Tiré de Ballast.
Février 2018. J’embarque dans un bus avec un convoi de militants en direction du canton autonome d’Afrin. Ils veulent apporter leur soutien à la population locale, menacée par l’offensive turque. Partis de Qamishlo, au nord-est de la Syrie, nous traversons la plaine aride du pays jusqu’aux vertes collines d’Afrin. Les forces armées kurdes des Unités de protection du peuple (YPG) et de la femme (YPJ) mènent une résistance acharnée face aux troupes turques et à leurs mercenaires rebelles et islamistes syriens, en mobilisant les tactiques de la guérilla dans les maquis et les champs d’oliviers. Mais, confrontés qu’ils sont aux drones et aux frappes aériennes quotidiennes de la deuxième armée de l’OTAN, leurs moyens sont bien limités…
Dans le bus, on compte de nombreux Syriens, principalement kurdes, ainsi que des internationalistes venus couvrir la lutte pour des médias indépendants. Il y a également Sardar. Difficile de savoir qui il est. Manchot, taciturne, le jeune homme restera au second plan une bonne partie du trajet — poignet dans la poche, regard acéré braqué sur l’horizon. « Sardar ? C’est un militant turc du MLKP [Parti communiste marxiste-léniniste]. Il a fait la guerre contre l’armée turque par le passé. C’est comme ça qu’il a perdu sa main. Il veut aller rejoindre les YPG pour la combattre à nouveau », me glisse-t-on. Je ne le regarderai plus dès lors de la même manière. Le mutisme du partisan imberbe, qui a probablement moins de 20 ans, cache donc un volcan qui ne demande qu’à entrer en éruption. « Il ne rêve que d’atteindre le front et d’en découdre avec les tchétés (1) », me dit-on encore. Nous pénétrons dans le canton kurde dans la nuit du 22 février. Il reste une quinzaine de kilomètres avant d’atteindre Afrin-ville, la capitale. Soudain, un mortier tombe non loin de nous. Sardar se mue subitement en chef de guerre. Les quinquagénaires à bord suivent ses instructions à la lettre : sa voix fluette n’est plus qu’un torrent d’injonctions autoritaires. « Tous à plat ventre ! Écartez-vous des fenêtres ! », lance-t-il en faisant de grands gestes. Le bus s’arrête près du village de Basouteh ; Sardar somme les jeunes de s’abriter entre le véhicule et un mur afin d’éviter les éclats de mortier en cas de nouveaux tirs. Mais c’est une frappe aérienne qui à l’instant même nous atteint. J’ai entendu le missile, tiré d’un avion de chasse passé en piqué au-dessus de nous : la bombe soulève une gigantesque gerbe de pierres qui retombent sur notre cortège — un mort, plusieurs blessés. Le convoi cède majoritairement à la panique ; Sardar, impassible, s’efforce de donner des consignes pour limiter les risques. Tout le monde s’enfuit. L’armée turque surveille la scène via ses drones : elle peut frapper n’importe où, n’importe quand.
La nuit sera longue. Les murs et les fenêtres vibrent au rythme des tirs de mortiers dans la campagne environnante. La supériorité militaire des forces turques est patente : ne pas détenir le contrôle de l’espace aérien ne laisse que peu de chances aux Kurdes. Malgré cela, Sardar supplie les commandants locaux de le laisser prendre les armes pour rejoindre le front : refus catégorique. En venant ici, le jeune homme a déserté son poste au nord-est de la Syrie ; il est sommé d’y retourner — en s’estimant heureux de ne pas être arrêté. Quelques jours plus tard, les militants du convoi rebroussent chemin, non sans avoir manifesté à plusieurs reprises leur espoir de galvaniser les Kurdes de l’enclave assiégée. Sardar broie du noir ; il reprend la route de Qamishlo. Le retour s’effectue sans encombre. Le 15 mars, le commandement militaire kurde ordonne l’évacuation d’Afrin et le repli sur Shahba, avec la garantie donnée par les Russes qu’ils contrôleront l’espace aérien sur une fenêtre de deux jours (2).
Faire face à deux invasions
La campagne contre Afrin, lancée le 20 janvier 2018 et cyniquement baptisée « Rameau d’olivier », est la seconde opération turque en Syrie après « Bouclier de l’Euphrate », entamée fin 2016 contre l’organisation État islamique (3). C’est aussi la première offensive qui menace directement les forces kurdes de Syrie. Après le repli des YPG/J, le canton, autrefois prospère et autonome, verra son patrimoine culturel et naturel détruit, sa population remplacée, et subira des politiques d’arabisation et de turquification (4). Le plus grand fanatisme religieux sera imposé par les islamistes, entraînant pressions, intimidations et discriminations. Depuis leur exil, les Afrinois pleurent la dépossession dont ils sont victimes, et le silence de la communauté internationale. Cette perte est vécue par un grand nombre de Kurdes, originaires de Syrie, du Moyen-Orient et même de la diaspora, comme un traumatisme. Très vite, des cellules de résistance d’Afrin se mettront en place : depuis lors, elles harcèlent l’armée turque et ses supplétifs. La guerre d’usure durera tant qu’il y aura occupation.
La situation d’Afrin est d’ailleurs singulière. Coincée qu’elle est entre les poches rebelles pro-turcs et islamistes (au sud et à l’est), la frontière turque (à l’ouest et au nord) et la zone dirigée par le régime de Bachar el-Assad (au sud-est), ses possibilités de ravitaillement sont limitées. Erdoğan et ses généraux le savent. Dans les autres cantons de l’Administration autonome, le contrôle de l’espace aérien par les forces de la coalition internationale garantit, en théorie, qu’un tel scénario ne se reproduira pas. C’est sans compter sur l’inconsistance et le cynisme du président étasunien, indifférent aux conséquences de ses décisions : le retrait de ses troupes et la fin du contrôle aérien sont unilatéralement annoncés par Trump le 6 octobre 2019. Erdoğan jubile. Trois jours plus tard, l’armée turque lance une offensive similaire à celle d’Afrin : des milliers de combattants rebelles syriens au front, avec appui aérien massif. Non seulement l’armée étasunienne s’est repliée, mais elle a aussi organisé des patrouilles aux côtés de l’armée turque à la frontière durant plusieurs jours — patrouilles qui ont permis à cette dernière de récolter des informations cruciales pour la bataille à venir.
Les Américains se sont retirés sans prendre la peine de prévenir les principaux intéressés, à savoir leurs alliés de la coalition et les Forces démocratiques syriennes (FDS), dont font partie les unités kurdes des YPG/J : elles ont dû, dans l’urgence, organiser la résistance. La surprise n’était toutefois pas totale. Bien que les FDS soient devenues l’allié stratégique numéro un de la coalition en Syrie, efficacité contre l’État islamique oblige, il ne fait aucun doute que cette collaboration était uniquement tactique, temporaire et intéressée. « On ne fait confiance à personne dans ce milieu », m’a ainsi confié Abd el-Karim Omar, chef des relations internationales de l’Administration autonome. Durant des jours, la bataille fait rage. Les Kurdes et les communautés de l’Administration, arabes et chrétiennes, résistent de toutes leurs forces. Les villes de Tell Abyad (5) et Ras al-Aïn (6) finissent pourtant par tomber, bien que les FDS se soient retirées volontairement de cette dernière. « On était furieux d’apprendre qu’on devait se replier », m’expliqueront plusieurs combattants rencontrés à Qamishlo. Mais, depuis des mois, les FDS avaient entamé le percement de centaines de kilomètres de galeries dans les villes et les villages stratégiques de la région afin d’appuyer des contre-offensives et prendre l’ennemi à revers, s’il s’aventurait dans les autres villes de la région.
Qu’il s’agisse d’intérêts personnels (collusion entre les beaux-fils de Trump et d’Erdoğan), du chantage qu’Erdoğan exerce sur le haut conseiller présidentiel Jared Kushner (qui aurait été surpris par les services secrets turcs en train de donner son feu vert au prince Mohammed Ben Salmane pour « régler »l’affaire Khashoggi), ou encore de la volonté de « ramener les gars à la maison » (comme l’a prétendu Trump), le résultat est le même : les FDS sont livrées en pâture aux « tchétés » et aux bombes turques. « Les Américains n’ont jamais vraiment été nos alliés. Ils sont là pour des intérêts impérialistes, qui ont temporairement coïncidé avec ceux des populations locales. Mais nous n’avons jamais eu de doutes sur ce qui allait arriver, et nous le préparons depuis longtemps », me confirmera un volontaire internationaliste présent en Syrie depuis plusieurs années, engagé les armes à la main dans la bataille de Ras al-Aïn. Dans le chaos de l’offensive, des membres de l’État islamique s’enfuient de certaines prisons kurdes. Ses cellules dormantes sont simultanément réactivées et commettent des attentats à la chaîne dans toute la région. Les mercenaires de l’armée turque ne sont pas en reste : ils abattent violemment des civils dans les zones conquises, lorsqu’ils ne pillent pas les maisons et les commerces des habitants en fuite. Bien des maisons des combattants kurdes sont détruites. La propagande la plus nauséabonde est mise en place afin de justifier l’offensive : des combattants islamistes forcent ainsi un prêtre terrorisé à réaliser une vidéo dans laquelle il remercie les mercenaires d’avoir « libéré » son église. Une messe est même filmée, avec seulement cinq fidèles sur les bancs d’une église arménienne — la croix de l’autel a curieusement disparu, tout comme le prêtre…
Retour au Rojava
Octobre 2019. Je reviens au Rojava. De la frontière irakienne à Kobané, l’atmosphère oscille constamment entre l’angoisse de voir s’effondrer le fragile équilibre construit ici et une détermination sans faille. Les manifestations sont quasiment quotidiennes et la solidarité, notamment sur le plan humanitaire, s’avère remarquable. La tension est à son comble sur les zones frontalières. L’artillerie turque a pilonné tous les villages de la plaine de Jezireh ; les habitants redoutent une offensive similaire à Ras al-Aïn, malgré un cessez-le-feu temporaire. Le bourg principalement assyrien de Tell Tamr a pu compter sur la présence de contingents YPG, du conseil militaire syriaque et de quelques soldats démunis du régime. Dans l’hôpital de Tell Tamr, où des dizaines de combattants blessés sont soignés depuis le début de la guerre, un groupe de soldats loyalistes entre d’ailleurs dans une colère noire. Ils hurlent contre leur commandement : « Pourquoi ils nous ont envoyés ici sans armes pour nous défendre ? » Sans le contrôle aérien russe, les quelques forces d’Assad ne sont rien.
L’entente entre l’Administration autonome et le régime syrien a pourtant fait couler beaucoup d’encre. Elle résulte d’un raisonnement simple : le déploiement des soldats du régime baathiste ne remet pas en cause l’administration autonome de la région. C’est pour cette dernière un moindre mal. Le régime n’a obtenu qu’une victoire symbolique, matérialisée par l’érection du drapeau national syrien aux postes frontières du pays. À Kobané, une dizaine de soldats ont été déployés dans une habitation le long de la frontière : eux aussi n’ont pas d’armes. Pis, leur commandement détourne les rations alimentaires militaires ; c’est la population locale qui nourrit les hommes d’Assad. Bien que les rebelles accusent depuis toujours les Kurdes de Syrie d’être des sécessionnistes ou des agents d’Assad (il faudrait savoir), la population locale nourrit une haine profonde du régime baathiste. L’Administration autonome a d’ailleurs organisé des réunions de communes pour la rassurer qu’il ne se déploierait pas au-delà de quelques positions frontalières. « On ne veut pas du retour du régime. On enseigne notre propre curriculum dans les écoles, et il raconte l’histoire de tous les Syriens. Pas le mythe d’une nation arabe homogène. Que le régime revienne et nos droits seraient à nouveau menacés… », me raconte une institutrice de la ville d’Amoudeh à la sortie d’une réunion de communes.
40 années de dictature — marquées par la toute-puissance des services de renseignement — ont laissé des traces. Elles se lisent encore dans les yeux des Syriens lorsque nous discutons d’un éventuel retour du régime. Ici, les déserteurs de l’armée baathiste qui ont refait leur vie sont légion. De même que d’ex-combattants rebelles — nombre de cadres du commandement des FDS sont d’ailleurs d’anciens membres déçus de l’Armée syrienne libre (ASL). Zaidan el-Assi, coprésident des affaires de Défense de l’Administration, que je rencontre à Raqqa est catégorique : « Il ne peut y avoir un retour à l’ancien ordre. Ce serait le retour de l’oppression. Il nous faut une administration autonome pour garantir des droits pour les minorités et une justice pour tous les citoyens. »
Washington, Ankara : quel bilan ?
En termes d’image et de stratégie, le retrait étasunien a été un fiasco pour Washington. Ce vide n’a pas seulement profité aux Turcs et aux rebelles : il a fait avancer la cause de Damas et de Moscou — ce dernier s’imposant en modérateur incontournable entre les différents acteurs, les Américains partis et les FDS abandonnées à leur sort. Où se trouvaient pourtant les intérêts étasuniens ? C’est la question que se posent encore les meilleurs analystes. À tel point que l’administration étasunienne a dû rebrousser chemin en pleine guerre et revenir occuper des positions abandonnées quelques jours plus tôt. Trump a fini par adopter une nouvelle stratégie : « Nous avons sécurisé le pétrole et, par conséquent, un petit nombre de troupes américaines va rester dans la zone. Là où ils ont le pétrole. Et nous allons le protéger, et nous allons décider de ce que nous allons en faire à l’avenir. » C’était là le « seul moyen de convaincre le président de renvoyer les marines dans les zones que nous contrôlions », avouera un général. Les petits contingents français (300 hommes environ) ont été obligés de suivre, tête baissée, les blindés américains, incapables d’assumer seuls la sécurisation de la frontière et n’osant pas s’interposer entre les Turcs et les FDS.
Ironiquement, c’est une intervention iranienne qui a précipité l’accord entre l’Administration autonome et le régime d’Assad, Téhéran ne voyant pas d’un bon œil l’élargissement de la zone de contrôle des milices rebelles tandis que le camp loyaliste s’acharnait à reprendre Idleb à ces mêmes rebelles. Le « compromis douloureux (7) » fait par l’Administration d’autoriser l’armée baathiste de se positionner sur la frontière turque et dans la zone de Manbij a révélé que les Turcs n’étaient pas là pour faire avancer la cause des rebelles islamistes : Erdoğan a annoncé que cette solution lui convenait tant qu’elle neutralisait les forces kurdes de la zone frontalière — scandalisant ainsi ses mercenaires syriens. La Turquie a‑t-elle rempli son objectif ? Rien n’est moins sûr. Les Turcs ont réussi à conquérir près de 4 800 kilomètres carrés, sur les 520 000 que compte la région autonome, sans toutefois prendre le contrôle des principales villes ni bloquer les axes principaux de la région. Quant aux rebelles alliés à la Turquie, ils ont enfin achevé de se discréditer en prenant part à cette nouvelle opération : leur opposition n’a jamais su se fédérer ni construire un projet alternatif séculier et inclusif. Leur victoire contre le tyran Assad aurait seulement donné les clés de Damas à un cartel de chefs de guerre.
Tenir, la tête haute
Paradoxalement, la décision prise de cohabiter avec les forces du régime et de laisser les Russes garantir la sécurité des frontières a probablement pérennisé l’Administration autonome. La région est devenue un microcosme de la guerre syrienne, où les bases étasuniennes côtoient les installations russes et baathistes. Début novembre 2019, en l’espace d’une seule journée, nous avons ainsi pu croiser des patrouilles régime syrien-Russie, Russie-FDS, Turquie-Russie, FDS-régime syrien, ainsi que des convois étasuniens allant et venant (sans que l’on ne sache vraiment ce qu’ils faisaient là). Dans ce nouvel imbroglio, où personne n’a le dessus, l’Administration maintient malgré tout son cap tandis que les puissances régionales s’annulent entre elles à force de croisements.
Je me rends à Al-Malikiyah (8), dans l’extrême nord-est de la région. À Kobané, les habitants enterrent leurs martyrs presque au jour le jour. Entre pleurs et fierté, des parents, des frères, des sœurs et des proches accomplissent les cérémonies funéraires. La communion est solennelle. À Qamishlo, le jour de l’enterrement de Tolhildan Zagros, chef des Forces de contre-terrorisme des FDS, le père du défunt entame une danse au milieu de la foule, tandis que passe le cercueil de son fils porté par des camarades meurtris. Après avoir enseveli le corps, ils se recueillent à nouveau puis retournent au front. Dans la foule, je remarque une petite silhouette, celle d’Hevi Mustafa, la coprésidente du canton d’Afrin, que j’avais rencontrée sous les bombes il y a un an et demi. « Tu verras, me dit-elle, que nous reprendrons Afrin. J’espère que tu seras là ce jour-là. » Si l’Administration autonome ne s’est pas écroulée malgré un nouveau revers, comme le prétendent et le répètent encore nombre de commentateurs internationaux, les habitants savent désormais qu’ils ne peuvent s’en remettre qu’à eux-mêmes.
Le célèbre adage kurde attestant qu’ils n’ont d’autres amis que les montagnes est d’autant plus attristant que cette région syrienne n’en possède pas. La seule issue à cette invasion est de faire front. Les volontaires internationalistes qui ont repris les armes en ont conscience. Les marxistes-léninistes turcs qui se battent aux côtés des FDS le savent aussi. Le MLKP n’a pas annoncé de martyrs durant l’offensive turque des derniers mois ; pourtant, Sardar est tombé à Tell Abyad au début des affrontements. Avait-il à nouveau quitté son poste pour combattre l’armée de son pays et ses sbires ? Je ne sais. Mais son sacrifice et celui de tous ceux qui donnent leur vie pour défendre ce projet n’est pas vain. Ce que l’Administration autonome a prouvé, c’est que les peuples n’ont pas besoin de dictateurs pour se gouverner, ni de discours sectaires suprématistes. Malgré les blessures et les innombrables drames humains, les FDS et la population du nord-est syrien peuvent marcher la tête haute. L’opération turco-rebelle aura fait un millier de morts, qui s’ajoutent à l’interminable liste des victimes de la guerre civile syrienne. Les déplacés se comptent par centaines de milliers, dispersés entre les zones de front et le Kurdistan irakien. Certains vivent dans une précarité sans nom. Le régime d’Assad n’a pas donné son autorisation à l’ONU pour ouvrir un nouveau camp dans le nord-est ; nombre de déplacés trouvent dès lors refuge dans des mosquées, des écoles, chez des proches. Ils vivent parfois une misère extrême dans les ruines des villages détruits, comme j’ai pu le constater à Tell Nasri, à proximité du front de Tell Tamr.
À l’échelle internationale, l’annonce de l’offensive turque a, cette fois, fait l’effet d’un électrochoc et largement mobilisé. Un soutien bien plus net que lors de la prise d’Afrin en 2018 — l’attention étant alors davantage concentrée sur la « reprise » brutale et définitive de la Ghouta par le régime syrien au prix de toujours plus de pertes civiles, que par l’invasion turque et le déclenchement du nettoyage ethnique du canton d’Afrin. Les résultats catastrophiques de l’occupation d’Afrin étant désormais bien visibles, il s’est avéré plus aisé de mobiliser la communauté internationale contre une nouvelle offensive, à défaut de faire condamner et sanctionner la première. Des dizaines, voire des centaines, de volontaires internationalistes ont rejoint les forces kurdes pour faire face à la nouvelle menace. Pour eux, affronter l’État Islamique ou l’alliance turco-rebelle ne fait pas grande différence. Malgré le retrait du personnel étranger des ONG humanitaires, qui a grandement affecté le travail d’assistance aux déplacés, la solidarité locale et régionale (on compte notamment une forte mobilisation au Kurdistan irakien) a permis d’éviter une catastrophe humanitaire aux portes de l’hiver. Sur ce plan, la victoire des autonomistes est certaine.
Le cri de l’espoir ?
Les autorités de l’Administration autonome se savent cernées de toutes parts. Au nord et à l’ouest, les Turcs et les rebelles, ravis d’en découdre face à un rival en position de faiblesse, d’autant que le dernier bastion islamiste syrien, à Idleb, se voit rogner chaque jour un peu plus par l’armée du régime ; au sud, le régime en question, appuyé par diverses milices inféodées aux intérêts iraniens, attendant non sans impatience de se déployer dans la zone en cas de repli total des forces de la coalition et de récupérer les plus grands champs de pétrole du pays. Entre eux, le jeu des puissances russe et américaine, capables de préserver la stabilité du secteur pour un temps et de déclencher des tempêtes l’instant d’après, au gré des évolutions géopolitiques. Malgré cela, l’Administration peut continuer de se prévaloir d’avoir bâti, à la faveur d’institutions pluralistes, un bien singulier laboratoire politique. Complot kurde, « sioniste » ou « impérialiste » : les accusations ne manquent pas pour qualifier l’entreprise officiellement en cours depuis 2013. La révolution féminine (9) sans précédent qui s’y mène, ainsi que la participation populaire dans les villages-communes et les petites villes, où l’on s’assure que les politiques publiques sont équitables et ne portent pas atteinte à la concorde entre les différentes composantes de la société, devraient pourtant ébranler jusqu’aux plus sceptiques.
De toute évidence, l’Administration autonome n’est pas sans défauts : prédominance du PYD, surreprésentation de cadres kurdes, déficit de concrétisation des principes énoncés (notamment concernant les questions environnementales ou le simple traitement des déchets dans les grandes villes). Mais c’est le manque d’investissement des composantes non kurdes de la société, qui voient encore le confédéralisme démocratique comme un outil mobilisé par les Kurdes pour dominer la société tout entière, qui reste le plus grand défi à relever pour l’Administration. Son apport, d’ores et déjà historique, ne devra pourtant pas se borner à l’émancipation des Kurdes, mais bien à la transcendance des modèles d’États-Nations autoritaires — telle que théorisée par le confédéralisme. De l’autre côté de la frontière, en Turquie, la question kurde demeure. Et demeurera longtemps, tant que ce pays n’affrontera pas ses démons et ne dépassera pas son discours historiographique ethno-nationaliste. La mythologie et le suprématisme turcs n’en sont pas moins chaque jour un peu plus discrédités : il n’y a plus que la géopolitique et les intérêts de puissance pour préserver ce modèle politique construit sur l’épuration ethnique.
Les peuples ont la vie dure ; les idées aussi. Les Kurdes, les Assyriens, les Syriaques, les Arabes, les Arméniens, les Turkmènes, les Yézidis et les volontaires internationalistes qui composent cette société en devenir n’ont pas fini d’en avoir. Et, mieux, ils les expérimentent. Voilà qui fait frémir les dictateurs de la région. Si l’horizontalité politique de l’Administration s’efface parfois du fait de l’état de guerre permanent, elle demeure presque sans équivalent aujourd’hui. Une structure politico-militaire composée de cadres détient un pouvoir officieux qui veille à ce que l’ensemble socio-politique de l’Administration en construction ne se fissure pas : c’est un fait. Mais faut-il s’en étonner ? Serhat Warto, l’ancien représentant du KCK — l’organisation qui chapeaute les différents satellites du PKK dans la région — m’a dit un jour : « Chaque balle que nous tirons est un cri de notre peuple qui s’écrie : J’existe ! » Quelques mois après notre rencontre, il tombait, victime d’une frappe ciblée dans les montagnes de Qandil. C’est peut-être de cela que le Rojava/Administration autonome est le nom : un cri du peuple syrien qui choisit que son heure est venue d’exister à la hauteur de sa dignité. Un cri, et peut-être un infime espoir que de ce cri naîtra l’apaisement, la concorde entre toutes les composantes d’une société mosaïque martyrisée.
Notes
1- Terme signifiant « brigand » : il est employé par les Kurdes pour parler des mercenaires combattant aux cotés de l’armée turque.↑
2- Ce sont ces mêmes Russes qui ont donné le feu vert à l’opération turque contre Afrin, en laissant Erdoğan utiliser l’espace aérien du canton qu’ils contrôlaient alors. Les Russes espéraient probablement que la menace turque pousserait les Kurdes dans les bras de Bachar el-Assad. Si les YPG/J autorisèrent les soldats du régime à combattre à leurs côtés, ils se gardèrent bien de donner les clés du canton au régime syrien. Seuls quelques milices pro-régimes rejoignirent les Kurdes : elles furent décimées par des frappes aériennes turques en quelques jours, avant de jeter l’éponge.↑
3- Cette opération avait officiellement pour but de prendre le contrôle des zones tenues par l’État islamique entre Azaz et Jaraboulous, le long de la frontière turque, et plus vraisemblablement pour empêcher le raccordement des cantons d’Afrin et de Manbij, contrôlés par les YPG/J et leurs alliés. La Turquie s’accommodait fort bien de la présence de milices islamistes à ses frontières tant que celles-ci menaçaient les milices kurdes de Syrie.↑
4- Si les éléments culturels et cultuels (statue du héros mythique kurde Kawa, temple hittite, mausolées, tombes de saints, églises…) ont été en grande partie détruits depuis la prise d’Afrin, la force d’occupation turco-rebelle s’est également illustrée en installant des familles d’arabes venues des anciennes poches rebelles du sud de la Syrie, tout en imposant le turc comme seconde langue dans les écoles et en orchestrant une discrimination de la population kurde et yézidie du canton.↑
5- Gire Spi, en kurde.↑
6- Serê Kaniyê, en kurde.↑
7- « Il s’agit d’un compromis douloureux mais entre le compromis et le génocide du peuple kurde, nous choisissons la vie. »↑
8- Derik, en kurde.↑
9- Des spécialistes pointent du doigt que l’avancée de la condition de la femme chez les Kurdes « apoïstes » (partisans de la théorie politique formulée par Apo, surnom d’Öcalan) est une stratégie purement militaire de gonflement des effectifs de combattants, et que le haut commandement militaire, notamment à Qandil, reste principalement masculin. Mais c’est ignorer largement le rôle que jouent les femmes à tous les niveaux de la société. C’est aussi négliger les outils politiques mis en place pour protéger les femmes du patriarcat.↑
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