Tiré du site web de la revue Contretemps.
Aux origines du mouvement
Le 14 juin 1991 avait déjà eu lieu une première « Grève des femmes » qui avait rassemblé plus de 500 000 personnes à travers tout le pays. Leur revendication ? Que le principe d’égalité inscrit dans la Constitution fédérale 10 ans auparavant se matérialise enfin. Si certains acquis sociaux comme le congé maternité, le droit légal à l’avortement ou encore la révision de la Loi sur l’égalité interdisant toute forme de discrimination sexiste dans la sphère professionnelle, ont été obtenus dans la décennie qui a suivi, l’égalité matérielle et réelle reste toujours à conquérir.
Les véritables conditions matérielles et sociales des femmes ne s’améliorent pas. Vivre dans un pays où les femmes se font licencier du jour au lendemain en raison de leur grossesse, où elles perdent leur statut de séjour en divorçant d’un conjoint violent, où certaines doivent cumuler plusieurs emplois car leur temps-plein est insuffisamment rémunéré, où elles sont sujettes à des discriminations et harcèlement sur leurs lieux de formation, où elles consacrent en moyenne 53h par semaine pour effectuer le travail domestique qui n’est toujours pas reconnu et partagé… La réalité que vit la majorité des femmes en Suisse est telle qu’il paraît légitime pour une grande partie de la population de se rassembler pour une contestation politique large puisque ce qui semblait être acquis hier, ne l’est effectivement pas aujourd’hui.
Le mouvement actuel est d’une ampleur inédite, comme le confirment les militantes ayant construit et participé à la grève de 1991. Il s’ancre à la fois dans la continuité de cet évènement historique et dans une logique internationaliste faisant écho aux multiples mouvements de grève féministe du 8 mars. Avec un soutien de plus de 65% de la population[1], la participation aux mobilisations s’annonce massive.
À l’origine du mouvement, une bataille contre un projet parlementaire de réforme des retraites défendu par la droite, le Parti socialiste suisse et l’Union syndicale suisse, qui prévoyait l’augmentation de l’âge de la retraite des femmes à 65 ans. La bataille a été menée et gagnée par un front composé de syndicalistes féministes dissidentes, d’organisations de gauche radicale et d’associations diverses. Cette même coalition est restée active sur d’autres fronts, notamment liés à de vastes réformes fiscales pour les entreprises. Et quand il s’est agi de discuter d’égalité salariale au niveau parlementaire, nous nous sommes décidées d’utiliser cette occasion pour sonner le glas des discussions institutionnelles sans réelles mesures concrètes pour lutter contre le sexisme.
En juin 2018, nous avons alors organisé les Assises féministes, une première rencontre en non-mixité, sans hommes cis genre, afin de voir si au sein de la population il y a également des volontés pour construire un mouvement féministe large. À notre surprise, les Assises ont rassemblé près de 200 femmes venues des différentes régions de la Suisse qui ont toutes voté l’organisation d’une grève féministe pour le 14 juin !
Des formes multiples de contestation de l’ordre social
Les assemblées suivantes ont permis de rédiger un manifeste et un appel national à la grève[2], qui ancrent le mouvement dans une critique du capitalisme et du système cishétérosexiste, dans la reconnaissance du travail productif et reproductif, dans la lutte contre les discriminations multiples, pour le droit à disposer de son corps, et dans une critique du système scolaire reflétant le modèle patriarcal.
Les raisons de faire grève en 2019 sont diverses et multiples parce que chaque parcours de vie est unique, au croisement de différentes oppressions, exploitations et discriminations. D’où le caractère large et divers des revendications du manifeste, qui touchent à différentes sphères de vie.
Il était en outre important de rendre visible le fait que les droits formels acquis jusque-là se sont vus récupérer par le système en place qui est capitaliste, raciste et sexiste, et qui profite au 1% de privilégié-e-s. Ainsi, notre mouvement de grève, tel qu’il est en train de se construire, veut s’inscrire dans cette rupture avec les institutions, en pointant du doigt tout ce qui les maintient. Ce que notre mouvement vise, c’est un changement social profond ! Un changement qui s’obtient par le choix de la grève comme outil central et nécessaire d’action politique.
Pour autant, étant donné que ce mouvement a été construit dans l’idée qu’il soit le plus large possible, de nombreuses formes d’action coexistent et les revendications mises en avant par les futur·e·s participant·e·s n’ont pas toutes le même potentiel de contestation de l’ordre patriarcal. Il est à ce titre intéressant de souligner le rôle qu’ont joué les médias : en grande partie, la légitimité du mouvement s’est construite par l’écho que tous les médias lui ont donné, participant ainsi à la démocratisation de cette lutte en la rendant accessible plus largement. Toutefois, ce sont des thèmes peu subversifs qui ont été le plus exposés tels que l’égalité salariale ou la représentation des femmes dans la politique institutionnelle – exception faite pour les grandes polémiques autour de la légalité de la grève politique ou encore de la question de la non-mixité comme mode de fonctionnement des collectifs.
En tant que militantes féministes anticapitalistes, nous nous devons de récuser le féminisme libéral, au service uniquement d’une poignée de personnes, déjà privilégiées. À quoi sert l’égalité salariale si les salaires demeurent bas ? À quoi sert la promotion des femmes dans les postes à haute responsabilité, si les femmes précaires sont toujours plus précaires ? Comme le rappellent les autrices du Manifeste des 99% : « nous n’avons aucun intérêt à briser le plafond de verre si l’immense majorité des femmes continue d’en nettoyer les éclats ! »[3] .
Nous nous devons également de réfuter les politiques sécuritaires comme moyen de lutte contre les violences sexistes, qui visent de façon disproportionnée les hommes non-blancs et/ou pauvres et qui cherchent à criminaliser – sous couvert de protection – des activités exercées par certaines femmes, telles que le travail du sexe. Nous devons lutter pour une justice reproductive, non-essentialisante, qui donne les mêmes possibilités à chaque personne, quelle que soit son statut légal, ses moyens financiers, son identité de genre et son orientation sexuelle, d’avoir accès à un système de santé universel, à l’avortement libre et gratuit, à la possibilité d’avoir des enfants.
Nous devons lutter pour un féminisme antiraciste, à l’heure où l’islamophobie s’intensifie chaque jour, où la population rom contrainte bien souvent de mendier pour survivre est criminalisée, où les femmes non-blanches sont invisibilisées dans les espaces médiatiques, politiques et féministes (dont les nôtres), et qui continuent d’être discriminées à l’embauche et surexploitées quand elles trouvent un emploi.
Ainsi, le mot d’ordre employé consistant à dire « si vous vous reconnaissez dans un point du manifeste, alors soyez avec nous le 14 juin » n’est pas une stratégie dont nous devons nous contenter en tant que militant·e·s féministes anticapitalistes. Si cela a permis en effet de rassembler un grand nombre de femmes en Suisse, nous devons être critiques de sa signification politique. Notre rôle est de nous battre pour un féminisme de la totalité et un féminisme qui lutte contre toutes les autres oppressions.
C’est dans ce sens que les militantes du mouvement de la grève, si elles prônent véritablement un changement de société, doivent s’emparer de toutes les revendications, sans hiérarchies, sous peine d’empêcher une véritable prise de conscience du caractère systémique et imbriqué des oppressions, mais également des solidarités et des luttes qu’il nous faut construire.
Comme cela est exprimé dans notre appel national à la grève, l’égalité réelle ne peut être obtenue dans un monde où seuls comptent véritablement les profits et les intérêts d’une minorité de privilégiés. C’est parce que nous nous contestons le système dans sa totalité que nous devons nous saisir et formuler des revendications larges et englobantes, antiracistes et anticapitalistes. Ces revendications doivent aller à l’encontre d’un féminisme conservateur qui cautionne la société telle qu’elle est parce qu’elle défend les intérêts d’une poignée de femmes, si l’on aspire à ce que cette grève féministe engage un réel mouvement d’émancipation, pour tous et toutes.
Des collectifs locaux pour un féminisme internationaliste
Pour créer un mouvement large, ce qui a été décisif, c’est la volonté de se baser sur une multitude de petits collectifs à l’échelle locale. Ceux-ci sont construits par région ou par quartiers, par lieux de travail et de formation, ou encore autour de certains thèmes politiques comme la culture, la migration, la maternité, la vieillesse, le port du foulard, etc.
Cette méthode permet de construire une pratique féministe proche des gens, qui réfléchissent collectivement aux enjeux qui les concernent et élaborent ensemble des revendications et les moyens de les visibiliser. Certes, le nombre de participantes qui mèneront une grève au sens propre du terme ne sera probablement pas aussi massif, mais les revendications exprimées seront réellement ancrées et portées à bout de bras par les participantes.
Au-delà du fait que nos revendications émanent de la base, notre mouvement s’inscrit par définition dans la continuité des mouvements féministes tels qu’on a pu les voir se déployer en Pologne, dans l’État espagnol, en Argentine, en Italie, en Inde, au Chili, aux États-Unis, etc. Partout dans le monde, les femmes sont en première ligne dans la lutte pour un monde meilleur.
C’est également le rôle des militant·e·s anticapitalistes, féministes, antiracistes, écosocialistes, de faire vivre et de politiser ces luttes. Nos solidarités doivent s’inscrire dans un refus global du système qui aujourd’hui dégrade autant la vie humaine que la planète, dans un contexte de montée des idées réactionnaires, de guerres et de dépossessions, de progression du racisme et des violences étatiques. C’est seulement dans le processus de la construction des mouvements de masse, par en bas et dans une optique internationaliste, que l’amorce d’un vrai changement est possible.
Le processus de la construction de la grève en Suisse, qui a duré toute une année, n’a certes pas été facile, mais il a néanmoins tenté de montrer qu’une société autre est imaginable et possible. Cette grève cherche à inclure autant les femmes politisées que celles qui le sont devenues au sein du mouvement. Ce dernier a été également rassembleur de différentes catégories sociales, générations, ou encore de divers bords politiques, syndicaux et associatifs. Toutefois, le mouvement peine encore à faire en sorte que la « marge soit au centre »[4], condition pour faire advenir un féminisme vraiment révolutionnaire.
Cependant, ce que nous sommes en train de vivre et construire en Suisse est historique et ouvre la brèche pour un renouveau du féminisme. Cette grève est davantage un processus qu’un jour symbole et en s’inscrivant dans cette logique nous savons pertinemment que cette date n’est pas une fin en soi mais le premier pas vers la construction d’un mouvement féministe de masse. Le 14 juin 2019 nous montrera ce dont nous sommes capables lorsque nous joignons nos forces mais il nous reviendra à nous, féministes anticapitalistes, d’intégrer les critiques pour continuer d’œuvrer à un mouvement pérenne, inclusif et total parce que tout reste à faire !
Tamara Knežević est militante de solidaritéS, et sécretaire du collectif vaudois de la grève.
Notes
[1] « Grève des femmes : près de deux tiers des Suisses sont pour », Tribune de Genève, 04.06.2019.
[2] Manifeste de la Grève féministe/ grève des femmes* et l’Appel national pour le 14 juin : https://frauenstreik2019.ch/wp-content/uploads/2019/01/manifeste_greve-14.06.19.pdf
[3] L’idée qu’il était important que le mouvement intègre au mieux les femmes de droite pour la raison que le sexisme serait un problème qui touche de la même façon toutes les femmes existe au sein des différents collectifs. Force est de constater que le féminisme défendu dans le mouvement ne laissait que peu de place au féminisme libéral. Les femmes de droite ont ainsi communiqué qu’elles ne prendraient pas partie aux mobilisations du 14 juin. (« Les femmes de droite ne feront pas grève », 24 heures, 09.06.2014, https://m.24heures.ch/articles/27986057?fbclid=IwAR0Zg-MI6PbJnYH BOruq84BaJu34binCojoesjNDbKychFv_beCMLzPFmU)
[4] Voir : bell hooks, De la marge au centre : Théorie féministe, 1984.
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