Édition du 18 février 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

La grève du secteur public en Afrique du Sud met en relief les contradictions de la société

Les deux principaux syndicats du secteur public qui sont en grève contre le gouvernement sud-africain ont promis d’intensifier leurs moyens de pression dans les prochains jours. Cette lutte oppose un million membres appartenant aux rangs inférieurs et moyens de la société contre un gouvernement rempli de confiance après avoir joué l’hôte de la Coupe mondiale.

Avec des syndicats plus petits du secteur public, les membres du Syndicat indépendant des enseignantEs (SADTU) et les infirmières du Syndicat national de travailleuses, travailleurs de la santé et des secteurs alliés (NEHAWU) ont a tenu des lignes de piquetage devant les écoles, les cliniques et les hôpitaux, forçant de nombreuses fermetures à partir du 18 août. Des équipes réduites de médecins et de personnel militaire ont été obligés de renvoyer chez eux les cas non-urgents.

Lors de plusieurs affrontements avec la police dans les centres-villes, devant les cliniques et les écoles la semaine dernière, des travailleuses, travailleurs ont été le cible de balles de caoutchouc et de canons à eau. Samedi, les tribunaux ont ordonné aux grévistes de retourner au travail dans les services considérés urgents. Dans des dizaines d’hôpitaux et de cliniques du personnel militaire fournit des services en santé.

Le Président Jacob Zuma a menacé les grévistes de licenciements massifs et a condamné les militantes et les militants qui ont perturbé le fonctionnement des établissements de santé et d’éducation : "Même pendant les campagnes contre le régime d’apartheid nous n’avons pas empêché les infirmières de faire leur travail, » a-t-il déclaré. Le Parti communiste sud-africain (SACP) a fait une déclaration en défense des grévistes, tout en demandant au mouvement syndical et au Congrès national africain (ANC) de ne pas « Jeter des insultes provocatrices les uns contre les autres alors que le secteur privé et anti-ouvrier vous regarde et rit. »

Le népotisme

Malgré la popularité assez élevée dont jouit l’affable Zuma, des rapports récents sur les énormes profits de son fils, de son neveu et de ses proches alliés dans le cadre du « Black Economic Empowerment » ont soulevé de la colère. En plus, dans une déclaration faite à la presse, le NEHAWU a fustigé le train de vie hédoniste de la classe des gestionnaires d’État : « Nous lisons quotidiennement des nouvelles sur le gaspillage du gouvernement sur des billets à la Coupe mondiale, sur des voitures, des chambres d’hôtels, des soirées et de la publicité. "

En effet, Pretoria a subventionné la Coupe mondiale à la hauteur de $5 milliards, selon la plupart des estimations, dont plus de $3 milliards dépensés sur des stades qui sont aujourd’hui largement reconnus comme des « éléphants blancs » - les sièges ne peuvent être comblées et ils coûtent trop cher pour les équipes de football locales, qui n’ont pas des moyens suffisants. Les sociétés qui ont parrainé la Coupe ont remporté chez elles $4 milliards de profit, tout cela non imposé.

Au cours de juin et de juillet, l’Afrique du Sud a affiché devant les visiteurs étrangers et les téléspectateurs une opulence qui cachait une économie de plus en plus en détresse et des inégalités extrêmes. La reprise à partir d’une chute de 2% du PIB en 2009 est en panne, et les 3% de croissance annoncés pour cette année font l’objet de dérision, puisque les pertes d’emploi ont continué à augmenter pendant la première moitié du 2010. Plus d’un million des 13 millions de travailleuses et des travailleurs de l’économie formelle de l’Afrique du Sud ont perdu ont leur emploi depuis 2008.

Malgré la pression, les salariéEs sont devenuEs étonnamment militantEs, remportant ces dernières semaines des victoires sous forme d’ententes salariales au-dessus de l’inflation dans les entreprises parapubliques des transports et de l’électricité, cela grâce en partie à la pression que leur permettait de faire la Coupe mondiale. Avec l’inflation à 4,5%, la dernière offre gouvernementale d’une augmentation annuelle de 7%, plus une augmentation de $25 (à $90) de l’allocation au logement, serait normalement considérée comme très bonne.

Il y a des syndicats qui seraient heureux d’avoir une augmentation salariale de 8,6% et une allocation-logement à $130. Mais le NEHAWU revendique beaucoup plus, y inclus une augmentation salariale de 11% rétroactive sur trois mois, une allocation-logement de $195, et l’égalité de la subvention étatique pour les soins médicaux.

La réponse du gouvernement

Le Cabinet a répondu le 18 août : « Nous avons dû faire le choix entre l’augmentation de la masse salariale à des niveaux inabordables et des coupures dans d’autres services fondamentaux. C’est le choix entre l’amélioration des salaires des employés de l’État et notre capacité de répondre aux besoins en services des communautés pauvres et des chômeurs. "

En plus de la hausse des impôts des entreprises et des riches (fortement réduits par rapport à 1994, grâce à quatre Ministres de finance néolibéraux), les syndicats proposent de mettre fin au gaspillage et aux subventions aux entreprises. Les énormes dépenses en infrastructures ont fait l’objet de vives critiques, d’autant plus que les quatre composantes principales — deux nouvelles centrales au charbon ($35 milliards), financées en partie par la Banque mondiale, un train rapide de l’aéroport de Johannesburg au quartier financier principal ($3 milliards), un aéroport à Durban ($1 milliard), et de nouveaux barrages (plusieurs $milliards) pour les grands intérêts miniers et agricoles – profitent principalement aux élites et se construisent au détriment de l’infrastructure pour la population pauvre.

Le transport en commun continue à se dégrader et le prix de l’électricité augmente de 25% à chaque année pour payer les nouvelles centrales. Pourtant, deux sociétés, BHP Billiton et Anglo-American, continueront à consommer l’électricité le moins chère du monde (un septième du prix de payé par les travailleuses et les travailleurs ordinaires, cela grâce à une entente de 40 ans signée par le régime de l’apartheid). Ces deux sociétés consomment plus de 10% de l’électricité du pays. Les écologistes demandent la fermeture graduelle des fonderies qui mangent tant d’énergie, le renoncement à la seconde centrale, et l’investissement de cet argent dans des énergies renouvelables.

Mais si les arguments sont forts en faveur de la réorientation des dépenses de l’État, la question se pose à savoir si une « aristocratie ouvrière » potentielle être en train de se faire une vie prospère dans une ère de suppression d’emplois et de misère des travailleuses, travailleurs non qualifiéEs, des masses de chômeuses et de chômeurs. La réponse des syndicats est que travailleuses, travailleurs, à leur tour, soutiennent typiquement de grandes familles étendues, puisque les rapports de migrations datant de l’ère de l’apartheid lient encore les Sud-africains à des réseaux de parenté qui s’étendent sur des centaines de kilomètres.

Et comme si ce cela ne suffisait pas, jusqu’à ce qu’au milieu des années 1980, les femmes ont été contraintes à rester dans les "bantoustans" ruraux, tandis que leurs pères, maris et fils travaillaient dans les villes. La propagation plus rapide du SIDA est l’un des héritages durables des économies anciennement coloniales et des plantations caractérisées par de telles migrations. Une fois la libération gagnée, le statut de « insider » pour les travailleurs urbains est apparu, y inclus des avantages en matière de logement, de soins de santé, et de pensions de retraites.

A leur tour, les dirigeants syndicaux soulignent qu’aucune autre force sociale de l’Afrique du Sud ne fait si activement campagne en faveur de droits socio-économiques des chômeurs, comme, par exemple, un projet national d’assurance maladie et un revenu minimum de base ($15 par mois par personne), qui aideraient les communautés les plus marginalisées. Mais les syndicats pour la plupart ne gagnent pas leurs batailles pour le salaire social.

Les plus grandes déceptions des syndicats par rapport au gouvernement Zuma sont son intensification des politiques économiques néolibérales, comme la libéralisation des échanges et le monétarisme (taux d’intérêt élevé), et son refus d’interdire les agences de main-d’œuvre qui fournissent des centaines de milliers de travailleurs sous-traités, précaires et mal payés.

En réponse, le gouvernement parle de diverses subventions sociales (pensions, aide aux invalides et soins aux enfants) qui ont, en effet, légèrement augmenté le revenu des pauvres des zones rurales. Mais l’étude la plus récente sur la pauvreté menée par l’Université de Cape Town en Janvier 2010 a montré une augmentation absolue de la pauvreté urbaine.

Mécontentement

Les milliers de protestations notées par la police chaque année constituent également une indice des divisions sociales qui se creusent. Un grand nombre de ces protestations surgissent spontanément comme des émeutes locales liées à la prestation des services et accompagnées de saccage des bureaux municipaux et même de manifestations de xénophobie. Malheureusement aucun grand mouvement urbain soutenue et démocratique n’a émergé pour canaliser les frustrations.

Cela est principalement la conséquence de la loyauté résiduelle qui persiste envers le Congrès national africain (ANC), même dans ces communautés riches. Mais également une conséquence de la division entre les « nouveaux mouvements sociaux » radicaux des villes de l’Afrique du Sud et l’ANC (division qui est en train de s’effacer). Ces mouvements avaient espéré que les éléments les plus à gauche du Parti communiste et du Congrès des syndicats (COSATU) se détacheraient de l’ANC. Mais ceux-ci, au lieu de s’attaquer au parti au pouvoir, n’ont pris leur distance que vis-à-vis de l’ancien président Thabo Mbeki. L’ayant mis dehors en Septembre 2008, le mouvement syndical et les Communistes avaient pensé obtenir plus que le petit nombre de sièges marginaux qu’ils ont eu dans le nouveau cabinet.

Le sentiment de trahison a été rendu explicite dans la « Conférence commémorative au nom de Ruth First », largement diffusée mardi dernier, prononcée par le Secrétaire général du COSATU, Zwelinzima Vavi, l’une des voix les plus radicales de l’Afrique du Sud contemporaine. Ruth First a été assassinée par une lettre explosive alors qu’elle était en exil en Maputo.

Vavi a rendu hommage à la lutte politique menée par First, à ses maintes campagnes, sa recherche, ses publications :

"Son mépris pour la propriété privée des moyens de production, pour l’exploitation et pour toutes les formes d’oppression transparaît dans toutes les activités de Ruth First à partir de ces écrits journalistiques et en terminant par ses œuvres scientifiques. La libération nationale et la suppression de l’exploitation de classe étaient pour elles deux faces d’une même médaille. »

Ensuite Vavi a adopté un moyen narratif inhabituel, affrontant une héroine du passé aux dirigeants contemporains du mouvement de libération :

"Ruth First serait bouleversée d’apprendre que 16 ans après notre émancipation nous ne nous sommes pas éloignées d’un système économique contre laquelle elle a donné sa vie. Elle se demanderait sérieusement s’il valait tous les sacrifices qu’elle a faits quand elle apprend que ... l’Afrique du Sud (est) désormais le pays ayant les plus profondes inégalités du monde. "

Vavi touchent des points sensibles au cabinet en critiquant la corruption, à la fois politique et personnelle, des alliés les plus proche de Zuma :

« Ce qui aurait gêné le plus Ruth First, c’est que, face de la catastrophe montante qui se manifeste, elle se serait attendu des dirigeants, qui dans le passé avaient servi à ses côtés dans le Comité central du Parti communiste, pendant leurs voyages interminables que les bases économiques sont bien en place et que le pays tiendra le cap en dépit des preuves qui s’accumulent à l’effet que le fondamentalisme du marché est un échec terrible pour l’humanité."

Ruth First a été mariée au leader du PC, Joe Slovo, qui au moment de sa mort en 1995 commençait à endosser le projet néolibéral, en particulier su sein du ministère de logement qu’il dirigeait. Vavi a dit de Ruth :

« Elle demanderait où est son PC et pourquoi il n’a pas mené une classe ouvrière unie dans une lutte pour changer la direction que nous semblons emprunter. Elle demanderait où sont allés tous les démocrates après avoir lu le projet de Loi de la protection de l’information, qui, s’il est adopté dans sa forme actuelle, tournera en dérision son travail comme journaliste engagée dans la lutte contre l’injustice."

Les deux principaux dirigeants du PC, Blade Nzimande et Jeremy Cronin, ont défendu les attaques récentes par Zuma contre les médias et l’accès à l’information. Zuma est depuis longtemps critiqué dans les médias en raison de ses nombreux scandales personnels, financiers, sexuels et politiques. Ses avocats ont intenté des poursuites en diffamation contre Jonathan Shapiro, dont les caricatures « Zapiro » brillants dépeignent le président avec un pomme de douche fixée à sa tête, rappelant aux lecteurs ses relations sexuelles – un viol allégué – avec la fille souffrant de HIV d’un ami de famille.

Pendant qu’un règlement favorable aux travailleuses et travailleurs en grève est prévue dans les prochains jours, étant donné le caractère déterminé de leur lutte, les pressions dont souffrent l’économie et la société continueront à monter. Et les brèches qui ont été créées entre les partenaires au pouvoir et leurs alliés syndicaux et communistes ne seront pas facilement réparées.


Patrick Bond (bondp@ukzn.ac.za) est directeur du Centre pour la société civile de l’Université de KwaZulu-Natal à Durban

Traduit par David Mandel
Cet article est paru anglais dans The Bullet du Socialist Project http://www.socialistproject.ca/bullet/405.php#continue

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