenir. Les migrants sont déjà, de multiple manière, des acteurs de la transformation des sociétés et du monde. Sur le seul plan financier, les flux des migrants et des diasporas, vers leurs pays d’origine, représentaient, en 2021, 630 milliards de dollars alors que l’« aide » publique plafonnait à 179 milliards de dollars.

La période est marquée par la succession des crises. La crise financière commencée avec les subprimes en 2008 a marqué le début de l’épuisement du néolibéralisme. Les politiques austéritaires, combinant austérité et autoritarisme, ont mis à mal les libertés sans renouveler le modèle économique. Les idéologies identitaires et sécuritaires répondent à l’émergence des mouvements sociaux porteurs de nouvelles radicalités : le féminisme, l’antiracisme et les révoltes contre les discriminations, les peuples premiers, les migrants et les diasporas. La prise de conscience de la crise écologique s’approfondit, elle se combine avec la crise de la pandémie. Kyle Harper dans son livre La chute de l’empire romain rappelle qu’elle a été facilitée par la crise de la pandémie, avec l’épidémie de la rage, et par le climat, avec un épisode glaciaire. C’est une combinaison qui accompagne les crises de civilisation. La crise s’accompagne d’une crise géopolitique, qui interroge la multipolarité et qui ranime les gesticulations militaires.

La démographie est en discussion. Deux démographes canadiens, Darrell Bricker et John Ibbitson, dans leur livre, la Planète vide, le choc de la décroissance démographique mondiale , remettent en cause les prévisions des Nations Unies qui prévoyaient que la population mondiale passerait de 7 à 11 milliards d’ici la fin du siècle avant de se stabiliser. Ils estiment que le pic sera de 9 milliards entre 2040 et 2060. Et que la population sera en décroissance dans une trentaine de pays en 2050, contre une vingtaine aujourd’hui, avec un vieillissement important. Les taux de fécondité dans de nombreux pays sont, déjà, au taux de remplacement ou en-dessous. L’émancipation des femmes explique que le taux de reproduction se stabilise à 1,7 enfant par femme. La perception des migrations pourrait changer. Les pays qui s’en sortiraient le mieux seraient ceux qui, à l’exemple du Canada qui compte 20% de personnes nées hors du Canada, accepteraient culturellement la diversité et les migrants.

La bataille pour l’hégémonie culturelle accompagne la crise idéologique. Elle oppose violemment deux conceptions du monde ; d’un côté l’identitarisme et le sécuritarisme, de l’autre l’égalité et la solidarité. La bataille porte sur les libertés avec d’un côté une conception individualiste et libertarienne et de l’autre le lien entre les libertés individuelles et les libertés collectives. Les idées d’extrême droite n’ont pas été aussi présentes et fortes depuis la deuxième guerre mondiale. Elles mettent en avant dans la bataille idéologique la question des migrations. C’est une instrumentalisation médiatique. La bataille pour l’hégémonie culturelle porte d’abord sur l’égalité. Les migrations sont instrumentalisées mais elles partagent toujours autant les sociétés. Il y a autant d’appel à la haine que de manifestations de solidarité. Depuis quatre ans, les sondages annuels indiquent que 60% des sondés sont pour la citoyenneté de résidence et la participation des résidents étrangers aux élections locales. Et quand on les interroge sur leurs sujets d’inquiétude, les français mettent en tête le pouvoir d’achat et l’écologie ; l’islam arrive en dixième position et l’immigration en treizième position.

Le droit international définit les principes qui devraient guider les politiques migratoires. Il met en avant six principes de base : la dignité ; les droits des migrants ; la lutte contre le racisme ; la redéfinition du développement ; la liberté de circulation ; le respect du droit international. La dignité est le fondement de toutes les propositions. Les migrants doivent être reconnus comme acteurs de la transformation des sociétés de départ et d’accueil et comme acteurs de la transformation du monde. Le respect des droits des migrants s’inscrit dans le cadre du respect des droits de tous. Le droit des étrangers doit être fondé sur l’égalité des droits et non sur l’ordre public. Il commence par la régularisation des sans-papiers. Il met en avant le droit de vivre et travailler dans son pays et aussi le droit de libre circulation et d’installation. Il propose de reconnaître la citoyenneté de résidence. Le droit de vivre et travailler au pays est indissociable de la liberté de circulation et d’installation. L’envie de rester est inséparable du droit de partir.

La question des migrations nous rappelle que la décolonisation n’est pas terminée. La première phase de la décolonisation, celle de l’indépendance des états, est presque achevée ; on en voit les limites. La deuxième phase, celle de la libération des nations et des peuples commence. Des mouvements sont porteurs de radicalités nouvelles : les mouvements ouvrier et syndical, paysans, féministe, écologiste, des peuples premiers, contre le racisme et les discriminations, contre le précariat, pour les droits des migrants. La stratégie de ces mouvements est en pleine évolution. Par exemple, le mouvement paysan a réussi à mettre en avant l’agriculture paysanne considérée comme plus avancée que l’agro-industrie et correspondant plus aux impératifs écologistes, à rejeter les OGMs, et à proposer la souveraineté alimentaire. L’urgence est de définir le projet de dépassement et d’émancipation correspondant à une alliance stratégique de ces mouvements. Et d’inventer les nouvelles formes du politique renouvelant une approche de la démocratie. Les migrantes et les migrants sont le sel de la terre.

20 mars 2023

Gustave Massiah

Gustave Massiah

Ingénieur, membre du Conseil international du Forum social mondial, ancien président du CRID, membre du Conseil scientifique d’Attac, auteur de Une stratégie altermondialiste (La Découverte, 2011).

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