Édition du 12 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Amérique centrale et du sud

La démonstration de force de l’extrême droite brésilienne

La mobilisation de dimanche montre que le rapport de force social ne s’est pas inversé. Le pays reste fragmenté et l’extrême droite pèse toujours plus lourd dans la partie politiquement active de la société.

Tiré de Inprecor 718 - mars 2024
28 février 2024

Par Valerio Arcary

"Se mettre en route tout de suite, c’est la moitié de l’action. Pense lentement. Agis vite". (sagesse populaire grecque).

La mobilisation du dimanche 25 février a été énorme. Soyons rigoureux, elle a été Immense. Elle a été étonnante, tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Le Bolsonarisme a fait descendre plus de 100 000 personnes très exaltées dans les rues pendant plus de trois heures, sous une chaleur étouffante. La composition sociale n’était pas surprenante : il s’agissait de la classe moyenne blanche, d’âge moyen, furieusement anticommuniste, entraînant des secteurs évangéliques populaires. Mais l’ampleur et l’ardeur l’étaient.

L’uniforme des maillots jaunes de la CBF(Confédération Brésilienne de Foot), les innombrables drapeaux israéliens, la haine de Lula, le ressentiment de la défaite électorale, l’adhésion explicite au projet de coup d’État, l’excitation suscitée par le discours émouvant de Michelle (la femme de Bolsonaro), l’adulation du chef, l’excitation suscitée par l’extrémisme de Silas Malafaia (un écrivain évangéliste brésilien, dirigeant des Assemblées de Dieu Victoire en Christ) , l’ensemble mi accablant et apocalyptique. Le moral des néo-fascistes était au beau fixe. Ils sont descendus dans la rue pour se battre. L’ Avenue Paulista (av. centrale de Sao Paulo) n’était peut-être que le début d’une campagne. L’élan de ce dimanche devrait alimenter de nouvelles manifestations.

En force

Ils n’ont pas réagi lorsque Jair Bolsonaro est devenu inéligible, alors qu’il était très acculé, mais aujourd’hui ils reviennent en force. Ils ont occupé l’avenue Paulista dans la plus grande manifestation depuis le 7 septembre 2021, lorsqu’il était président. Mais dans un contexte incomparablement plus difficile : une avalanche de preuves a été recueillie par la police fédérale depuis la confession récompensée de Mauro Cid (lieutenant colonel qui était l’ aide de camp de Jair Bolsonaro), confirmant son engagement dans la préparation d’un coup d’État.

La présence de quatre gouverneurs – Minas Gerais, Santa Catarina, Goiás et pas moins que Tarcísio de Freitas (gouverneur de Sao Paulo, ex ministre du gouvernement Bolsonaro) –, de plus d’une centaine de députés fédéraux, de centaines de maires, dont celui de São Paulo, ainsi que d’innombrables conseillers municipaux, montre qu’ils disposent d’un énorme soutien institutionnel. Ils se sont sentis victorieux.

Solidaires entre eux

Cette volonté de solidarité publique inconditionnelle semble étonnante, un dangereux calcul des risques, alors qu’il est probant que l’enquête sur les crimes de Jair Bolsonaro, et de son cercle de généraux quatre étoiles, a déjà recueilli des preuves irréfutables de culpabilité. Mais ils étaient tous là. Pourquoi étaient-ils là ? Parce que leur destin est indissociable de celui de Jair Bolsonaro. Tous ceux qui se sont rendus à l’Avenue Paulista, sur le terrain et sur la scène, étaient complices du coup d’État. Le cri qui les a unis est le suivant : n’arrêtez pas Jair Bolsonaro. Ne nous y trompons pas, nous l’avons bien entendu. Ils en sont sortis renforcés.

L’étau policier-légal autour de Jair Bolsonaro s’est resserré depuis l’opération de la maison d’Angra dos Reis (résidence de Bolsonaro) à la mi-janvier et, un mois plus tard, lorsqu’elle a touché les généraux, et l’extrême droite a décidé de passer à la contre-attaque. Pourquoi maintenant ? Parce qu’ils étaient convaincus qu’ils allaient réussir. Ce n’était pas seulement un appel à leur base sociale pour "prendre une photo". C’était une démonstration de force dans une situation défensive. Quels sont leurs objectifs ? Il ne veut pas être arrêté, alors il a déguisé son chantage avec la formule d’Amnistie.

Une menace de grande ampleur

Jair Bolsonaro a montré ses dents pour prouver que, si nécessaire, il sait mordre. Il a menacé la Cour suprême et le gouvernement, soutenu par la force des réseaux sociaux, de la rue et du Congrès. Il veut avoir la garantie que la légalité de son mouvement sera préservée. La pièce maîtresse de la tactique, pour ceux qui hésiteraient ou douteraient encore, c’est : la prison pour Jair Bolsonaro et les généraux putschistes (souligné par nous).

Diminuer l’impact du rassemblement de l’ultra-droite, dans la veine « négationniste » d’une partie de la gauche – qui dit que la manifestation ne « change rien » et qu’Alexandre de Moraes « ne va pas reculer » (A. de Moraes est le Président du Tribunal Supérieur Electoral du Brésil) – n’est pas qu’une superficialité. Ce n’est pas seulement une analyse biaisée des objectifs de Jair Bolsonaro. C’est un résumé de la myopie stratégique. Ce n’est jamais « tout ou rien » et « maintenant c’est tout de suite » dans la lutte sociale et politique. La lutte contre le bolsonarisme sera un processus complexe et peut-être un long processus de lutte politico-idéologique qui a une dimension internationale et dont l’issue reste incertaine.

Accumulation de forces

Sous-estimer la force sociale de choc des néo-fascistes est une erreur d’analyse et une faute tactique, car cela nous désarme pour la nécessité de construire des mobilisations de masse les 8 (Journée internationale des femmes) et 24 mars (Journée de mobilisation nationale en défense de la démocratie). Elle ne fait qu’entretenir l’hibernation actuelle du peuple de gauche et des directions majoritaires. Ne servent pas non plus les conclusions « psychologisantes » qui prétendent expliquer l’initiative de mobilisation parce que Jair Bolsonaro a « peur » d’être arrêté. Se moquer de l’ennemi est légitime, et même amusant, mais ce n’est pas sérieux. Jair Bolsonaro est un monstre avec l’« instinct » de pouvoir, mais il a encore de la force. Il est blessé, acculé, sur la défensive, mais pas moins dangereux.

Son arrestation serait une défaite, mais pas irréversible, s’il parvient à préserver l’influence de masse qu’il a conquis. La ligne du discours était une manœuvre pariant sur la possibilité d’élargir les alliances avec la droite libérale. Nous savons déjà qu’il existe une position consolidée dans des fractions de la bourgeoisie libérale, qui a défendu la troisième voie aux élections, qui dénonce Alexandre de Moraes pour les « excès » des longues peines de prison contre les « fauteurs de troubles » du 8 janvier (08/01/23, le soulèvement des manifestants à Brasilia, Place des trois pouvoirs, contre l’ élection de Lula).

Amnistie, pacification politique et défense de la légitimité de l’extrême droite comme courant électoral ont été les étendards de Jair Bolsonaro dans l’Avenue Paulista. Il explore une brèche délicate. Il ne peut être condamné sans que les généraux aux quatre étoiles qui l’ont soutenu jusqu’au bout ne soient eux aussi emprisonnés. Au Brésil, les généraux putschistes n’ont jamais été jugés et condamnés.

Faire face, dans l’unité

L’ultra-droite opère un virage tactique ou un repositionnement politique depuis sa défaite électorale et, surtout, depuis l’échec du soulèvement du 8 janvier dernier. Son projet est de garantir une présence légale au "mouvement" pour assurer son droit à participer aux élections de cette année, et d’accumuler des forces pour se présenter avec Jair Bolsonaro à la présidence en 2026, comme Donald Trump est en train de le faire cette année aux États-Unis. Même s’il est arrêté, et donc qualitativement affaibli, Jair Bolsonaro veut être candidat. La manifestation obéit au calcul qu’il a la force sociale et politique d’essayer d’échapper à la prison. Jair Bolsonaro veut négocier, mais en position de force.

La situation a placé entre les mains de la gauche le défi de la lutte pour l’arrestation de Bolsonaro et des généraux putschistes. Le plus grand danger serait maintenant la division de la gauche. La gauche ne peut pas reculer sur la position « No Amnesty » sans qu’une démoralisation irréparable ne nous atteigne… Ceux qui affirment que la lutte pour l’arrestation de Jair Bolsonaro est un piège, parce son entrée en prison le rendrait « martyr », se trompent.

Un combat déterminant

La base sociale de Bolsonaro comporte plusieurs couches. Il y a un « noyau dur », environ 10 % de néofascistes dans le pays, soit quelque 15 millions de personnes, qui est inexpugnable. Mais une sympathie moins idéologique pour l’extrême droite atteint davantage : 15 %, voire 20 %. L’impact des procès érodera les sympathies de dizaines de millions de personnes, en particulier parmi les classes populaires. L’arrestation de Jair Bolsonaro ne sera pas seulement une bataille juridique. Elle ne peut reposer uniquement sur l’autorité de la Cour suprême. Il s’agira d’une campagne pour la conscience populaire. Nous ne devons jamais abandonner la partie de la classe ouvrière qui a été attirée par le bolsonarisme. La condamnation de Jair Bolsonaro et des généraux serait la plus grande victoire démocratique depuis la victoire électorale de Lula, voire depuis la fin de la dictature.

Les responsabilités de la gauche

À gauche, il faut avoir la lucidité de comprendre que le rapport de force social n’a pas changé. Le pays est toujours fragmenté, l’extrême droite a toujours plus de poids dans la partie politiquement active de la société, plus activiste sur les réseaux sociaux et aussi dans la rue. Mais le rapport de force politique a évolué favorablement du fait de la victoire de Lula aux élections. Il a évolué positivement avec la fermeté d’Alexandre de Moraes contre les putschistes. Mais rien n’est figé, et qui n’avance pas recule.

À quand remonte la dernière fois où la gauche a rassemblé autant de monde sur l’Avenue Paulista ? Le jour de la victoire de Lula en 2022 ? Le tsunami de l’éducation en 2019 ? Cela sera-t-il difficile ? La seule réponse honnête est oui. Mais le bolsonarisme ne pourra pas maintenir indéfiniment son hégémonie dans la rue et sur les réseaux. La pire des défaites, nous le savons, est la défaite sans combat. Tous les partis de gauche, les mouvements sociaux populaires des campagnes et des villes, les mouvements de femmes et de Noirs, les mouvements étudiants et culturels, les mouvements LGBT et environnementaux sont appelés à se manifester et à organiser la riposte les 8 et 24 mars.

*Valério Arcary est un professeur d’histoire de l’IFSP à la retraite. Auteur, entre autres, de Nobody said it would be easy (Boitempo). [https://amzn.to/3OWSRAc]

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Valério Arcary

Valério Arcary est professeur au Centre Fédéral d’Éducation Technologique (São Paulo) et membre du conseil éditorial de la revue Outubro. Il est militant du PSTU (Parti Socialiste Unifié des Travailleurs), Bresil.

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