tiréde : entre les lignes et les mots 2017 16 15 avril
Publié le 10 avril 2017
Les 3 et 4 mars 2017 s’est tenu l’Atelier du CADTM Asie du Sud à Dacca, au Bangladesh. Cette rencontre internationale a réuni des activistes, des journalistes et membres d’organisations venant du pays hôte, d’Inde et du Népal1 actifs contre les dettes publiques et privées, comme le micro-crédit, et contre les projets financés par les bailleurs de fonds qui détruisent l’environnement et les moyens de subsistance de la population.
Soulignons que le Bangladesh est l’une des principales victimes du réchauffement climatique. Les inondations, les cyclones et les tempêtes sont ici monnaie courante avec des conséquences terribles notamment pour les paysans. En zone urbaine aussi, les conditions de travail sont extrêmement difficiles. Rappelons l’effondrement de l’immeuble industriel Rana Plaza, le 24 avril 2013, qui avait provoqué la mort de 1138 ouvriers du textile (en grande majorité des femmes) et gravement blessé 2500 personnes. Depuis cette catastrophe, la situation sociale s’est très peu améliorée tandis que l’État continue à payer la dette rubis sur ongle, à mener des politiques alignées sur les prescriptions mortifères du FMI. C’est dans ce pays que Muhammad Yunus a créé la « fameuse » institution de micro-finance Grameen Bank. Le modèle du microcrédit s’est généralisé dans le pays, avec une pratique de taux d’intérêt réels autour de 35 % voire plus, provoquant bien sûr des situations de surendettement aux conséquences dramatiques.
Cette réunion de travail, à laquelle ont également participé des délégués du CADTM Belgique en tant que représentants du co-Secrétariat International du réseau CADTM, était justement l’occasion de débattre du micro-crédit, de revenir sur les conditionnalités des créanciers qui se servent, comme partout ailleurs, de la dette pour imposer des réformes anti-sociales et financent des projets néfastes tels que les centrales de charbon. Nous revenons ci-dessous sur les grandes lignes de cet Atelier qui a permis d’aborder la situation politique, économique et sociale dans les pays représentés, les problèmes liés à l’endettement (public et privé), les projets nuisibles financés par la dette et enfin de lancer des pistes d’actions concrètes à mettre en œuvre par le réseau CADTM et ses alliés dans les mois à venir.
Avant d’aborder la situation par pays, Sushovan Dhar (membre du CADTM Inde actif dans l’ensemble du réseau Asie du Sud) et Éric Toussaint (fondateur et l’un des porte-parole du CADTM International) sont revenus sur le genèse du CADTM, créé en 1990 en Belgique, et sur son extension à différentes parties du globe. Le réseau est aujourd’hui présent dans une trentaine de pays dont quatre sont situés en Asie : Inde, Pakistan, Japon et Bangladesh2. Ils ont rappelé les principes directeurs du réseau, tels que l’horizontalité (les organisations membres sont en effet souveraines, conformément à la Charte de fonctionnement et dans les limites de la Charte politique du réseau3). Ils ont ensuite développé les enjeux liés au « système-dette » et expliqué en quoi le combat contre les dettes illégitimes converge avec d’autres luttes et permet de s’attaquer aux systèmes capitaliste et patriarcal. Ils ont conclu leur intervention en expliquant le changement de nom du CADTM décidé lors de la dernière Assemblée mondiale du réseau en 2016. Le CADTM porte désormais le nom de « Comité pour l’abolition des dettes illégitimes », englobant ainsi à la fois les dettes publiques et privées du Sud et du Nord.
Situations politiques globale et régionale
Après cette présentation générale, Éric Toussaint s’est attardé sur l’évolution des dettes au niveau mondial depuis l’éclatement de la dernière crise du système capitaliste en 2007. Rappelant que les dettes des banques privées sont devenues des dettes publiques suite aux sauvetages bancaires par les pouvoirs publics au Nord, Éric Toussaint a souligné que l’Europe est aujourd’hui l’épicentre de la crise mondiale, continent sur lequel l’offensive du capital sur le travail est plus importante qu’ailleurs. Il a également pointé le danger d’une nouvelle crise de la dette au Sud, qui touche déjà plusieurs pays comme l’Algérie, le Venezuela, le Mozambique ou encore le Nigeria, et a mis en cause les prêteurs occidentaux mais aussi la Chine, nouvelle puissance impérialiste créancière. Face au diktat de la dette, Éric Toussaint a insisté sur la nécessité de prendre des actes unilatéraux à l’instar de l’Équateur, l’Islande, l’Argentine ou encore la Norvège. De telles décisions souveraines légitimées par le droit international ont permis de renverser le rapport de force au bénéfice des populations. C’est pourquoi les créanciers et la presse dominante n’en parlent absolument pas.
Dans la foulée, Nathan Legrand (CADTM Belgique/Secrétariat international partagé du réseau) a expliqué en quoi la capitulation du gouvernement Syriza en Grèce démontre que l’Union européenne ne peut pas être réformée et que les États ont dès lors intérêt à s’attaquer aux dettes illégitimes à travers des actes unilatéraux pour rompre avec l’austérité4. Pour illustrer ces dettes illégitimes, Nathan a développé l’impact en Europe des sauvetages bancaires sur les dettes publiques que les populations sont sommées de rembourser aujourd’hui. D’après la Commission européenne, ces sauvetages ont coûté plus de 745 milliards d’euros et ont été accompagnés de garanties à hauteur de plus de mille milliards d’euros5 ! Les pays de la périphérie de l’UE qui n’avaient pas les moyens financiers de pouvoir sauver les banques ont été contraints de conclure des memoranda avec la Troika (BCE, Commission européenne et FMI), plaçant ces États directement sous la coupe de ces créanciers. Nathan a conclu son intervention en rappelant que nos luttes pour la justice économique et sociale sont aussi des luttes contre les politiques réactionnaires, sécuritaires, migratoires.
Après un débat avec les participants sur la stratégie à adopter à l’égard de l’UE, l’Atelier s’est poursuivi sur la situation au Népal avec un exposé de Ratan Bhandari (membre de l’organisation Jal Sarokar Manch). Ratan a d’abord insisté sur le fait que le Népal, pays de 26,6 millions d’habitants qui est classé parmi les plus pauvres de la planète, a en réalité été appauvri par la mal-nommée « aide » extérieure. Retraçant l’histoire de son pays, il a rappelé qu’en 1934 après un important séisme, le Népal avait refusé tout prêt international. L’« aide » étrangère a débuté seulement pendant la période de la guerre froide et provenait aussi bien de l’URSS que des États-Unis. Les dons ont été progressivement remplacés par des dettes. Le premier emprunt du Népal date de 1964. Ratan a ensuite développé sur le prêt de la Banque mondiale de 1994 mis en échec par la population. Destiné à financer le projet hydroélectrique Arun III dans l’est du pays, ce prêt était assorti de 44 conditionnalités imposées par la Banque mondiale ! Face au puissant mouvement populaire contre ce projet, la Banque mondiale a finalement dû jeter l’éponge. L’intervenant a ensuite donné la composition actuelle de la dette du Népal. 63% des dettes publiques sont dues à des créanciers externes, principalement les institutions financières internationales. Le premier créancier est la Banque mondiale, suivie de la Banque asiatique de développement. Ces deux organisations n’accordent aucun don au Népal. Ce sont par exemple des prêts qui ont été octroyés au Népal à la suite des séismes dévastateurs d’avril et mai 2015. Concernant les créanciers bilatéraux, le plus important est le Japon via sa banque d’investissement, la Japan Bank for International Cooperation.
Tsutomu Teramoto, membre d’ATTAC-CADTM Japon, a présenté la situation dans son pays. Depuis 2012, le Japon est dirigé par le gouvernement de droite de Shinzo Abe. Abe s’est récemment distingué par sa proximité affichée avec le nouveau président des États-Unis Donald Trump, et ce malgré le fait que ce dernier se soit retiré du traité de libre-échange Trans-Pacific Partnership (TPP). Le mandat de Shinzo Abe est marqué par la mise en œuvre de sa politique économique nommée « Abenomics » (mot-valise formé par « Abe » et « economics »), sensée maintenir le poids du Japon en tant que puissance économique, notamment face au poids grandissant de la Chine. Cette politique consiste notamment à attaquer le droit du travail et à réduire les dépenses sociales. Les grandes entreprises ont vu leurs profits augmenter tandis que le chômage et les inégalités s’accroissent. Actuellement, les perspectives ne sont pas réjouissantes : il existe un risque de crise économique dans un futur proche. Tsutomu a abordé la politique commerciale du Japon : puisque les États-Unis se sont retirés du TPP, Abe essaye maintenant d’accélérer la mise en œuvre du Partenariat économique régional global (RCEP) avec des pays d’Asie du Sud, d’Asie du Sud-Est et d’Océanie. Le Japon favorise une participation de l’Inde afin de diminuer le poids de la Chine dans l’économie indienne et dans la région. Dans le même temps, Shinzo Abe mène des politiques nationalistes et militaires inquiétantes et encourage la xénophobie. En 2015, le gouvernement a autorisé les interventions extérieures des forces armées, ce qui lui permet depuis juillet 2016 d’accroître le rôle de l’armée japonaise au Sud-Soudan. Une nouvelle base militaire étatsunienne est en construction sur l’île d’Okinawa, malgré l’opposition des habitant-e-s.
Le Japon est l’un des plus importants créanciers du Sud. Les investissements japonais se concentrent notamment dans des projets et mégaprojets d’infrastructure, tels que des centrales nucléaires. Pour le gouvernement, les investissements dans les projets d’infrastructures donnent des résultats visibles sur le court terme, à l’inverse de ceux dans les domaines de la santé et de l’éducation qui sont donc délaissés.
Avec une dette publique s’élevant à plus de 200 % du PIB (soit une dette d’environ 10 000 milliards de dollars), le Japon bat des records d’endettement. La Banque centrale a racheté la plupart des titres détenus par des banques étrangères, si bien que la dette publique est détenue dans sa quasi-totalité par des créanciers nationaux.
Témoignant de la mauvaise situation économique, les dettes privées étudiantes posent d’importants problèmes. La moitié des étudiant-e-s a une dette qui s’élève en moyenne à 30 000 dollars par étudiant, remboursée sur 20 ou 30 ans. Ce phénomène est d’autant plus grave qu’il y a peu de perspectives d’emploi. Si les étudiant-e-s font défaut sur leur crédit, ils sont pénalisés, par exemple en devenant interdits bancaires ou en se voyant refuser un crédit hypothécaire. Il y a un risque de « piège de l’endettement ».
Il y a un important renouveau des luttes antinucléaires au Japon, avec une forte participation de jeunes. Alors que le gouvernement cherche à maintenir l’énergie nucléaire en raison de la profitabilité du secteur pour les entreprises, les résistances populaires sont inédites depuis les années 1970. En 2015, le Japon a également connu une forte mobilisation contre la loi autorisant les interventions extérieures de l’armée. De même, se déroule en ce moment une mobilisation importante contre la construction de la nouvelle base militaire états-unienne à Okinawa. Mais ces luttes ne sauraient cacher le fait que de manière générale, les luttes sont de moins en moins importantes, tandis que l’on assiste à un vieillissement des militant-e-s. Ce sont des défis auxquels les organisations progressistes doivent répondre.
Sushovan Dhar, membre du CADTM en Inde, a décrit la détresse connue par une écrasante majorité de la population indienne. La croissance est de moins en moins forte dans le pays et l’économie est dans une très mauvaise posture. En réalité, la recherche de la croissance se concentrait sur le renforcement des capacités de consommation d’à peine 15 à 25 % de la population. Les inégalités continuent à augmenter, tandis que la création d’emplois passe surtout par la création d’emplois précaires. La tendance est par ailleurs à l’informalisation du secteur formel. La force de travail indienne (400 à 500 millions) est située à 93,5 % dans le secteur informel. Sur les 6,5 % restants, 70 % de la force de travail bénéficient d’emplois contractuels : en réalité, seulement 2 % des travailleurs et travailleuses ont donc accès à une couverture sociale.
Le néolibéralisme, projet de la classe dominante, a créé des inégalités énormes avec une toute petite minorité de gagnants et une énorme majorité de perdants. À côté de quelques symboles comme des centres commerciaux énormes, quelques voitures de luxe et des autoroutes neuves, dominent une précarité extrêmement importante et un chômage élevé (pour lequel il n’existe pas de chiffre officiel, qui serait de toute façon sous-évalué puisque beaucoup de chômeurs sont répertoriés comme travailleurs indépendants). Le développement de la sécurité sociale est basé sur des compagnies d’assurance privées. Les quelques régulations sur le travail sont démolies par le nouveau gouvernement d’extrême droite du Bharatiya Janata Party (BJP).
Il existe en Inde une grande détresse dans la population paysanne. Celle-ci conduit à un exode rural pour aller travailler en zones urbaines dans des secteurs dangereux. Cette détresse provoque également des suicides massifs de paysans. Plus de 300 000 suicides ont été rapportés depuis 1995, un chiffre qu’il faut revoir à la hausse puisque les suicides ne sont rapportés que s’ils sont commis par des propriétaires de terres (donc les suicides de paysans sans terre et de femmes ne sont pas rapportés). Or, cette détresse des paysans est liée notamment à leur surendettement, lui-même provoqué par des facteurs tels que les modèles d’agriculture introduits par les institutions financières internationales ou encore les mauvaises conditions climatiques elles-mêmes renforcées par le modèle industriel. L’endettement des paysans se transforme par ailleurs en surendettement en raison des pratiques des institutions de microfinance.
Les dépenses de sécurité sociale en Inde représentent moins de 1,5 % du budget : c’est encore moins qu’au Sri Lanka, connu pour ses faibles dépenses sociales. Le nombre de cliniques privées augmente : l’accès aux soins est limité à ceux qui en ont les moyens.
Swaraj Das, un syndicaliste indien, a développé le lien entre la dépossession des terres et l’extractivisme. Il existe de nombreuses mines à ciel ouvert en Inde qui détruisent tout l’écosystème et aggravent le réchauffement climatique. La pollution liée à cette industrie est tellement intense qu’à Delhi, les centrales à charbon ainsi que les transports publics ont récemment dû être fermés pendant sept jours. Malgré ces dégâts, le gouvernement indien continue sa politique extractiviste avec le soutien des grands bailleurs de fonds, Banque mondiale en tête. Face à d’importantes mobilisations, le gouvernement a toutefois été contraint de stopper récemment un projet de centrale au charbon dans la région de Rampal à Calcutta. Ce projet est une initiative commune aux gouvernements du Bangladesh et de l’Inde. C’est aussi une tentative du gouvernement indien d’exporter son charbon de qualité inférieure au Bangladesh afin de soutenir l’exploitation minière, qui est de plus en plus sous le contrôle du secteur privé. Il existe contre ce projet une lutte commune au Bangladesh et en Inde, que le CADTM soutient au nom de la lutte contre l’extractivisme et les institutions financières internationales dans la région.
Monower Mostafa, chercheur au Development Synergy Institute de Dacca et membre du CADTM, a ensuite pris la parole. Au Bangladesh, tandis que les décideurs politiques se félicitent de l’accomplissement de changements structurels dans l’économie, la croissance est stable à environ 6 % par an, le chiffrage de la pauvreté indique que la proportion de pauvres diminue, et l’on assisterait à un changement dans les conditions de vie des personnes défavorisées. Mais un changement dans quelle direction ?
On connaît les travers du chiffrage mathématique de la pauvreté, qui ne reflète pas les conditions de vie des populations dans les pays du Sud (car basé simplement sur des montants de dépense – par ailleurs faibles – et ne prenant pas en compte le patrimoine, l’accès à des besoins de base tels que la nourriture, les soins, l’éducation). En réalité, les inégalités augmentent au Bangladesh : les indicateurs économiques positifs reflètent l’enrichissement d’une minorité, au détriment des besoins humains fondamentaux de la majorité. Si 2,2 millions de personnes accèdent au marché du travail chaque année, seul 1,3 million concerne des emplois nationaux, les 900 000 personnes restantes constituant des travailleurs émigrant à l’étranger. De plus, les emplois précaires et le manque d’emplois dans des secteurs productifs de l’économie constituent des problèmes majeurs. L’accès des plus pauvres aux services essentiels, et la qualité de ces services, restent considérablement limités. Seule une personne « pauvre » sur trois a accès aux faibles services sociaux. Par ailleurs, les impacts du changement climatique sont extrêmement néfastes sur les conditions de vie des populations.
La dette publique du Bangladesh se situe à un peu plus de 13 % du PIB, et est constituée à un tiers d’emprunts extérieurs et à deux tiers d’emprunts intérieurs. Le pays ne fait pas face à un risque de défaut de paiement, mais le remboursement de la dette constitue indéniablement un frein aux dépenses de santé, d’éducation, de sécurité sociale. Par ailleurs, les prêts bilatéraux et multilatéraux accordés au Bangladesh restent soumis à d’importantes conditionnalités qui ne sont jamais débattues au parlement, et encore moins dans la société en général. Ainsi le FMI a pu imposer la mise en œuvre d’une taxe sur la valeur ajoutée (TVA), un impôt profondément injuste qui ne peut que conduire à l’augmentation des difficultés pour les populations les plus pauvres. Les prêts des institutions financières internationales, notamment de la Banque mondiale et de la Banque asiatique de développement (BAD), sont souvent destinés à imposer des projets d’infrastructures peu utiles et des modèles d’industrie extractive détruisant l’environnement, accélérant le changement climatique et ayant des effets néfastes pour les populations. Par ailleurs, le Bangladesh ayant connu deux dictatures militaires, une partie de sa dette publique est évidemment odieuse.
Les dettes privées sous la forme de microcrédits sont particulièrement préoccupantes au Bangladesh. Face à l’ampleur du problème, les militants du CADTM Bangladesh ont établi qu’un audit citoyen des dettes publiques comme privées pourrait constituer un important outil afin de lutter contre la dépendance vis-à-vis des institutions financières internationales, des États créanciers et des institutions de microfinance. Les discussions qui ont suivi au sein de l’atelier ont fait état des expériences de luttes dans les autres pays représentés ainsi qu’au niveau mondial, et ont permis aux militants du Bangladesh de dégager des pistes de stratégie et d’actions en lien avec les réalités du pays.
Quel audit citoyen de la dette au Bangladesh ?
Renaud Vivien, membre de la Commission d’audit pour la vérité sur la dette grecque, a exposé les principes de l’audit citoyen de la dette. Celui-ci a vocation à apporter la vérité sur les causes de l’endettement, interne et externe (ou bien celui des individus). Dans quels buts les prêts ont-ils été contractés ? Dans quelles circonstances ? À quelles conditions ? Qui sont les prêteurs ? Le droit national et le droit international ont-ils été respectés ? Quelles ont été les conséquences de l’endettement ? Cette liste de questions auxquelles doit répondre l’audit n’est pas exhaustive.
La dette n’est pas neutre, c’est un mécanisme de domination. L’audit apporte les arguments nécessaires à la répudiation des dettes illégitimes, illégales, odieuses, insoutenables. L’audit est aussi un outil pour questionner le budget de l’État (et donc ses décisions politiques) et avancer des alternatives pour que soient satisfaits les droits humains fondamentaux. L’audit est un droit civique et politique (donc un droit humain). L’audit citoyen doit pousser à la reconnaissance de l’illégitimité des dettes par les décideurs politiques.
La discussion a évolué autour des objectifs et des modalités d’un audit citoyen des dettes au Bangladesh. L’examen des conditions attachées aux prêts est important. Ces conditions sont indiquées noir sur blanc dans des documents tels que les lettres d’intention envoyées aux institutions financières internationales – quand ces documents ne sont pas directement accessibles au public, il s’agit de réclamer leur déclassification au nom du droit à l’information. L’audit doit par ailleurs remettre en question les définitions de soutenabilité et d’insoutenabilité des institutions financières internationales, qui se basent sur des aspects techniques : si, au Bangladesh, la dette publique est techniquement « soutenable », elle n’en est pas moins remboursée sur le dos des populations, au détriment de leur accès aux soins de santé ou à l’éducation. En ce sens, la dette est donc insoutenable puisqu’elle ne peut être remboursée sans nuire aux droits humains fondamentaux. Il a été souligné les impacts environnementaux négatifs provoqués par certains projets d’infrastructures inutiles et par les mégaprojets extractivistes. Ces impacts doivent également être examinés et dénoncés à travers l’audit.
Il a été proposé qu’un audit citoyen de la dette soit rapidement lancé au Bangladesh. Celui-ci devra d’abord se concentrer sur quelques cas précis emblématiques de l’endettement illégitime, tels que le projet de barrage du Gange qui menace les populations vivant dans la région (projet décidé dans les années 1960 par le gouvernement central du Pakistan qui traitait le Pakistan oriental – aujourd’hui le Bangladesh – comme une quasi colonie), ou encore le projet de centrale au charbon dans la région de Rampal menaçant les Sundarbans, c’est-à-dire la plus grande mangrove du monde. D’autres prêts ont été contractés pour des projets précis qui n’ont jamais été finalisés. Il s’agira également de remettre en cause les prêts contractés sous les dictatures militaires.
Étant donné le poids du microcrédit au Bangladesh, un audit devra nécessairement s’attaquer aux dettes privées. Cela pourra commencer par la réalisation d’entretiens avec des victimes du microcrédit pour recueillir leurs témoignages et révéler les pratiques des institutions de microfinance, qui réalisent d’énormes profits par l’appauvrissement de millions de personnes. Un tel audit pourrait d’abord se concentrer sur une ou deux institutions parmi les plus importantes, telles que la Grameen Bank ou la BRAC Bank.
Plusieurs chercheurs et activistes reconnus du Bangladesh, ainsi que le porte-parole du réseau international du CADTM Éric Toussaint, ont apporté leur soutien à l’initiative d’audit citoyen qui doit permettre de démontrer les conséquences réelles de l’endettement public comme du microcrédit. Outre des éléments qui ont été mentionnés ci-dessus, ils ont souligné l’importance de la sortie du modèle de l’endettement afin que le Bangladesh soit en capacité de choisir librement ses politiques. Cette lutte contre la dette passera nécessairement par la mobilisation la plus large possible par le bas, ce qui implique de chercher à nouer des alliances avec d’autres organisations, comme par exemple celles luttant contre la corruption. Si l’audit doit être mis en œuvre avec une large participation, il ne faut pas négliger cependant l’aide que peuvent apporter des chercheurs à ce processus. L’utilité des approches comparatives avec les autres pays de la région devrait amener les acteurs de l’audit à nouer des liens avec des militants dans les pays proches, ce à quoi cet atelier régional a par ailleurs contribué. Enfin, il a été affirmé que l’initiative de l’audit par le bas doit permettre de créer une pression assez forte sur les décideurs politiques pour qu’ils remettent en cause l’endettement illégitime, comme cela a été le cas en Équateur en amont de l’élection de Rafael Correa. Sans cette pression, les autorités ne seront pas amenées à questionner la dette et continueront à mettre en œuvre les politiques menées actuellement.
Agenda du CADTM dans la région
L’Atelier s’est conclu par l’élaboration collective d’un calendrier d’actions pour le CADTM au Bangladesh et dans la région. Les participants souhaitent réunir les conditions pour réaliser un audit citoyen du microcrédit et de la dette publique au Bangladesh, selon les modalités proposées lors des discussions précédentes (c’est-à-dire en analysant en priorité quelques projets emblématiques des institutions financières internationales, notamment dans les domaines de la santé et de l’extractivisme). Cet audit s’inscrit dans la lutte contre les institutions financières internationales, une des priorités du CADTM pour les militants d’Inde et du Bangladesh. L’Atelier a également marqué une nouvelle étape dans la collaboration et le rapprochement entre le CADTM et des militants du Népal impliqués dans des luttes similaires. Cette collaboration doit se renforcer dans les prochains mois. Le réseau du CADTM en Asie du Sud prépare collectivement une participation au mouvement dénonçant les activités de la Banque asiatique de développement à l’occasion de son 50e sommet annuel qui aura lieu du 4 au 7 mai à Yokohama, au Japon.
Renaud Vivien , Nathan Legrand , Sushovan Dhar
Publié sur le site du CADTM
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