Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Ukraine

Le long hiver qui s’annonce : la Russie envahit l’Ukraine

Le 24 février 2022, les militaires russes envahissent l’Ukraine. Les relations internationales ne seront plus jamais les mêmes. Alors que les militaires russes ciblent l’ensemble du territoire de l’Ukraine, leur objectif politique reste mal défini.

24 février 2022 | tiré dusite alencontre.org
Par Vicken Cheterian

Quel est l’objectif politique de l’invasion russe en Ukraine ? Les longs préparatifs militaires et l’ampleur des opérations montrent clairement que les objectifs russes ne se limitent pas aux deux « républiques séparatistes » de Donetsk et de Lougansk. Pour comprendre ce que la Russie compte réaliser avec cette invasion, il faut revenir au discours de Poutine du 21 février, dans lequel il niait le droit de l’Ukraine à la souveraineté de l’Etat [1]. L’objectif de l’invasion est donc de déclencher un changement de régime par une invasion militaire, et de faire passer l’Ukraine sous domination russe.

Les relations internationales ne seront plus jamais les mêmes. Les opérations militaires russes ne sont pas comparables à celles de 2014 où la Russie a annexé la Crimée et créé un état de guerre permanent dans le Donbass. Nous ne pouvons pas non plus comparer l’invasion actuelle avec la guerre russo-géorgienne de 2008, lorsque les militaires russes auraient pu avancer jusqu’à Tbilissi et faire tomber Mikhaïl Saakachvili, mais se sont abstenus de le faire. Aujourd’hui, l’invasion russe de l’Ukraine vise une domination totale. Elle est comparable à l’invasion américaine de l’Irak en 2003, avec les résultats catastrophiques que l’on sait.

Pour analyser la crise actuelle, il est nécessaire de distinguer deux niveaux de conflits : les relations russo-étatsuniennes et les relations russo-ukrainiennes. Le conflit actuel en Ukraine est le résultat de deux « péchés originels ». Le premier est la décision prise par les Etats-Unis, sous la présidence du démocrate Bill Clinton en 1993, non seulement de préserver l’OTAN – une alliance militaire formée pour s’opposer à l’Union soviétique (URSS) – mais aussi de l’étendre vers l’est. D’autres alternatives, comme le démantèlement de l’OTAN, la recherche d’une architecture de sécurité commune en Europe incluant la Russie, ont été ignorées. A un moment donné, cette expansion militaire sans fin vers l’Est devait se heurter à la résistance russe. Pourquoi maintenant ? Parce que la Russie se sent sûre d’elle après ses réformes militaires massives depuis 2008, ses campagnes militaires « réussies » en Tchétchénie, en Géorgie, en Syrie, en Libye et ailleurs, mais aussi parce que la Russie, avec son armée forte d’un million de soldats, dispose d’une puissance militaire prépondérante sur le théâtre européen.

A un certain niveau, ce conflit est le fait d’une grande puissance qui parle à une autre grande puissance : lorsque Poutine a adressé ses demandes du 17 décembre 2021, visant à ramener l’OTAN aux positions de 1997, cette demande n’a été adressée ni à Kiev, ni à Bruxelles, mais à Washington. Poutine parlait à Biden dans le même langage d’une puissance hégémonique : repousser les frontières géopolitiques de l’Europe de l’Est, simplement parce que la Russie a aujourd’hui les moyens de le faire, un peu comme le comportement des Etats-Unis dans les années 1990.

Mais il existe un autre niveau d’analyse, celui des relations russo-ukrainiennes, et là, le deuxième « péché originel » a été commis par la Russie en 2014 dans le contexte de la révolution « Euromaïdan ». L’Ukraine est un Etat vaste mais fragile. Sa composition interne – une importante population russophone dans son est et son sud, et une population pro-occidentale en Galicie – mais aussi sa situation géopolitique entre la Russie d’un côté et l’OTAN et l’Union Européenne de l’autre ont contraint l’Ukraine à un numéro d’équilibriste. Nous avons déjà vu cet acte de balancement en 2004, lorsqu’après la « révolution orange » le candidat pro-russe, Victor Ianoukovitch, est revenu au pouvoir. Même après l’Euromaïdan, la possibilité de recréer l’équilibre entre la Russie et l’Occident était réelle. Cette possibilité a été détruite par l’annexion russe de la Crimée et la guerre dans le Donbass. Après 2014, aucun dirigeant ukrainien ne pouvait faire de compromis avec la Russie, et encore moins exprimer des positions pro-russes. Les actions russes ont poussé l’Ukraine vers l’Ouest, et sa politique interne vers un nationalisme défini comme anti-russe.

L’invasion à laquelle nous assistons aujourd’hui va consolider l’identité ukrainienne en termes nationalistes, marquant la rupture définitive entre les identités ukrainienne et russe. C’est un processus douloureux qui a commencé en 2014, et qui déchirera le tissu social non seulement de l’Ukraine mais aussi de la Russie.

L’insécurité européenne

Il reste à voir si Poutine réussira à obtenir ce qu’il veut de l’Ukraine en utilisant cette invasion militaire. Cependant, en ce qui concerne ses relations avec les Etats-Unis, l’OTAN et l’Europe, ce sera un désastre. La crise ukrainienne de ces derniers mois a révélé un « Occident » très divisé : d’une part, des Etats-Unis préoccupés ailleurs – dans la région du Pacifique et par des problèmes politiques internes – et pas prêts à affronter la Russie en Ukraine. Le président américain Biden, qui a plus d’une fois prédit l’invasion russe à venir, avait pourtant clairement indiqué que les Etats-Unis n’enverraient pas leurs soldats pour défendre l’Ukraine. En Europe, certains pays limitrophes de la Russie, comme la Pologne et les pays baltes, craignant la réapparition de la Russie, ont adopté des positions traditionnellement dures à l’égard de Moscou. Mais les principaux Etats de l’Union Européenne, comme l’Allemagne, la France et l’Italie, voulaient des relations normales et résoudre les problèmes de sécurité de la Russie par la diplomatie. Cette troisième voie est désormais défaite.

L’invasion militaire russe du 24 février marque la fin des efforts d’Emmanuel Macron et d’Olaf Scholz. La Russie, après avoir consolidé le nationalisme ukrainien, consolidera l’OTAN à ses frontières. Après avoir atteint un niveau historiquement bas de 70 000 soldats, les Etats-Unis pourraient redéployer de nouvelles forces militaires en Europe. Les pays de l’UE, qui craignent la Russie, augmenteront leurs dépenses militaires. Alors que le conflit actuel pourrait faire grimper les prix du pétrole et du gaz, les pays de l’UE chercheront des alternatives à l’énergie russe. L’Occident imposera également de sévères sanctions économiques et financières à la Russie. Si Moscou, avec ses plus de 600 milliards de réserves, a les moyens de résister à la pression financière, ne nous faisons pas d’illusions quant à l’impact catastrophique de la guerre et des sanctions sur l’économie mondiale, gravement handicapée après deux ans de pandémie.

Mais ce sont l’Ukraine et le peuple ukrainien qui souffriront le plus. L’Ukraine est l’un des pays les plus tragiques d’Europe, qui a immensément souffert au cours de son histoire. Elle est née en tant qu’Etat indépendant dans les horreurs de la Première Guerre mondiale, suivie de la guerre civile russe qui a fait des millions de victimes. Pendant la collectivisation forcée des terres par Staline en 1932-33, l’Ukraine a souffert d’une famine de masse, connue sous le nom de Holodomor, qui a provoqué la mort de faim de « 7 à 10 millions » de personnes. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les forces d’occupation nazies ont utilisé des millions d’Ukrainiens comme esclaves, exterminé les Juifs ukrainiens et d’autres minorités, tandis que certaines des batailles les plus féroces entre les forces d’occupation allemandes et les troupes soviétiques ont eu lieu en Ukraine. Les pertes ukrainiennes durant la Seconde Guerre mondiale se situent entre 5 et 7 millions. L’effondrement de l’Union soviétique a été très douloureux pour l’Ukraine ; un indicateur résume son immense souffrance : la population ukrainienne est passée de 52 millions d’habitants lors de l’effondrement de l’URSS en 1991, à 43 millions actuellement. Aujourd’hui, l’Ukraine est une fois de plus une victime.

La Russie peut avoir des préoccupations légitimes en matière de sécurité vis-à-vis de l’OTAN. Mais existe-t-il une loi sur terre qui prive l’Ukraine et les Ukrainiens de leur droit légitime à la sécurité, à la dignité et à l’indépendance ? (Article reçu le 24 février 2022 ; traduction rédaction A l’Encontre)


[1] Le chauvinisme grand-russe de Poutine ressort bien de sa « reconstruction historique ». Sabine Dullin, professeure en Histoire contemporaine à Sciences Po (France Culture, 22 février), notait à juste titre la proximité de son approche avec celle d’Alexandre Soljenitsyne. En 1990, Alexandre Soljenitsyne écrivait Comment réaménager la Russie. « Dans ce livre, la Russie c’est l’Ukraine, la partie ouest du Kazakhstan qui est plutôt russophone, la Biélorussie et la Russie. Tout le reste n’est pas véritablement le cœur de la nation russe », expliquait-elle. Poutine est proche, en ce domaine, de Soljenitsyne. (Réd. A l’Encontre)

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par les responsables.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Sur le même thème : Ukraine

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...