Édition du 5 novembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Leila de Lima, la sénatrice qui ose défier Duterte

L’ex-ministre de la justice Leila de Lima dénonce la campagne sanglante contre la drogue du président populiste.n Son entourage l’avait prévenue. Monter au front en attaquant Rodrigo Duterte, si tôt après l’arrivée au pouvoir de celui-ci, l’exposerait à une riposte des plus violentes, d’autant que les sondages des premiers mois montrent que le président philippin reste extrêmement populaire. « Mais combien de morts fallait-il attendre ? », a rétorqué Leila de Lima.

Tiré de Europe solidaire sans frontière.

Cette sénatrice de 57 ans, ministre de la justice sous l’administration précédente, n’hésite pas à demander à la Cour pénale internationale de se saisir du cas Duterte. Depuis son installation au palais de Malacañang, le 30 juin, le nouvel homme fort de Manille mène une violente campagne contre la drogue. Elle a coûté la vie à plus 2 300 personnes, abattues soit lors de descentes de police soit par des tueurs de l’ombre. Du moins, selon le bilan officiel, que la police nationale avait établi à 3 600 morts début octobre, avant de le réviser sans en expliquer les raisons.

La haine réciproque entre Leila de Lima et Rodrigo Duterte est antérieure à l’accession de ce dernier à la plus haute fonction. En 2009 déjà, alors que cette avocate dirigeait la commission des droits de l’homme du pays, elle avait ambitionné d’enquêter sur l’escadron de la mort de Davao, qui fit plus d’un millier de victimes sur les deux décennies de M. Duterte à la mairie de cette ville. « C’est une vengeance parce que j’ai enquêté sur le Davao Death Squad, estime Mme de Lima. Il ne l’a pas oublié. »

« Ne te bats pas avec moi, tu perdras »

Le président reste ambigu sur ses liens avec ce groupe d’assassins de l’ombre, les reconnaissant devant les caméras lorsqu’il voulait en faire un argument de sa campagne ultrasécuritaire, puis n’hésitant pas à les nier, tout aussi publiquement, depuis qu’il est élu. Leila de Lima reconnaît que ce sont les échecs des précédents gouvernements, y compris celui auquel elle a participé, qui ont poussé les électeurs dans les bras de Duterte : « Les gens sont frustrés des insuffisances du système actuel. Il y a tellement de choses à régler. »

Aussitôt après la présidentielle, le bilan humain de la « guerre contre la drogue » de Duterte s’est alourdi, et Mme de Lima a exigé une enquête parlementaire. Le président l’a d’abord prévenue : « Ne te bats pas avec moi, tu perdras. »

Ces mises en garde ne l’ont pas découragée. A la mi-septembre, la sénatrice a fait témoigner, devant le Sénat, Edgar Matobato, un homme se présentant comme un ancien membre des « Lambada Boys », désignation initiale de l’escadron de la mort de Davao. Il détailla les horreurs par le menu – entre autres un homme jeté aux crocodiles –, expliquant avoir reçu certains ordres directement de « Charlie Mike », le nom de code du maire.

Selon son récit, Edgar Matobato avait fait part à un certain Arthur Las Cañas, agent de police et homme de main de Duterte, de son intention de se retirer de l’escadron. On le laissa d’abord croire qu’il pouvait abandonner sans histoire, mais on lui demanda ensuite d’assumer seul devant la justice la responsabilité d’un assassinat. Pour avoir refusé, il fut torturé avant de parvenir à s’enfuir.

En 2014, Edgar Matobato trouva refuge à la commission des droits de l’homme des Philippines, dans le cadre d’un programme de protection des témoins – dont il demanda son retrait lorsque Duterte fut élu. « Regardez tous les noms de ces officiers de police, c’était le cœur de l’escadron de la mort de Davao », affirme la sénatrice de Lima, pour qui la même méthode est aujourd’hui mise en œuvre à l’échelle nationale.

Cellules de luxe

Depuis, les attaques fusent. L’exécutif a fait ouvrir une enquête contre elle. Duterte qui, durant sa campagne, s’est vanté d’avoir des maîtresses, accuse de Lima d’entretenir une relation avec son chauffeur et prétend que ce dernier a joué le rôle d’intermédiaire avec les trafiquants enfermés à New Bilibid, la plus importante prison de l’archipel, pour faire remonter l’argent de la drogue dans le financement de la campagne sénatoriale de De Lima. « Elle n’a pas baisé que son chauffeur, elle a baisé toute la nation », n’a pas hésité à lancer le chef de l’Etat.

Le meneur d’un gang de braqueurs en détention, Herbert Colangco, invité à témoigner contre elle, a donné son numéro de téléphone portable lors d’une audition retransmise sur les chaînes nationales. Elle reçut aussitôt 2 000 SMS d’insultes et de menaces. Ce sont les mêmes truands qu’elle avait combattus en 2014, alors à la chancellerie, en faisant démanteler les luxueuses cellules qu’ils s’étaient aménagées. Fan de Michael Jackson, Colangco était parvenu à se faire construire un studio d’enregistrement ; il lui permit de sortir un CD, qui obtint un titre de disque de platine.

Si elle reconnaît ne pas « être une sainte », elle dément ces accusations, qu’elle dit créées de toutes pièces par Duterte pour la décrédibiliser. « C’est très déstabilisant, confie Mme de Lima. Il est obsédé par l’idée de me détruire. »

* LE MONDE | 26.10.2016 à 10h47 • Mis à jour le 26.10.2016 à 10h47 :
http://abonnes.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2016/10/26/leila-de-lima-la-senatrice-qui-ose-contrer-duterte_5020582_3216.html

Harold Thibault

Journaliste au quotidien Le Monde.

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