Tiré d’Orient XXI.
Aux élections parlementaires du 15 mai 2022, la participation électorale à l’échelle nationale reste au niveau de celle de 2018 (49 %). Mais une analyse détaillée dans les différents districts montre des dynamiques locales qui sont loin d’être uniformes. Ainsi, dans le Jabal Amel, bastion du Hezbollah, le taux de participation a été plus élevé qu’il y a quatre ans. Par ailleurs, l’absence de Saad Hariri, l’ancien candidat au poste de premier ministre, semble avoir incité certains électeurs à boycotter le scrutin, notamment dans les anciens fiefs du haririsme à Beyrouth, Tripoli, Sidon et dans le Centre-Sud de la Bekaa. Dans certains districts des montagnes maronites où la bataille interchrétienne a été la plus vive, le taux de participation a dépassé les 60 %.
Un autre fait central concerne la présence au Parlement de pas moins de 13 nouveaux visages (sur 128). Ils sont l’expression du mouvement de protestation de 2019, mais dont les racines plongent dans les manifestations qui ont éclaté dès 2016. Il s’agit d’un front d’opposition aussi pluriel et diversifié qu’il est fragmenté en interne par des oppositions personnelles et des rivalités de clocher. Ces 13 députés du « changement » ont réussi à ébranler, de différentes manières, certains dinosaures comme Elie Ferzli (inamovible vice-président du Parlement) ou Assaad Herdane, connu dans de nombreux milieux comme le porte-étendard du gouvernement de Damas. Deux autres personnalités du front prosyrien, Talal Arslan et Wiam Wahhab, ont été renvoyées dans leurs foyers. Un sort identique a été réservé à Fayçal Karamé, héritier d’un des oligarques de Tripoli, et au banquier milliardaire Marwan Khaireddin, candidat sur la liste du Hezbollah, accusé d’être l’un des artisans de la fuite du capital financier à l’automne 2019.
Passée l’euphorie de ce « vent du changement » populaire, la question se pose de savoir si ces treize nouveaux députés parviendront, aux différentes étapes de la législature et dans le travail parlementaire quasi quotidien, à surmonter leurs divisions et à former un bloc soudé et cohérent pour accompagner une éventuelle, mais improbable transformation du système. De même, on peut se demander quel pourrait être le rôle des seize candidats qualifiés d’« indépendants », c’est-à-dire ceux qui n’appartiennent pas aux partis traditionnels. Ils représentent principalement des intérêts particuliers à l’échelle locale et, à l’image de ce qui s’est produit dans le passé, pourraient facilement être absorbés par les mécanismes de cooptation et de clientélisme institutionnel. Parmi eux figurent notamment les noms du milliardaire Fouad Makhzoumi, de Jean Talouzian, apparenté au banquier propriétaire du groupe bancaire international libanais Société générale de banque au Liban (SGBL), et du représentant du clan latifundiste des montagnes maronites Farid Al-Khazen. Il sera intéressant de voir si et comment les seize « indépendants » et les treize députés d’opposition mèneront les négociations politiques nécessaires, qui impliquent par nature des compromis, pour devenir un moteur du changement.
Des parts d’hégémonie à se partager
Un autre aspect essentiel concerne l’opposition supposée entre une « majorité » et une « opposition ». Contrairement à d’autres systèmes politiques, le Parlement libanais ne peut pas être conçu comme une assemblée composée de deux blocs, l’un de droite et l’autre de gauche. En réalité, le corps législatif fait partie d’un système hégémonique plus articulé, couronné au sommet par un pouvoir qui procède par association, composé des principaux dirigeants politiques du pays, chacun fort (ou faible) d’une affiliation régionale et internationale. L’opposition rhétorique et la polarisation idéologique qui atteignent leur apogée en période électorale servent à mobiliser leurs réservoirs de consensus respectifs. Mais au plus haut niveau, les différents dirigeants sont unis par un intérêt convergent et durable : le partage des parts d’hégémonie. Le Parlement est un instrument clé dans cette dynamique, faite de négociations continues à l’intérieur et à l’extérieur des institutions.
En ce sens, il peut être trompeur de penser que le Hezbollah est maintenant dans l’opposition et que les Forces libanaises vont constituer la coalition majoritaire. Le moment est proche où l’on pourra vérifier l’inanité d’une semblable lecture trop influencée par une comparaison inappropriée entre le système libanais et les systèmes institutionnels européens. Rendez-vous est pris pour l’élection du président du Parlement, un poste occupé depuis des décennies par Nabih Berri, leader d’Amal et allié du Hezbollah. Il est difficile d’imaginer qu’une force politique « majoritaire » puisse rompre le pacte d’« associés » en votant contre l’inamovible Berri.
En ce qui concerne la formation du gouvernement, la tradition politique ne prévoit pas que le chef de l’État nomme désormais un premier ministre responsable au sein de la coalition « majoritaire », comme certains l’imaginent. Au lieu de quoi, selon la coutume, une consultation transversale de toutes les forces traditionnelles va s’engager pour trouver une forme consensuelle de gouvernement, c’est-à-dire un gouvernement composé de ministres de tous les principaux partis.
Dans ce contexte, il sera intéressant d’observer le rôle que joueront les « indépendants » et les députés du « changement ». On peut se demander si ces diverses catégories de députés, non alignés officiellement, participeront, même indirectement, à la négociation d’un « gouvernement de consensus national » par lequel chaque confession doit disposer d’un tiers des ministres (le mécanisme controversé du « tiers de blocage » et du « tiers de garantie »).
Un difficile accord avec le FMI
L’épineuse question d’un éventuel accord entre le Fonds monétaire international (FMI) et les autorités du Liban, pays en proie à la pire crise socio-économique de son histoire, laisse place à plusieurs scénarios. En vertu du processus de négociation entamé ces derniers mois entre les autorités libanaises et le FMI, le prochain gouvernement doté des pleins pouvoirs (l’exécutif encore en place, dirigé par le milliardaire tripolitain Najib Mikati, est chargé des affaires courantes) et le Parlement nouvellement élu devront approuver de concert une série de lois clés extrêmement délicates, pour offrir au Fonds les garanties minimales permettant de transformer l’accord préliminaire actuel en accord formel. Ainsi pourrait être débloqué le versement des ressources tant attendues, 3 milliards de dollars (2,83 milliards d’euros) sur une période de 46 mois. Il s’agit de mesures institutionnelles, législatives et exécutives sur lesquelles les forces politiques traditionnelles se sont déjà divisées au cours des derniers mois et des dernières semaines. Et rien ne dit qu’elles s’accorderont sur les questions en suspens. On peut donc se demander si le prochain gouvernement sera formé suffisamment rapidement pour qu’un accord soit trouvé à temps avec le FMI. Et l’on peut se demander si Mikati reste encore le meilleur candidat de l’élite dirigeante pour poursuivre ce que l’on appelle la « transition financière » en tant que nouveau premier ministre.
Une autre possibilité est que la formation du nouvel exécutif soit ralentie par une impasse institutionnelle à laquelle les Libanais sont habitués. Au Liban, les négociations politico-institutionnelles peuvent durer des mois, voire plus d’un an dans certains cas. La question est de savoir comment il sera possible d’éviter un nouvel effondrement de l’économie (avec une monnaie qui a déjà perdu 95 % de sa valeur) et la détérioration qui en suivra de la situation socioéconomique dans un pays où, selon les Nations unies, 80 % de la population est aujourd’hui « en situation de pauvreté ». En moins d’une semaine, entre la veille des élections et la publication des résultats définitifs, la valeur du dollar américain par rapport à la livre locale s’est envolée, atteignant la barre des 30 000 livres pour un billet vert (20 000 livres à l’automne 2021, 1500 avant le début de la crise actuelle).
Dans ce contexte, il est difficile d’imaginer que l’élection présidentielle, prévue à l’automne prochain, se déroulera comme prévu. Il est plus probable que ce rendez-vous soit reporté au moins à l’année prochaine, dans l’attente d’un accord interne qui devra, comme il est d’usage, tenir compte d’autres développements à l’échelle régionale (l’accord sur le nucléaire iranien, entre autres) et internationale (la guerre en Ukraine et ses répercussions).
L’armée, garante de la stabilité ?
À la lumière des résultats électoraux du 15 mai, la question se pose toutefois de savoir quels pourraient être les éventuels candidats à la présidence, un poste réservé à un membre de la communauté maronite. Si le leader de facto du mouvement aouniste Gibran Bassil semble désormais exclu de la compétition présidentielle en raison de la défaite subie par son parti au profit des rivaux historiques des Forces libanaises, même l’actuel chef de l’armée, le général Joseph Aoun, ne semble pas avoir le souffle nécessaire pour se présenter comme un candidat viable dans un marathon au rythme lent.
Dans la situation actuelle, marquée par des vagues périodiques de tension sociale et de violence politique urbaine, l’armée est en fait appelée à effectuer un travail qui n’est pas nécessairement en ligne avec les objectifs de développement sociopolitique de la société. Les puissances étrangères occidentales continuent d’alimenter les forces armées pour maintenir la « stabilité ». Dans de nombreux cas, il s’agit de réprimer des poches de mécontentement socioéconomique et politique croissant, en particulier dans les régions considérées comme étant en marge du système de distribution des privilèges et des services.
Dans de nombreux milieux, il semble que le choix de certaines chancelleries européennes et des États-Unis de soutenir sans réserve l’armée libanaise, comme si elle était la « gardienne de la stabilité interne », finisse par renforcer le rôle des élites traditionnelles, dont beaucoup sont déjà directement soutenues et financées par d’autres forces étrangères. Pour ces élites, les formes de dissidence qui ne peuvent être absorbées par le système de patronage doivent être marginalisées, délégitimées (au nom de la « lutte contre le terrorisme ») et réprimées, comme c’est souvent le cas dans les banlieues de misère de Tripoli et de ses environs.
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