Tiré de Gauche anticapitaliste
28 mai 2024
Par Freddy Mathieu et Daniel Tanuro
On voit bien aujourd’hui à quel point cette « gifle monumentale » effraie les possédants. C’est pourquoi la classe politique et les médias dominants assiègent le PTB pour lui faire dire qu’il est prêt à participer au pouvoir. En même temps, beaucoup dans les syndicats et les associations souhaitent que PS, ECOLO et PTB s’accordent pour faire barrage à la droite. Situation complexe. Pris entre deux feux, le PTB riposte en formulant ses « points de rupture » pour aller au pouvoir. Problème : les points avancés sont très insuffisants pour concrétiser une vraie rupture. Pourquoi le PTB adopte-t-il un profil aussi bas ? En quoi est-ce lié à l’histoire de cette organisation et à ses limites ? Et comment aller plus loin, comment, dans le contexte réactionnaire d’aujourd’hui, faire émerger sur le plan politique une alternative anticapitaliste à la hauteur des défis ? Voilà les trois questions débattues dans cette contribution au débat par des militants de la Gauche anticapitaliste.
Le PTB a le vent en poupe. Quoique les sondages soient à prendre avec prudence, sa percée est vraiment impressionnante. Elle déstabilise très sérieusement la politique traditionnelle, en particulier la social-démocratie et les Verts. Le bilan de ces partis étant jalonné de renoncements et de trahisons, il est réjouissant de les voir mis en difficulté : c’est comme une revanche. Elle traduit l’aspiration à une alternative. Le PTB prétend incarner à la fois la revanche et une alternative. Sociale, écologique, éthique, démocratique, crédible et radicale. Tournant le dos à « l’extrémisme », il se profile comme « la gauche authentique ». Une gauche qui ne renie pas ses valeurs, qui refuse les compromissions, qui met ses actes en conformité avec ses paroles et qui propose des changements concrets. C’est une raison majeure de son succès.
Mais cet énorme succès a un point faible : plus il se renforce électoralement, moins le PTB peut se soustraire à la question de la participation au pouvoir. Le PS et Ecolo l’attendent au tournant. Ils espèrent prendre à leur tour une revanche sur ce parti qui les démasque et leur prend des voix. Le calcul est simple : les gens comprendront qu’il ne sert à rien de voter pour un parti de « couillons » (Magnette) qui refusent de « prendre leurs responsabilités ». La pression monte aussi au sein des syndicats. La FGTB le dit ouvertement : du côté francophone, elle espère une gauche unie pour mieux relayer ses revendications au sein des gouvernements.
Un point d’inflexion
Alors, participer au pouvoir ? Jusqu’à présent, les porte-parole du PTB bottaient en touche. Aux journalistes, ils répondaient en substance : « On verra plus tard », « Nous ne sommes pas encore assez forts », « Il faut y aller d’abord au niveau communal », « Voyez Zelzate, c’est la preuve que nous sommes prêts, s’il y a une vraie rupture »… Or, cette ligne est devenue intenable. Quand vous êtes devenu un grand parti qui plaide pour l’urgence d’une alternative de gauche face à la menace grandissante de l’extrême-droite, vous ne pouvez pas esquiver ainsi la question du pouvoir. Le pouvoir est par définition le but de toute politique. Au stade actuel de son développement électoral, un PTB qui esquiverait la question du pouvoir amorcerait probablement son déclin. Voilà pourquoi Hedebouw et ses camarades, aujourd’hui, mettent dans le débat public les conditions de leur participation éventuelle. C’est un point d’inflexion.
Il prend une double forme.
D’une part, le PTB soumet à une série de personnalités de gauche un texte intitulé « Voter PTB : pour une vraie alternative de gauche » (2). Ce texte fustige « un capitalisme prédateur et exploiteur qui dicte sa loi et accumule des profits sans limites ». Les signataires constatent que « le tableau est sombre ». Ils ne veulent plus « se contenter des politiques de compromis qui finissent toujours par s’enliser. Le ‘sans nous ce serait pire’ n’est plus de mise, disent-ils : l’heure est à la rupture, à l’affirmation de politiques réellement alternatives, à la construction de nouveaux rapports de forces ». Ils et elles remarquent que « les élus du PTB ont fait la démonstration de leur capacité à agir au sein d’institutions parallèlement à leur combat dans les luttes sur le terrain ». En conséquence, ils et elles « partagent l’espoir et la volonté du président de la FGTB, Thierry Bodson, qu’au lendemain des élections des négociations soient menées sérieusement entre le PS, Ecolo et le PTB qui arithmétiquement pourront être majoritaires en Wallonie et à Bruxelles. En dépit du double langage du PS et du refus d’Ecolo de se situer clairement sur un axe gauche-droite, concluent-ils, il nous importe en tout cas que le PTB, sans se renier, aille au bout du possible de ces négociations. »
D’autre part, comme en écho à cet appel, le PTB distingue des « points de rupture » à tous les niveaux de pouvoir (fédéral, wallon et bruxellois). Dans son programme, cette démarche est justifiée comme suit : « Nous faisons le choix de la rupture avec les politiques néolibérales de ces trente dernières années. Ce choix est nécessaire pour répondre aux urgences sociales en matière de pouvoir d’achat, de justice fiscale, de fin des privilèges politiques et de climat ».
On a donc d’une part une intention générale – rompre avec le néolibéralisme d’« un capitalisme prédateur et exploiteur » ; d’autre part une série de « points de rupture » concrets que le PTB pose comme conditions nécessaires de sa participation éventuelle.
Un exercice périlleux
En soi, pour des anticapitalistes, cette démarche est justifiée. On ne peut pas, dans le genre de situation que nous connaissons, se contenter de plaider pour la révolution, la destruction de l’État bourgeois et le pouvoir des soviets. On ne peut pas davantage se contenter de la convergence des luttes à la base, en esquivant la question de leur débouché politique. Celui-ci est indispensable. Une politique de rupture doit donc comporter plus qu’un programme de revendications et des formes de lutte : pour être crédible, elle doit tracer la perspective d’un gouvernement de rupture, et tracer le chemin pour l’imposer à la classe dominante.
Ce n’est pas un exercice facile. C’est même un exercice extrêmement périlleux, parce que le PTB doit dire s’il est prêt à gouverner avec le PS et Ecolo. C’est là qu’est le piège. Car une chose est claire comme de l’eau de roche : aucune rupture digne de ce nom n’est possible avec le PS et Ecolo. Aucune. Avec ces partis-là, il est même vain d’espérer le début d’une rupture. Les leçons de l’histoire et celles de l’actualité plus récente le montrent. En particulier pour la social-démocratie. Elle a fait le choix du capitalisme il y a plus d’un siècle. Elle est structurellement incapable de revenir en arrière. Les dernières illusions se sont envolées depuis le tournant « social-libéral » des PS, dans les années quatre-vingt. Depuis, celles et ceux qui ont envisagé de faire avec la social-démocratie (et avec les Verts) un bout de chemin qui serait « anti-néolibéral » sans être « anticapitaliste » se sont cassés les dents. Pourquoi ? Parce que le néolibéralisme est le seul régime compatible avec les exigences du capital au stade actuel de son développement. Il n’y en a tout simplement pas d’autre.
Dès lors, pour les anticapitalistes, le seul moyen d’éviter le piège des négociations gouvernementales consiste à poser des « points de rupture » répondant à la fois à trois critères : correspondre à des revendications clés des couches exploitées et opprimées ; former un ensemble limité mais cohérent de mesures, incompatible avec la politique néolibérale de cogestion du système ; s’inscrire clairement dans une dynamique d’émancipation anticapitaliste.
Au ras des pâquerettes
Examinons les « points de rupture » du PTB à partir de cette approche.
Premier constat : ils se limitent à quatre domaines – « pouvoir d’achat, justice fiscale, fin des privilèges politiques et climat ». Il n’y a pas de « point de rupture » face au racisme, à l’islamophobie, aux violences contre les femmes, à la LGBT-phobie, à la pollution chimique, au pillage néocolonial des ressources, à la remilitarisation. La suppression des centres fermés pour étrangers ne figurant pas au programme du PTB, il n’est pas étonnant (mais plus que déplorable !) qu’elle ne constitue pas un « point de rupture »… Mais pourquoi des demandes qui sont au programme, telles que l’aide au développement à 0,7% du PIB, ou l’annulation des dettes illégitimes, ne constituent-elles pas des « lignes rouges » ?
Deuxième constat : les « points de rupture » du PTB dans les quatre domaines ci-dessus ne permettent pas de « rompre avec les politiques néolibérales des trente dernières années ». Voyons cela de plus près :
. « Justice fiscale ». La « taxe des millionnaires » de 2% sur les fortunes de plus de 5 millions d’euros et 3% sur les fortunes de plus de 10 millions est « une ligne rouge » pour le PTB. Un impôt sur les patrimoines est certainement une revendication très importante mais 1°) le seuil d’imposition (5 millions !) est nettement trop élevé ; 2°) « prendre l’argent où il est » requiert aussi d’augmenter le taux de l’impôt des sociétés (ISOC). Il était de 33% environ jusqu’à ce que le gouvernement décide, en 2019, de l’abaisser à 25%. Demander le retour aux 33% n’est pas plus « extrémiste » que d’exiger le retour de la pension à 65 ans. Le programme du PTB ne le fait pas. Il demande l’application effective des 25% aux grandes entreprises et la suppression des niches fiscales, au nom de l’égalité entre PME et grandes entreprises, mais ce n’est pas un « point de rupture ».
. Pour « protéger le pouvoir d’achat » (3), le PTB a deux « points de rupture » : 1°) « réviser » la loi sur la compétitivité ; 2°) « refuser l’austérité européenne », ces « règles européennes qui voudraient qu’on fasse des économies sur les pensions, la santé et les services publics ». C’est vraiment trop limité. Pourquoi seulement « réviser » la loi sur la compétitivité ? Elle doit être abolie ! Et pourquoi s’engager seulement à empêcher de nouvelles mesures européennes d’austérité ? Européennes ou pas, il faut commencer à abolir les mesures qui ont déjà plongé 15% des Wallon⸱nes et 28% des Bruxellois⸱es sous le seuil de pauvreté, en particulier des femmes. Par exemple revenir à l’individualisation des droits en sécurité sociale (imposée, sans diktat européen, par le « socialiste » Dewulf en 1981). Elle est au programme du PTB, mais il n’en fait pas un point de rupture.
. « Climat ». Le programme du PTB dit beaucoup de choses : « contrôle public et démocratique du secteur de l’énergie », « gestion publique des réseaux d’hydrogène », « planification écologique », « sortie du marché du carbone », « plan d’investissement public ambitieux dans les énergies renouvelables, la rénovation des logements et les transports publics », etc. Raoul Hedebouw et ses camarades ne sont pas anti-productivistes, ça, on le sait. Ils ne revendiquent pas la suppression des productions inutiles ou nuisibles. Mais, tout de même : alors que la planète brûle, peut-on se contenter de la gratuité du TEC et de la STIB comme unique « point de rupture » ? Pourquoi pas le refus de l’expansion du trafic aérien ou de la construction de nouvelles autoroutes, par exemple ? Ou la dénonciation de l’accord néocolonial (concocté par la ministre Groen Tinne Van der Straeten) qui permet à la Belgique d’accaparer le potentiel renouvelable d’Oman, afin de produire dans ce pays – sans payer d’impôt et avec la complicité du despote local – l’hydrogène vert nécessaire à la pétrochimie anversoise ?
. « Privilèges politiques ». Sur ce point, on ne peut pas reprocher au PTB de faire le grand écart entre son programme et ses « points de rupture » : la revendication-phare de son programme – diviser par deux les salaires des politiciens – constitue pour lui un point de rupture majeur. Cette revendication se justifie pleinement du point de vue anticapitaliste. Le problème, c’est la place tout à fait centrale que le PTB lui donne dans sa propagande de masse, les accents de celle-ci et le danger de confusion avec le « tous pourris » de l’extrême-droite. Ce danger serait contré si le PTB exigeait une hausse de l’impôt des sociétés et un plafond à la rémunération des patrons. Malheureusement, ces revendications sont absentes de son programme électoral.
Troisième constat : là où le PTB n’a aucune chance de participer au pouvoir (au fédéral), ses « points de rupture », bien que très insuffisants, sont cependant précis. Le PTB n’entrera pas au gouvernement fédéral s’il n’obtient pas : « la fin du blocage salarial », « une vraie taxe des millionnaires », « le retour de la pension à 65 ans », « le refus de l’austérité européenne » et « la fin des privilèges en politique – en particulier la division par deux des salaires des politiciens ». Aux autres niveaux de pouvoir, c’est plus flou. Pour la Wallonie, outre la gratuité du TEC, le PTB avance « entre autres » « la mise sur pied d’un service public wallon des déchets sans taxe déchets ou sacs poubelles payants ». Pour Bruxelles, outre la gratuité de la STIB, il avance « entre autres » un refinancement fédéral de la Région, la fin de la soumission aux grands promoteurs immobiliers et la construction de logements 100% publics. Que recouvre la formule « entre autres » ? Le texte ne le dit pas…
En conclusion, les « points de rupture » du PTB sont : 1°) trop au ras des pâquerettes sur le plan socio-économique ; 2°) muets sur les revendications féministes, antiracistes, antimilitaristes, anticoloniales et anti-exclusion ; 3°) nettement au-dessous de ce qui serait nécessaire pour commencer à faire face sérieusement à l’urgence écologique en général, climatique en particulier.
Gradualisme et populisme de gauche
Il y a deux interprétations possibles à cette conclusion. Elles ne sont pas nécessairement contradictoires.
La première est que le PTB ne veut pas aller au pouvoir mais opte pour un profil très bas parce qu’il craint par-dessus tout d’apparaître comme celui qui a empêché la formation de gouvernements plus à gauche, ce qui risquerait de lui nuire aux communales. Il est probable qu’il craint surtout de décevoir les syndicats, la FGTB en particulier. C’est pourquoi ses points de rupture privilégient la fin du blocage salarial, la justice fiscale et le retour à la pension à 65 ans.
La seconde est que le PTB est prêt à « prendre ses responsabilités » si les résultats le permettent et que l’opportunité se présente. Le flou des points de rupture aux niveaux wallon et bruxellois semble être une indication dans ce sens : ne pas se lier les mains, on ne sait jamais ?…
On y verra plus clair dans quelques semaines, inutile d’anticiper. Quoiqu’il en soit, cette campagne rapproche le PTB d’un seuil qualitatif dans la longue évolution qu’il a entamée en 2007-2008. À l’époque, il décidait de se débarrasser de son image de parti stalinien, « extrémiste », pro-chinois (antisyndical et anti-Cuba à l’origine !), justifiant les crimes des Khmers rouges, l’écrasement de Tien An Men, la tyrannie en Corée du Nord (on en passe…) Le succès a été au rendez-vous, c’est le moins qu’on puisse dire – il est même spectaculaire ! Pourtant, en dépit de sa nouvelle image et de changements réels, le PTB conserve quelque chose de son passé : le dogme du « rôle dirigeant du Parti » (« le Parti dirige le front ») et, plus largement, le bilan du stalinisme (« globalement positif », comme disait Georges Marchais).
Paradoxalement, c’est ce reste qui s’exprime aujourd’hui à travers les « points de rupture ». Le passage du maximalisme au minimalisme est un grand classique des partis de la mouvance stalinienne. Comme son ex-rival le PC pro-Moscou avant lui, et pour les mêmes raisons, le parti de Raoul Hedebouw et de Peter Mertens s’engage dans une logique gradualiste de « petits pas ». Comme le PC avant lui, il l’accompagne d’une stratégie de « soft power » par la construction de ses propres associations (Intal, etc.) et par la prise de contrôle de fractions des appareils syndicaux, tels qu’ils sont.
Cette logique des petits pas porte un nom : le réformisme. Ce que le PTB fait aujourd’hui y ressemble de plus en plus. Nous ne nous en réjouissons pas, car ce n’est pas une bonne nouvelle pour la gauche ! Mais la vérité a ses droits. Au vu de la campagne actuelle, il est légitime de se demander ce qui distingue encore le PTB de la social-démocratie classique – la social-démocratie telle qu’elle était avant de se rallier au tournant néolibéral.
Bien sûr, le PTB ne s’est pas sali les mains au pouvoir, il est dans la plupart des luttes. Bien sûr, la social-démocratie est pro-OTAN, tandis que le PTB penche pour les BRICS (mais il ne revendique plus que la Belgique sorte de l’Alliance atlantique…) Les différences sont donc évidentes. Reste que le programme du PTB dans ces élections n’est pas substantiellement différent de celui de la social-démocratie. Exemple typique : la nationalisation des banques. Le PTB s’en faisait le champion. Dans sa campagne électorale, elle est remplacée par la demande d’un « contrôle public significatif sur le secteur financier » avec « création de banques publiques » et « séparation des banques d’affaires et des banques de dépôts ». C’est un programme de régulation anti-néolibérale à la Joseph Stiglitz, pas une programme anticapitaliste à la Karl Marx. Les signataires de l’appel de vote pour le PTB ont donc tout à fait raison : « des convergences programmatiques existent » avec le PS et Ecolo. Selon le Bureau du Plan, la proposition du PS sur la taxation des patrimoines est plus radicale à certains égards que celle du PTB.
Serait-ce pour masquer ces convergences que le PTB appuie à fond sur ce qui le distingue le plus nettement aux yeux des électeurs lambda – « la lutte contre les privilèges en politique » ? Ou serait-ce pour attirer des électeurs des classes les plus populaires, à qui ses autres « points de rupture » paraîtraient peu accrocheurs ? Les deux à la fois, sans doute… Le « populisme de gauche » du PTB le distingue en effet carrément du PS (et d’Ecolo !) Ceci dit, cependant, il y a aussi des similitudes PTB/PS sur le plan de la stratégie. En particulier sur la conception des rapports entre parti et mouvements sociaux.
« La politique, c’est le monopole du Parti » : telle est la marque de la social-démocratie. Elle se pose en prolongement politique des mouvements sociaux. Les syndicats, notamment, doivent donc se subordonner aux objectifs électoraux du Parti, accepter les limites de sa stratégie gradualiste. À la fin des années cinquante, quand la FGTB, au nom du monde du travail, a voulu imposer au PS son Programme de réformes de structure (un programme qui a contribué grandement à la montée vers la grève de 60-61), celui-ci s’y est opposé de toutes ses forces. « L’émancipation des travailleurs et des travailleuses sera l’œuvre des travailleurs et des travailleuses elleux-mêmes » n’est pas un mot d’ordre de la social-démocratie. Or, ce n’est pas davantage un mot d’ordre du PTB. On le voit bien aujourd’hui dans la manière dont il détermine ses « points de rupture » : en fonction de ses propres calculs politiques dans une « séquence » donnée de sa propre construction.
Pour le PTB, aujourd’hui, la « séquence » est dominée par la bataille peu visible mais très réelle qu’il mène pour l’influence au sein de l’appareil de la FGTB. D’où l’accent très socio-économique (au sens étroit) des « points de rupture ». Mais la démarche du PTB ne consiste pas vraiment à relayer politiquement l’alternative syndicale, comme la gauche socialiste le faisait au temps des Réformes de structure. L’exemple du volet fiscal est significatif : la FGTB est évidemment pour la taxation des patrimoines, mais elle articule cette demande sur d’autres. Le PTB, pour sa part, focalise ses « points de rupture » sur la seule « taxe des millionnaires ». En parallèle, son programme inclut « des propositions pour soutenir les petites et moyennes entreprises (PME) » (pas seulement les petits indépendants : les PME). « Le Parti dirige le front ». Dans la « séquence » actuelle, le Parti estime que le front qu’il dirige doit s’élargir aux PME.
Quelle alternative ?
La critique est aisée, dira-t-on, quelle est votre alternative, vous qui ne représentez rien – ou si peu ?
C’est vrai : notre courant politique est plus que modeste. Il a été en concurrence pendant de longues années avec celui du PC, puis avec celui du PTB. Et le PTB a gagné. C’est devenu un parti puissant. Son hégémonie sur la gauche est indiscutable, et il rayonne en Europe. Il faut pouvoir acter ce fait, sans aigreur ni ressentiment. Mais on peut être petit et lancer une mise en garde correcte. C’est ce que nous faisons à travers cet article. Le but n’est d’ailleurs pas d’étaler nos désaccords avec le PTB. Nous n’avons donc pas fait la critique du positionnement « campiste » du PTB en appui aux BRICS, bien que ce positionnement soit, selon nous, en contradiction avec « la tendresse des peuples » (comme disait Che Guevara), c’est-à-dire avec l’internationalisme. À l’heure où le vote PTB concentre les espérances de beaucoup, nous avons voulu pointer le danger qu’un glissement vers le gradualisme peut faire courir à toute la gauche dans notre pays, y compris au PTB lui-même.
Il va de soi que notre critique requiert une alternative. Il se fait que la gauche syndicale, dans une période pas si lointaine, s’est posée cette question : comment sortir de la subordination à la social-démocratie et à son gradualisme ? Comment faire émerger une alternative politique anticapitaliste sans mettre en danger l’indépendance syndicale ? La réponse apportée tenait en quelques idées audacieuses. Elle émanait de la direction de la FGTB de Charleroi qui, à l’époque, en avait fait une brochure (4) : faire vivre « un syndicalisme plus combatif et démocratique » ; « élaborer le programme anticapitaliste que nous, en tant que syndicalistes, voulons voir relayé sur le terrain politique » ; jouer sur cette base le rôle moteur dans « le regroupement de toutes celles et ceux qui aspirent à une alternative anticapitaliste ».
Le principe de base était simple, il consistait à renverser le rapport entre mouvement social et politique : « Nous élaborerons notre programme et nous mènerons nos luttes en fonction d’une seule préoccupation : les besoins des travailleurs et travailleuses. Nous les encouragerons à s’impliquer activement et démocratiquement, afin que ce programme et ces luttes soient les leurs. Alors, nous renverserons la situation. Alors, nous regagnerons de la force. Alors, au lieu que les partis nous dictent leur politique, c’est nous qui exigerons des partis qu’ils s’engagent à lutter avec nous pour ce programme ».
« La force à regagner »
Ce texte évoquait la « force à regagner ». Ce point est décisif. Non seulement pour les syndicats mais aussi pour les autres mouvements sociaux. Depuis dix ans, on voit bien que la percée électorale d’un nouveau parti, même « de gauche authentique », ne permet pas, en soi, d’enrayer la dégradation des rapports de forces à la base, dans les entreprises, les écoles, les quartiers. « Il n’est pas de sauveur suprême, dit la chanson, ni dieu, ni César, ni tribun ». Ajoutons : « ni parti ». La dégradation, en fait, ne peut être enrayée que si les forces qui luttent sur le terrain convergent, pensent, créent, résistent et donnent le ton d’une reconquête de la politique par en-bas, dans une perspective clairement anticapitaliste et démocratique.
On a vécu un embryon de cela en 2012-2014, en particulier lorsque la CNE s’est jointe à l’appel de la FGTB de Charleroi. L’assemblée qui a réuni 500 syndicalistes de tous bords, de nombreux activistes des associations et toute la gauche radicale (Géode de Charleroi, 2014) était une première concrétisation de l’intention exprimée dans la brochure « Huit questions » : « Nous ne voulons pas figer les choses. Au contraire : il s’agit d’ouvrir un espace et d’enclencher une dynamique. Le processus de regroupement politique doit s’élargir aux membres de gauche du PS et d’Ecolo, aux intellectuels de gauche, aux militants associatifs. (…) Dans une certaine mesure, nous nous inspirons de l’action des militants ouvriers du 19e siècle qui ont œuvré à la création du POB (l’ancêtre du PS) parce qu’ils avaient compris la nécessité d’un outil politique pour renforcer leur combat. Mais il faut évidemment tirer les leçons de la manière dont cet outil politique a fini par leur échapper ».
Notre courant politique s’est engagé avec enthousiasme dans ce bouillonnement porteur d’espérance et d’émancipation. Le PTB s’y est impliqué également. Mais, pour lui, ce n’était qu’une « séquence » de sa propre construction. Dès le soir des élections de 2014, ayant réussi sa première percée au Parlement grâce aux listes PTB-Gauche d’Ouverture, le Parti sifflait la fin de la récréation. Pas besoin de regroupement, il y a le PTB. Pas besoin d’inverser les rapports entre mouvements sociaux et politique, le PTB fait la synthèse. Pas besoin d’ouvrir un espace pour créer une dynamique, devenez membre du PTB. Le petit embryon d’outil politique dont les gauches syndicales et associatives avaient commencé à se doter en forçant les organisations politiques de gauche à y participer loyalement, s’est « figé ». « L’outil politique leur a échappé ».
Dix ans après, on mesure l’ambiguïté du résultat. D’une part, le PTB vole vers un triomphe électoral. Tant mieux pour toute la gauche ! D’autre part, les « points de rupture » qu’il a déterminés tout seul sont très au-dessous du programme syndical, encore plus au-dessous du programme que la FGTB de Charleroi adoptait en 2012 dans son autre brochure, (5) et ignorent d’autres fronts de lutte…
Notre alternative, demandiez-vous ? Reprendre ensemble le fil de ce qui avait été tenté en 2012-2014, en tirant toutes les leçons de l’expérience. Appliquer la même méthode en tenant compte du nouveau contexte (géostratégique, idéologique, écologique, politique et social). Il n’y a pas d’autre voie. Nous entendons en tout cas construire notre propre courant politique pour porter cette perspective avec plus de force, avec toutes celles et tous ceux qui en comprendront l’importance. Entre rupture et participation, la responsabilité du PTB sera à la mesure de son succès électoral.
Freddy Mathieu et Daniel Tanuro
Photo reprise de la page facebook du PTB.
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Notes
↑1. Lire « Et si on réinventait l’espoir ? Déclaration de la Gauche anticapitaliste en vue des élections de 2024 »
↑2.https://pour-une-vraie-alternative-de-gauche.net/
↑3. La gauche devrait bannir cette expression néolibérale, car, en réalité, la dépendance des travailleurs/euses aux achats sur le marché exprime leur dépossession de tout pouvoir de décision sur l’économie. Marx a montré cela très clairement.
↑4. « Politique et indépendance syndicale. Huit questions en relation avec l’appel du premier mai 2012 de la FGTB Charleroi-Sud Hainaut »
↑5. « 10 objectifs d’un programme anticapitaliste d’urgence élaboré par la FGTB Charleroi-Sud Hainaut »
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