La scène du début nous emmène dans les bois – ce qui intrigue sachant qu’il va être question de Marx, qui n’a pas marqué l’histoire en tant qu’homme des bois !
Mais il fut l’homme qui, dans la Gazette rhénane, a légitimité les "vols" de bois des paysans et artisans pauvres de Rhénanie, un droit coutumier bafoué par les violences des agents des propriétaires. Ce fut, de son propre aveu ultérieur, la première fois qu’il s’est coltiné avec les questions économiques et une sorte de moment fondateur pour lui. Ce moment revient au coeur du film, sous la forme d’un cauchemar du jeune Karl. La scène est d’une noirceur et d’une violence qui évoquent l’esclavage, Haïti ou le Ruanda, pas par hasard. Et ce n’est sans doute pas par hasard non plus que, comme Marx entra dans l’histoire, nous entrons dans le film par une évocation du droit coutumier des pauvres d’autrefois, qui avaient des biens communs et non des propriétés privées.
Cette violence accouche d’un nouveau mode de production. Celui-ci est mis en scène dans quelques moments courts mais très élaborés représentant les fabriques, où les femmes obéissent au rythme des machines à vapeur actionnant l’automate industriel collectif. Les jeunes gens en colère, héros de ce récit, apportent la conscience et par là l’organisation à la lutte des prolétaires.
L’histoire connaît avec eux une sorte de commencement : troisième affirmation de l’histoire universelle que celle du générique de fin prolongeant les lectures du Manifeste, fait d’images du XX° siècle, de la lutte des classes un peu partout, mais une histoire qui, comme la vie endiablée et rude de ces jeunes, n’est pas écrite d’avance. L’Esprit du temps, le Zeitgeist économiquement déterminé ? Certainement pas.
Nous ne savons pas où nous allons mais nous combattons, quand tu n’as plus rien, plus rien à perdre, comme le dit la chanson choisie ici, Like a rolling stone de Bob Dylan.
Ils sont extrêmement sympathiques.
Karl, un August Dielh d’une ressemblance remarquable avec le seul portrait que l’on ait de Marx vraiment jeune, un jeune homme au sourire en coin, pétillant d’intelligence, faussement distant, totalement passionné.
Friedrich, Stefan Konarske, peut-être un brin plus mélancolique que les lettres du jeune Engels ne le font paraître, mais il pouvait l’être pourtant, sortant de la bourgeoisie affairiste et piétiste sous la férule d’un paternel écrasant.
Jenny von Westphalen est l’égale des deux précédents larrons, et le tempérament le plus héroïque de cette histoire, d’autant qu’elle accouche, elle, et pas qu’une fois.
Les résumés de présentation du film s’en tiennent aux trois jeunes gens, alors qu’ils sont quatre car il faut leur ajouter la compagne d’Engels, Mary Burns. La question de la ressemblance, réussie pour les trois premiers, ne se posait pas pour elle car nous n’avons pas de photographies ou de portraits de l’ouvrière (d’aucuns se sont demandés si ce n’était pas plutôt la domestique, ou la prostituée) qui a ouvert au jeune Friedrich les arcanes des bas-fonds de Manchester, et aussi contribué à déterminer le tropisme, la viscérale sympathie pour l’Irlande affamée des deux larrons et, pour ce qui concerne Marx, de ses filles toutes aussi irlandaises et catholiques qu’elles étaient communistes et athées, et parce qu’elles l’étaient. Mary Burns est donc campée comme une vigoureuse et franche irlandaise des bas-fonds par Hannah Steele.
A la galerie des personnages principaux il faut ajouter Pierre-Joseph Proudhon (Olivier Gourmet), cabotin, pauseur, pontifiant, franchouillard – s’il a encore des fans, ceux-ci n’auront pas aimé, mais ce portrait, au demeurant sympathique lui aussi, est là encore assez vraisemblable par rapport à ce que nous en savons historiquement.
Et aussi Wilhelm Weitling (Alexandre Scheer), dont les allures de capitaine Achab sont tout à fait probantes, pathétiques ... et quand même sympathiques.
La stricte exactitude historique souffre sans arrêt dans les détails, mais ce n’est absolument pas un problème. Je m’explique.
Si ce film vous a plu et intrigué, étudiez les écrits richissimes de ses protagonistes masculins (y compris Proudhon et Weitling !), et les lettres de Jenny, Mary ayant été elle, analphabète. Mais ne prenez pas pour argent comptant chaque fait ou le déroulement de chaque rencontre.
La Gazette rhénane n’a pas été prise d’assaut par la police à Cologne, ni ses rédacteurs arrêtés, mais elle a bien été interdite. Bauer et Stirner, ni Ruge, n’étaient présents. Marx a très bien connu le premier, cohabitant avec lui quelques mois, mais n’a jamais vu le second – Engels par contre, si, et il a probablement fait des concours de bière et poussé la chansonnette avec lui. Marx et Engels n’ont pas noué leur amitié chez Ruge car Marx et Ruge s’étaient fâchés depuis quelques mois déjà, et la première fois que Marx avait croisé Engels ce n’était pas chez la comtesse Bettina von Arnim, que Marx était allé voir l’année précédente, mais à la rédaction de la Gazette rhénane et ce fut alors assez froid. Entre les deux rencontres Engels avaient découvert Manchester, Mary Burns et les chartistes. Le dialogue entre Marx et Proudhon où ce dernier refuse les avances politiques du premier n’a pas eu lieu de vive voix, mais fut épistolaire. Marx et ses amis ne proposaient pas à Proudhon de rejoindre la Ligue des Justes, mais les Comités de correspondance communiste. Deux ans auparavant à Paris, Marx, Proudhon et Bakounine se sont fréquentés, mais Bakounine ne disait pas encore "vive l’anarchie" – il s’y mettra à la fin des années 1860, alors que dès 1844 c’est Marx qui écrit que "l’existence de l’Etat et l’existence de l’esclavage sont indissociables". Mais ils ne se sont pas réunis dans l’atelier de Gustave Courbet, qui a peint Proudhon en 1864. Le congrès de la Ligue des Justes ne fut pas une grande assemblée, mais un tout petit comité, pendant plusieurs jours (avec des meetings en soirée, avec les chartistes), il y en eu deux, les mandats d’Engels étaient assurés d’entrée, et la belle image du changement de banderole ne s’y est pas produite bien qu’elle résume excellemment la portée du changement de devise, de Tous les hommes sont frères à Prolétaires de tous les pays, unissez-vous. Karl Grün n’était ni au congrès de la Ligue à Londres ni à la réunion orageuse de Bruxelles où Marx a brisé le voile du respect envers Weitling. Nous ignorons comment se sont connus Friedrich et Mary, et donc la scène du renvoi de Mary de l’usine est trop belle pour être vraie, bien que l’on se demande si Mary n’a pas fait un passage à la filature Ermen et Engels. Jenny et Mary ne se sont pas vraiment fréquentées (mais plus tard, la petite soeur de Mary, Lizzye, sera une amie des filles Marx dans la cause irlandaise). C’est bien après 1848 que Marx a été pigiste brillant et exploité pour le New York Herald Tribune et qu’il a quémandé un emploi aux chemins de fer refusé à cause de son écriture illisible. Il suffit !
Qu’est-ce à dire ? Nous avons là une série, probablement pas involontaire la plupart du temps, de regroupements, de concaténations, et quelques simplifications, consistant à grouper des personnages, à les faire se parler plutôt que correspondre, et à mettre ensemble certains faits qui furent successifs, pour les besoins de l’oeuvre et parfois de la mise en scène des débats de fond. Or, ceux-ci ne sont nullement trahis, ils sont au contraire présentés au public. C’est une oeuvre, pas un manuel didactique. Les "erreurs" que j’ai donc relevées vont avec une profonde exactitude humaine, psychologique et politique. Voila l’essentiel.
Cette vérité humaine, politique et psychologique, rend justice, il faut l’ajouter, aux femmes. Pas seulement Jenny et Mary. Derrière Jenny, voici Helene Demuth -Lenschen, la maman, six ans après que Jenny l’ai fait venir, de Frédérick, ce militant travailliste et syndicaliste mort en 1929 dont on ne sait s’il savait qui était son père ... Lenschen sera inhumée en 1890, après avoir cohabité avec Engels depuis la mort de Karl et de Jenny, avec eux, à leur demande à tous deux. Derrière Mary il y a la petite soeur, Lizzye, qui vivra avec Engels après la mort de Mary à 40 ans, en 1862, pendant seize années jusqu’à sa propre mort.
Et tous ensemble, avec leurs contradictions et leur vitalité, ont produit ce "communisme" qui est aussi le sujet de ce film. Parce qu’oeuvre d’art réussie, ce film est plus, il est à son tour un fait historique. En 2017, 169 ans après le Manifeste du parti communiste, 100 ans après la révolution d’Octobre, 28 ans après la chute du Mur de Berlin, cet heureux événements qui avait servi à proclamer la "fin du communisme", 11 ans après l’ouverture d’une crise financière globale officiellement terminée alors que personne n’y croit, voici qu’un cinéaste haïtien nous offre une nouvelle image de Karl Marx et ses potes Friedrich, Jenny et Mary, rajeunie, mais rapprochée de ce que l’on sait de la réalité. Cette image brise les statues d’acier, de bronze ou de marbre qui ont enlaidi les places des villes de Russie, d’Europe centrale et orientale et de Chine depuis un siècle. Ces colosses statufiés étaient les meilleurs repoussoirs que le capital pouvait brandir. Ils sont absents du générique de fin (comme l’URSS et la Chine "populaire" en général en sont absents, alors que le Che et le Printemps de Prague y font signe). Voila pourquoi ce film est important.
Un spectre hante à nouveau le monde, le monde du XXI° siècle. Et ce spectre est jeune.
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