Édition du 18 février 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le mouvement des femmes dans le monde

La farce de la « prise en compte du genre »

Une grille de lecture féministe des politiques de la Banque mondiale

Extrait du livre Banque mondiale, une histoire critique.
Version intégrale : www.cadtm.org/La farce-de-la-prise-en-compte-du-genre-une-grille-de-lecture-feministe-des-10043
Tiré de la revue, LES AUTRES VOIX DE LA PLANÈTE, 1er trimestre 2022
Photo : 8 mars 2019 : des milliers de femmes marchent contre les féminicides à Mexico City. Source : Twitter.

Il n’est pas possible de s’intéresser aux politiques de la Banque mondiale ou à l’émancipation des peuples sans prendre en compte les enjeux de genre, eux-mêmes imbriqués avec d’autres systèmes d’oppression et rapports sociaux inégalitaires.

Si officiellement la Banque mondiale s’approprie « l’égalité de genre » en faisant presque de l’« empowerment » une obligation pour les pays débiteurs, la pratique révèle trop peu de véritable préoccupation pour cet enjeu. Comme avec les questions environnementales, le décalage entre les beaux discours et les changements réels est énorme.

Cette apparente inclusion est problématique à bien des égards : les conséquences concrètes des projets menés et les recommandations macroéconomiques sont contraires à toute perspective d’émancipation. En plus, sa conception même de ]’(in)égalité de genre s’inscrit dans un agenda néolibéral affiché qu’elle ne prend même pas la peine de dissimuler.

Cette étude poursuit deux objectifs. D’une part, démontrer comment ces « stratégies genrées » continuent d’asseoir la domination occidentale et, souvent, renforcent le patriarcat plutôt que de le combattre. Ceci s’observe de trois manières principales :
• Cette prétendue inclusion s’apparente à du « genderwashing », en d’autres termes, à une opération de communication ;
• Les discours de la Banque mondiale renforcent certains aspects de la domination patriarcale ;
• Les projets et politiques prescrites ont des conséquences néfastes.

D’autre part, il s’agit de donner quelques clefs d’analyse pour quiconque voulant s’intéresser aux Institutions financières internationales sans fermer les yeux sur des mécanismes d’oppression centraux

L’approche de « genre » de la Banque mondiale : un discours au service du capital, pas de la majorité des femmes

Depuis la reconnaissance des impacts négatifs des projets de « réduction de la pauvreté », indifférents aux genres et adressés aux « chefs de familles », on l’a vu, de nombreux programmes de « développement » ont commencé à mettre l’accent sur la réduction des inégalités professionnelles, les « stratégies genrées » et l’empowerment. Les droits des femmes comme partie intégrante du développement sont devenus l’objectif affiché des institutions internationales et des ONG, Et le « gender budgetinc » est devenu obligatoire, est la continuité d’une démarche tournée vers les besoins des investisseurs, en utilisant l’argument de ce miraculeux « effet cascade » censé être favorable aux femmes et aux pauvres.

Pourtant, en plus du genderwashing exposé plus haut, le discours dominant de la Banque mondiale et ses alliés renforce certains biais genrés, réaffirmant ainsi une forme de domination patriarcale, pour deux raisons.

Premièrement, en prétendant « décider à la place des femmes - surtout non-occidentales - ce qui est bon pour elles », la Banque prend le rôle du papa ou professeur de l’économie mondiale qui agit pour le bien d’êtres incapables de savoir ce dont elles ont besoin.

En effet, il est bien plus courant de lire et entendre ce que la Banque mondiale considère être une femme « émancipée », que les voix de ces mêmes femmes. Les discours s’appuient systématiquement sur une norme de genre ou l’autre qu’ils renforcent pour servir des intérêts spécifiques. Cela confisque aux femmes des Suds leur capacité à décider des moyens de leur émancipation en les plaçant dans des cases préfabriquées et homogènes, - aveugles à l’intersectionnalité [1] ou aux réalités multiples et variées des femmes - et utiles aux théories économiques et conjonctures du moment : l’actrice économique dont l’esprit d’entreprise est entravé par la culture locale ; la pourvoyeuse des besoins du foyer, centrale à l’économie familiale et à la résilience face aux crises ; l’ouvrière aux petites mains, indispensable à la croissance économique ; ou encore la pauvre victime vulnérable ...

Ces discours se perpétuent, comme on le voit dans un rapport du FMI qualifiant les femmes « d’un des actifs les plus sous utilisé de l’économie » [2]

Deuxièmement, l’empowerment, processus émancipatoire multidimensionnel qui devrait inclure de nombreux facteurs, est mesuré principalement via la « participation à la vie économique et politique » des femmes, ce qui est tout à fait insuffisant ? [3]. Ce discours de l’émancipation par le travail est problématique et dangereux pour plusieurs raisons :

·En prônant l’augmentation de la participation des femmes à la vie économique, ce discours occulte complètement la réalité du fonctionnement actuel de la plupart des sociétés humaines, comme si les femmes ne participaient pas à la vie économique quand elles n’ont pas un emploi salarié déclaré ! Quid du travail gratuit colossal effectué pour prendre soin des êtres chers, des communautés et des écosystèmes, sans lequel « l’économie productive » s’effondrerait tout simplement ? Non pas que la Banque mondiale ignore leur existence, mais ces réalités n’entrent pas dans ses considérations. Ce sont au mieux des « obstacles » au travail salarié des femmes : une redistribution qui ne reproduirait pas des relations d’exploitation, une prise en charge publique ou collective, ou encore une remise en question des normes de genre, ne sont pas au programme ;

·La négation de l’importance du travail de care, alors que le travail salarié est valorisé, peut contribuer à augmenter les inégalités de genre (en augmentant le temps de travail total), mais aussi entre femmes car ce sont les femmes des classes populaires qui prennent en charge le travail de care dans une grande partie des ménages riches (délaissé par les femmes qui accèdent à des emplois à temps plein correctement rémunérés et que ni les hommes ni la collectivité ne prennent en charge) ;

· Cette vision simpliste de l’émancipation comme synonyme uniquement d’autonomie économique via le travail salarié ignore le fait que l’augmentation du nombre de femmes sur le marché de l’emploi va en général de pair avec une augmentation du nombre d’emplois ultra-précaires. Dans de nombreux pays, cette entrée sur le marché du travail s’est concrétisée dans les zones franches, faisant du travail dévalorisé des femmes un outil privilégié pour augmenter la rentabilité. Au Cambodge, par exemple, le début des années 2000 est marqué par une forte croissance économique, nourrie par les exportations de l’industrie du textile qui emploie quasi-exclusivement des femmes.

Dans le même temps, de 2004 à 2009, l’écart salarial a plus que doublé [4]. À moins de s’attaquer simultanément à toute forme d’exploitation, une expansion du marché du travail ira toujours de pair avec une augmentation de ]’exploitation de certain-es.

• L’approche est de surcroît insuffisamment fondée. Bien que des arguments semblent indiquer une corrélation entre croissance économique et diminution des inégalités de genre, d’autres démontrent également que l’inégalité économique augmente avec certaines formes de croissance ;

• Elle ignore qu’il existe d’autres possibilités pour subvenir à ses besoins :
économie informelle, autosuffisance, etc. Les principaux indicateurs étant « taux de participation » et « revenus », l’émancipation est mesurée en termes monétaires et non en termes de qualité de vie. Signalons que l’entrée sur le marché de l’emploi des femmes s’accompagne souvent de la destruction des précédents moyens de subsistance et lieux de vie, provoquant la migration massive vers les villes pour rejoindre le rang des travailleuses précaires (domesticité, travail industriel, prostitution, services ...). Dans de nombreux cas, si la « pauvreté monétaire » diminue, la pauvreté matérielle et la pénibilité quotidienne augmentent !

Ce discours est celui d’une mise au travail des femmes au service des intérêts financiers, tout à fait assumé et à peine maquillé d’un prétendu féminisme institutionnel et occidental aux relents impérialistes et néo-libéraux. Il enlève aux femmes des Suds leur autodétermination et réprime les voix radicales qui mettent plutôt l’accent sur la fin de la surexploitation du Sud par le Nord comme condition à l’émancipation des femmes dans leurs diversités.

Bien qu’au fil des années elle ait intégré des critiques dans son discours, la Banque mondiale continue de parler des femmes en termes quasi exclusivement économiques, fermant la voie d’une réelle émancipation, qui ne peut être réduite à une seule dimension économique.

Cette intégration ne témoigne pas d’une volonté d’en finir avec les logiques de domination, ou d’assurer des droits humains fondamentaux, mais bien d’assurer la rentabilité. Selon la Banque mondiale, il ne faut donc pas trop insister sur les notions de patriarcat et de rapports sociaux inégalitaires car cela risquerait de fragiliser le socle de travail exploité sur lequel repose le système en place.


[1L’intersectionnalité est un concept issu du black feminism et forgé par la juriste américaine Kimberlé Crenshaw pour rendre raison de l’existence de discriminations multiples jusque-là invisibilisées dans le cadre d’une approche segmentée et hiérarchisée des discri¬minations au sein du droit. Selon le Mouvement européen de lutte contre le racisme (ENAR), l’approche intersectionnelle permet de prendre en compte que des personnes qui se trouvent à l’intersection de plusieurs sources de discriminations (ex : être une femme, être de religion musulmane, être d’origine étrangère...) subissent souvent une nouvelle forme de discrimination résultant du cumul de plusieurs caractéristiques. Finalement, « C’est un outil pour lutter contre les discriminations à l’intérieur des discriminations, protéger les minorités au sein des minorités et combattre les inégalités au coeur des inégalités » (Emilia Roig, Center for Intersectional Justice : https://www.intersectionaljustice.org/). Des féministes décoloniales, comme Françoise Vergès, rappellent que cette notion était déjà bien intégrée avant la reconnaissance du concept, par exemple au sein des luttes contre l’esclavage. Voir Françoise Vergès. 2019. Un féminisme décolonial, éditions La Fabrique, 208 p.

[2Lovisa Moller et Rachel Sharpe pour ActionAid, « Women as ’underutilized assets’- A critical review of IMF advice on female labour force participation and fiscal consolidation », 2017, https:// actionaid.org/publications/2017/women-underutilized-assets

[3Agnès Adjmagho et Anne Emmanuèle Calvès, « L’émancipation féminine sous contrainte », Presses Sciences Po/Autrepart, No 61, 2012, pp. 3-21.

[4Juan Pablo Bohoslavsky, « Effets des réformes économiques et des mesures d’austérité sur les droits fondamentaux des femmes », 2018, www.cadtm.org/Effets-des-reformes-economiques-et-des¬mesures-d-austerite-sur-les-droits

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