A l’automne 2013, à Bali, le président Xi Jinping avait surpris ses hôtes indonésiens en proposant, au forum de la Coopération économique en Asie-Pacifique (APEC), la création d’une nouvelle banque de développement pour la région, en soutien du grand projet chinois des « routes de la soie » qui vise une expansion vers l’ouest et le sud. L’initiative bousculait les prérogatives de la Banque asiatique de développement (BAD), installée à Manille et dont le président est depuis sa création nommé par le Japon, proche allié des Etats-Unis et grand rival des Chinois.
La Chine avait déjà exprimé de longue date sa frustration face au blocage de la réforme des institutions financières, comme le FMI ou la Banque mondiale, issues des accords de Bretton Woods de 1944. En juillet 2014, le pouvoir chinois était parvenu à rallier le Brésil, la Russie, l’Inde et l’Afrique du Sud autour d’un projet de banque de développement qui leur aurait été réservé.
Des allures de raz-de-marée
Cette fois, la vague de ralliement à la BAII a des allures de raz-de-marée, et prend de court les Etats-Unis. En dépit des inquiétudes de Washington sur la gouvernance de la future banque et les risques d’opacité, nombre de ses alliés ont pris acte du nouveau poids économique de la Chine, devenue un partenaire incontournable dans la région. « Des pays comme l’Australie se sont trouvés face à un dilemme : pouvaient-ils soutenir l’ancien ordre politique régional au risque de s’aliéner la Chine, locomotive économique de la région, et se priver d’opportunités de croissance ? », interroge Hugh White, professeur d’études stratégiques à l’Université nationale d’Australie. Dès mai 2014, le ministre des finances chinois, Lou Jiwei, a exposé les détails du projet de banque à ses homologues asiatiques, à l’occasion de la réunion annuelle de la Banque asiatique de développement à Astana, au Kazakhstan. Il a pris soin d’inviter seize d’entre eux le premier soir dans un restaurant chinois de la ville, en évitant soigneusement d’y convier le représentant japonais.
Face au scepticisme de Tokyo et de Washington, M. Lou a encore rappelé, le 22 mars 2015, que les institutions multilatérales préexistantes « ne représentent pas nécessairement les meilleures pratiques », manière implicite de faire siennes les critiques contre la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI), souvent accusés par le passé d’avoir prescrit des remèdes inappropriés en temps de crise. Il jugeait au passage la BAD trop « bureaucratique ».
Pour faire campagne au nom de la nouvelle banque, la diplomatie chinoise a envoyé dans les chancelleries occidentales un haut fonctionnaire, Jin Liqun, fin connaisseur du système pour avoir été lui-même vice-président de la BAD. Il a notamment fait miroiter des sièges au conseil d’administration de la BAII à ceux qui s’engageraient les premiers : en principe, seuls trois sièges, sur les vingt prévus, seront réservés aux pays non asiatiques. L’argumentaire des Chinois pour justifier la création de la BAII repose sur un déficit présumé en infrastructures dans les pays asiatiques, estimé à 8 000 milliards de dollars dans un rapport de la BAD datant de 2010 : il serait nécessaire de le combler pour parvenir à une croissance soutenue de la région dans les décennies à venir.
« Bienvenue la France ! »
Pour les pays européens sollicités par la Chine, le raisonnement qui l’emporte est plus terre à terre : mieux vaut s’engager et avoir son mot à dire de l’intérieur de la future banque que de rester en dehors, comme le préconise Washington. Le Royaume-Uni a cédé le premier, annonçant sa participation dès le 12 mars, poussant les Etats-Unis à faire part de leur « inquiétude sur l’attitude trop accommodante » de Londres vis-à-vis de la Chine. Six jours plus tard, le 18 mars, les trois premières économies de la zone euro annonçaient par une démarche collective leur volonté de signer. « Bienvenue l’Allemagne ! Bienvenue la France ! Bienvenue l’Italie », fanfaronnait dès le lendemain un éditorial de Chine Nouvelle, l’agence de presse chinoise.
Le succès de la campagne chinoise pour la BAII témoigne d’une évolution de la diplomatie économique chinoise, qui a longtemps privilégié le bilatéral. Pour Eswar Prasad, professeur de politique commerciale à l’université Cornell, « la BAII est l’exemple type d’une Chine plus disciplinée et plus pointue dans sa perception de l’action économique, qui privilégie l’engagement constructif plutôt que la force brute ». « Elle permet à Pékin de légitimer ses manœuvres d’élargissement de ses sphères d’influences politique et économique », ajoute M. Prasad, qui est l’ancien chef de la division Chine du FMI.
Alors que les Occidentaux demandent depuis longtemps à la Chine d’être plus présente sur la scène internationale – de la résolution des conflits armés à celle des crises financières –, on a jugé côté français qu’il fallait s’associer au projet pour mieux l’influencer. « Les Chinois répondent à la demande qui leur a été faite de s’engager sur les grands sujets internationaux », affirme une source diplomatique. Cet interlocuteur reconnaît qu’il y a « toute une série d’inconnues sur le fonctionnement de la banque, sa gouvernance, les standards qu’elle mettra en place, la viabilité de la dette. Mais pour avoir un impact là-dessus, il faut être à l’intérieur ».
La BAII n’a pas vocation, souligne-t-on à Pékin, de remplacer les deux canaux traditionnels de l’aide au développement chinois, la China Development Bank et la China Exim Bank, qui ont fait de la Chine le premier créancier d’un nombre croissant de pays – du Kenya au Sri Lanka, en passant par le Venezuela. Pékin a d’ailleurs découvert que certains de ces placements s’avèrent plus risqués que prévu : plusieurs pays – comme l’Ukraine ou le Zimbabwe – connaissent des difficultés de paiement. D’autres, comme le Sri Lanka, font mine de réviser des chantiers d’infrastructures jugés disproportionnés. Sur le papier, le projet de la BAII offre donc à la Chine, qui dispose d’amples liquidités à « placer », une opportunité de « partager les risques » – tout en en tirant des dividendes politiques.
Harold Thibault (Shanghaï, correspondance)
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Brice Pedroletti (Pékin, correspondant)
Journaliste au Monde
Harold Thibault (Shanghaï, correspondance) et Brice Pedroletti (Pékin, correspondant)
* Le Monde économie | 31.03.2015 à 11h09 • Mis à jour le 01.04.2015 à 08h17.
Avec la BAII, Pékin s’achète la bienveillance de ses voisins asiatiques
S’il est trop tôt pour présager du caractère ouvert de la Banque asiatique d’investissement en infrastructures (BAII), l’initiative est un moyen pour Pékin d’accumuler un capital de bienveillance dans une région où elle provoque la méfiance. La création de la BAII s’inscrit dans le projet chinois des « routes de la soie » exposé en 2013 : ce « plan Marshall chinois » – Pékin récuse le qualificatif – vise à atteler à la locomotive chinoise les économies de la région (au sud et à l’ouest du pays), en favorisant par de nouvelles infrastructures les échanges commerciaux et les flux touristiques. La Chine, a déclaré Xi Jinping, samedi 28 mars 2015, au forum de Boao, le Davos asiatique organisé dans l’île de Hainan, au sud du pays, importera 10 000 milliards de dollars de biens durant les cinq prochaines années et investira 500 milliards de dollars hors de ses frontières.
La « sécurité économique » pour tous
Le grand projet des « routes de la soie » n’est pas sans arrière-pensées : au forum de Boao, le président chinois a de nouveau exposé sa conception d’une nouvelle architecture de sécurité en Asie (il l’avait pour la première fois détaillée à Shanghaï lors d’un sommet régional en mai 2014), c’est-à-dire, en substance, de substituer le système d’alliances américain qui repose sur le principe d’une « sécurité pour tous » – par la « sécurité économique », dont la Chine serait le premier fournisseur. Cette vision idyllique d’une ère de coprospérité sous l’égide de Pékin – une « pax sinica » – n’en reste pas moins vue avec suspicion par nombre de voisins asiatiques de Pékin, du Vietnam aux Philippines en passant par l’Inde, qui se méfient de ses intentions – notamment dans les mers de Chine.
En faisant de la BAII un outil au service de son projet des « routes de la soie », la Chine coupe l’herbe sous le pied des Etats-Unis, et du Japon, ce dernier ayant longtemps utilisé à son avantage la Banque asiatique de développement qu’il pilote. Les infrastructures que promet Pékin pour favoriser « l’interconnexion » régionale vont bénéficier à la Chine sur plusieurs plans : en exportant son modèle, la Chine compte aussi sans doute écouler des surcapacités (acier, aluminium, etc.), faire travailler ses géants étatiques – des chemins de fer, aux BTP, en passant par les télécoms – et même fournir des emplois à une partie de sa population : les grands travaux chinois recourent en partie à une main-d’œuvre venue de Chine, où prospère toute une industrie d’exportation de travailleurs.
C’est d’ailleurs la National Development and Reform Commission, l’agence de planification chinoise, qui a été chargée de formuler le projet des « routes de la soie » – tout comme elle avait dressé la liste des chantiers en infrastructures du mégaplan de relance de l’économie chinoise en 2009.
Harold Thibault (Shanghaï, correspondance)
Journaliste au Monde
Brice Pedroletti (Pékin, correspondant)
Journaliste au Monde
* Le Monde économie | 31.03.2015 à 11h45 • Mis à jour le 31.03.2015 à 11h52.
La banque asiatique divise Washington et Londres
On est toujours par définition trahi par ses alliés, mais le coup a néanmoins été rude pour Washington. Le gouvernement conservateur de David Cameron a en effet jugé que la place de la City de Londres dans une économie globale recentrée sur l’Asie valait un accroc à la « relation spéciale » qui lie historiquement le Royaume-Uni aux Etats-Unis.
Jeudi 12 mars, le chancelier de l’Echiquier, George Osborne, a créé la surprise en annonçant la décision de faire du Royaume-Uni un membre fondateur de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (BAII) que la Chine a lancée en octobre 2014. Un projet qui constitue pour Washington un outil politique au service des ambitions de Pékin.
Rejoindre la BAII représente « une chance sans équivalent pour le Royaume-Uni et l’Asie d’investir et de dégager ensemble de la croissance », s’est félicité M. Osborne. Le ministre des finances et numéro 2 du gouvernement Cameron, a justifié la volonté active de rapprochement avec la zone Asie-Pacifique par la volonté de « donner à nos compagnies les meilleures opportunités pour travailler et investir sur les marchés les plus dynamiques du monde ».
« L’intérêt national du Royaume-Uni »
Sans doute dictée par le légendaire pragmatisme britannique, la décision de se rapprocher de la Chine a été justifiée vendredi par un porte-parole de Downing Street : « Il y aura des moments où nous adopterons une approche différente [de celle des Etats-Unis]. Nous pensons que [la participation à la BAII] correspond à l’intérêt national du Royaume-Uni. »
A cette divergence de fond avec Washington s’est ajoutée la manière. Car les Etats-Unis ont fait savoir, par le biais du Financial Times, que la décision britannique n’avait « pratiquement été précédée d’aucune consultation avec les Etats-Unis ». M. Osborne a assuré de son côté qu’il y a eu « au moins un mois de large consultation ». Le haut responsable américain qui s’exprimait sous couvert d’anonymat dans le quotidien des affaires britanniques en a profité pour déplorer « une tendance en faveur d’arrangements permanents avec la Chine » de la part des Britanniques.
Pour Washington, le choix de Londres, premier pays du G7 à sauter le pas, constitue d’autant plus un revers qu’il pourrait ouvrir la voie à d’autres participations, y compris de la part de ses meilleurs alliés en Asie, de l’Australie à la Corée du Sud. La Banque est soutenue à ce jour par une bonne vingtaine de pays, dont l’Inde, Singapour et la Thaïlande, mais aussi par des Etats rentiers du Golfe tels que l’Arabie saoudite, le Koweït et le Qatar. En Europe, le fait accompli britannique risque également de faciliter l’arrivée de l’Allemagne ou de la France.
Auquel cas les Etats-Unis échoueraient à bloquer le développement d’une banque qui concurrence, selon eux, deux autres institutions situées dans leur orbite, la Banque mondiale, traditionnellement dirigée par un Américain, et la Banque asiatique de développement, installée à Manille, aux Philippines, et dont le président a toujours été un Japonais, l’Archipel en étant le principal contributeur.
Puissance financière
Face à la puissance financière chinoise, les préoccupations avancées officieusement par les Américains, notamment le respect de l’environnement, ne semblent guère faire le poids. « Washington ne parvient pas à être une puissance asiatique », estime Philippe Le Corre, de la Brookings Institution, coauteur de L’Offensive chinoise en Europe (2015, Fayard) ; « en revanche, les Chinois prouvent qu’ils savent faire de la politique en divisant les Américains et les Européens et les Européens entre eux. »
Le rapprochement Londres-Pékin sur le plan bancaire se situe dans la logique d’une stratégie britannique de rapprochement forcené avec la Chine dictée notamment par la volonté d’ériger la City en centre stratégique des investissements en monnaie chinoise. Lors d’un voyage en Chine en octobre 2013, M. Osborne avait déclaré vouloir « changer l’attitude de la Grande-Bretagne à l’égard de la Chine ». Il avait autorisé les capitaux chinois à investir les centrales nucléaires britanniques et grandement facilité l’attribution de visas aux hommes d’affaires.
Deux mois plus tard, la tournée chinoise du premier ministre David Cameron flanqué d’une centaine d’hommes d’affaires avait revêtu l’aspect d’une tournée expiatoire et de prospection économique après le grand froid qu’avait provoqué la visite de M. Cameron au Dalaï-lama en 2012. Depuis lors, comme l’a regretté le haut fonctionnaire américain cité vendredi par le Financial Times, Londres semble tout faire pour se ménager les bonnes grâces de Pékin. M. Cameron n’a pas protesté lorsque la Chine a refusé, en novembre 2014, de délivrer des visas à des députés britanniques désireux de se rendre à Hongkong au moment des manifestations prodémocratie. Au contraire : au début de mars, le prince William a sillonné la Chine en promouvant les liens culturels, politiques et économiques entre le Royaume et la République populaire. Il avait même consacré la fin de sa tournée à la protection des derniers éléphants vivant en Chine.
Gilles Paris (Washington, correspondant)
Journaliste au Monde
Philippe Bernard (Londres, correspondant)
Correspondant au Royaume-Uni