Édition du 12 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le printemps arabe est aussi un printemps des femmes

Les femmes se sont massivement impliquées dès le départ dans l’élan populaire libératoire en Tunisie, en Égypte, en Lybie, au Yémen, en Syrie et à Bahreïn. Elles se trouvent aujourd’hui à un tournant où bilan et stratégie sont les maîtres mots pour réinventer un féminisme post-révolution.

(site de Médiapart - 07 avril 2012)

Les militantes et sympathisantes de l’émancipation féminine mesuraient pourtant les conséquences de la chute de régimes ayant bâillonné les libertés durant des décennies. Elles avaient conscience du retour en force des mouvements conservateurs et religieux radicalisés par des décennies de répression et de persécution. Toutefois, la grande majorité de ces femmes ne semble pas regretter l’époque de la dictature ou de l’avant-révolution. Victimes d’une double oppression, celle d’une société patriarcale et conservatrice et celle de la dictature, elles considèrent aujourd’hui avoir fait sauter un premier verrou, ce qui les engage à aller plus loin dans leur combat.

Les révolutions auront eu pour avantage de donner la véritable image de l’état des sociétés arabes, donc non déformée par le prisme des régimes despotiques mensongers. Ce prisme incarné, entre autres par le « féminisme d’État », a faussé la relation que pouvaient avoir les femmes militantes avec le cœur de leur combat, à savoir l’émancipation de la domination patriarcale. L’État, loin d’être un instrument de libération, a créé, notamment en confisquant et instrumentalisant la cause des femmes, une forme particulière de discrimination envers elles. Il a contribué à la construction et la légitimation de la division sexuée des rôles et des identités par la loi et le discours sur la sphère privée. Aujourd’hui, sans distinction de pays, la Charia constitue une source principale de législation concernant le code du statut personnel. Les régimes qui se disent laïques ont consacré les inégalités et la discrimination à l’égard des femmes, tant sur le plan des lois (tutelle, divorce, héritage…) que concernant les libertés de circulation et les codes vestimentaires. La convention de la CEDAW, (Convention sur l’Élimination de toutes les formes de Discrimination à l’égard des Femmes), a été signée et ratifiée par la majorité des pays arabes, mais avec des réserves sur certaines lois qui régissent le statut personnel.

Les femmes ont été prises au piège de régimes soi-disant garants de leurs droits et pourtant fondamentalement liberticides et discriminants. Aujourd’hui, elles confrontent avec plus de lucidité de nombreux défis pour défendre et arracher leur droit à exister en tant que citoyennes libres et égales de leurs compatriotes masculins. Les transformations politiques et l’ébullition qui caractérisent la majorité des pays arabes produisent de fait une sorte de décantation des forces sociales et politiques à l’œuvre dans chaque pays. À partir de ce constat, tout reste à construire moyennant un bilan de plusieurs décennies d’engagement et des stratégies adaptées aux nouvelles configurations des sociétés post-révolution.

Le temps du bilan

Dans la majorité des pays arabes, les mouvements de femmes travaillent depuis des décennies et ont développé une expertise certaine, surtout sur les aspects juridiques discriminants à leur égard. De nombreux travaux et études ont été réalisés sur la situation des femmes avec un constat particulièrement alarmant concernant leur faible représentation en politique, l’analphabétisme, la violence et les difficultés rencontrées par les militantes à se mobiliser et à sensibiliser l’opinion. Ces difficultés ne sont pas seulement d’ordre matériel, même si le manque de ressources financières est un facteur important. Les femmes prennent conscience de la nécessité de repenser, à la lumière de leur expérience passée, des stratégies d’action plus élaborées et de plus en plus axées sur la mobilisation et la communication.

Lorsqu’on parle de bilan, il ne s’agit pas seulement de recenser les acquis et pointer les échecs, même si cela est important. Il s’agit d’aller encore plus loin et ne pas s’arrêter sur le « Pourquoi ça n’a pas marché ? », mais plutôt se questionner sur le « Comment faire autrement pour que ça marche ? ». C’est une prise de recul nécessaire car, la plupart du temps, les femmes et les organisations de femmes ont été inscrites dans l’urgence. Protester contre les lois discriminatoires, se mobiliser pour les victimes de violence, trouver des ressources financières, etc. Autant de travail qui souvent laisse peu de place à une véritable maturation de la réflexion.

Pour faire ce bilan et rendre possible et réaliste les stratégies, il importe de capitaliser l’expérience des mouvements de femmes dans le monde arabe. Cette démarche a déjà commencé notamment à travers la littérature où l’on voit fleurir des talents de l’écriture féminine qui posent les premiers jalons de la réflexion sur le rapport au corps, à la sexualité, à la société. L’expérience ne s’arrête pas là, puisque les femmes ont produit des analyses et des études qui étoffent de plus en plus le discours féministe dans la région. Elles s’intéressent notamment à la question de la mobilisation et au processus d’adhésion à la cause des femmes. Ce travail, en amont de l’action proprement dite, analyse les mécanismes de la domination dans les sociétés arabes sur le registre psycho-social. Il a pour objectif d’amener les femmes à se penser comme des sujets pour sortir du rapport de domination. Longtemps, prisonnières de ce modèle, la majorité d’entre-elles ont intégré une image d’elles-mêmes qui consacre leur infériorité. L’édifice patriarcal repose en grande partie sur ce rapport de force défavorable aux femmes. Les facettes de la domination sont multiples, cependant elles partagent un trait commun qui est celui de l’exercice de la violence. Qu’elle soit idéelle, physique, symbolique ou économique, elle maintient en permanence les femmes dans une situation de peur de défier le système dominant. Les mécanismes de domination du plus pernicieux au plus explicite les enferment dans un maillage qui brouille la conscience qu’elles pourraient avoir d’elles-mêmes. Se penser comme un sujet c’est d’abord parvenir à s’extirper de ce brouillard.

Ensuite, vient la question de la difficulté de la mobilisation. Elle n’est pas spécifique aux femmes et concerne une majorité de mouvements sociaux. La montée de l’individualisme et le caractère « non religieux » des luttes sont autant d’écueils qui entravent l’adhésion massive. Pour ce qui concerne les femmes, les militantes ont souvent du mal à consolider leurs rangs car elles ont affaire en plus des énormes résistances conservatrices, à une majorité de personnes qui ont le sentiment de trahir les valeurs familiales, religieuses et sociales en choisissant de s’impliquer pour l’émancipation. Cette croyance limitante fragilise considérablement la capacité des mouvements féministes à impacter en tant que groupe d’influence lié par des intérêts communs. Ce qui montre bien à quel point la reconnaissance sociale est un enjeu crucial dans le projet émancipateur. Elle ne se met en place que lorsqu’un groupe d’appartenance cohérent et solide s’impose dans la société avec ses valeurs et son identité propre.

Trois éléments essentiels

Par conséquent, en plus d’explorer le champ des possibles sur le plan politique, culturel et social, c’est le dépassement d’un véritable cap psychologique qui peut être garant d’une impulsion collective de qualité pour l’émancipation. Pour ce faire, trois éléments essentiels sont à l’œuvre pour la constitution et la consolidation du groupe d’appartenance : retrouver l’estime de soi, la confiance en soi et sortir du discours de la victimisation.

 L’estime de soi : Elle fait partie intégrante de l’identité. Son renforcement nécessite un total alignement entre ce que l’on est et les idées que l’on défend. Par conséquent, s’impliquer dans un groupe qui partage les valeurs de l’émancipation doit faire sens avec son identité. Généralement, dans nos sociétés, le groupe d’appartenance se résume aux familles et aux proches. Vouloir exister dans un autre milieu, qui est porteur d’un projet émancipateur, est souvent considéré comme une trahison. Il n’est pas facile pour les femmes de gérer ce conflit interne entre désir de cohésion socio-familiale et désir de libération. Cela demande de dépasser la peur d’être jugée et d’être au clair par rapport à ses convictions et ses valeurs.

 La confiance en soi : Elle concerne les capacités et le savoir-faire. Ici entrent en jeu toutes les questions liées à la stratégie. Les femmes ont conscience de la nécessité d’inscrire leur action dans une démarche pensée dans ses moindres détails. La connaissance de la réalité sociale de leur pays est essentielle ainsi que la maîtrise de l’aptitude à déconstruire les discours rétrogrades. L’acquisition d’outils de communication permet d’affiner le discours, de gagner en flexibilité et de clarifier davantage les messages. À cela s’ajoute l’appropriation des nouvelles technologies. Dans ce domaine, les femmes ont fait leurs preuves en matière de savoir-faire durant les révolutions puisque c’est précisément cette organisation dans l’espace virtuel qui leur a permis de prendre la parole et surtout de réaliser qu’elles n’étaient pas isolées. Ces deux dimensions, estime de soi et confiance en soi fonctionnent en même temps et se nourrissent mutuellement.

Sortir du discours de la victimisation : Généralement, lorsque l’on évoque la situation des femmes dans le monde arabe, on ne les voit que sous l’angle de la victimisation. Bien sûr, il ne s’agit pas ici de ne pas leur reconnaître ce statut. Elles sont encore victimes de violences, de viols, de lois discriminantes, du contrôle social et religieux sur leurs corps et leurs mouvements. Mais elles ne sont pas que cela. Les femmes constituent un potentiel de changement et elles le prouvent tous les jours par le foisonnement d’initiatives nées ou boostées par l’impulsion des révolutions. Sortir de la posture de victime, inhibitrice, dans laquelle elles ont été longtemps cantonnées, leur donne accès aux possibilités d’agir à leur niveau, dans leur réalité, avec leurs compétences.

De l’espoir

Il est toujours possible de céder au pessimisme et considérer le sort des femmes comme scellé par la montée des courants intégristes. Mais cela serait faire preuve non pas de réalisme mais de manque de confiance dans le droit des peuples à la liberté, et surtout dans la capacité des forces émancipatrices et progressistes à faire entendre leur voix et à prendre leur place dans le débat public et politique.

  • Bien que les défis soient colossaux, le foisonnement et la diversité d’initiatives originales sur la toile et sur le terrain indique l’existence d’une lame de fond animée par une nouvelle génération porteuse d’une conception plus créative et plus proactive de la cause féministe. Pour conclure, voici quelques exemples intéressants dans la mesure où ils illustrent qu’un pas a été franchi dans la prise de conscience collective au cœur des révolutions.

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