Tiré de Ça roule au CAPMO, juin 2023, volume 24, numéro 9
À moins de vouloir faire disparaître l’espèce humaine pour satisfaire la rentabilité des algorithmes de la finance qui pourraient bien un jour finir par se suffire à eux-mêmes, nous devons tenir compte de la réalité sensible et de toutes les formes d’intelligences qui sont loin d’être des artifices, mais des instruments que l’humanité a acquis depuis la nuit des temps pour surmonter les difficultés, voire les impossibilités de sa survie.
Si nous sommes victimes de notre maitrise de la technologie et des sciences à un point tel que nous en auront bientôt fini des ressources disponibles, le temps long de l’histoire nous apprend que la tragédie fut le lot de notre espèce. Ainsi, bien des interdits provenaient d’expériences dramatiques qui avaient forcées l’imposition de limites à notre hybris débridé. Autrement dit, pour surmonter la barbarie, nous avons dû renoncer à la satisfaction permanente de l’ensemble de nos désirs et choisir une voie plus élevée vers le bonheur et la plénitude.
Aveuglés par notre puissance et nos exploits technologiques, nous croyons au progrès incessant de notre civilisation. Or, non seulement les reculs sont possibles, mais ils deviennent probables. Sans parler de notre régression morale, hypnotisés par des egos démesurés auxquels il devient impossible de refuser quoi que ce soit, il s’avère évident que nous avons perdu pied avec la réalité.
Dans une démocratie téléguidée par le système financier, sous influence de l’incessante publicité, nous refusons toute forme de sobriété. Hélas, tous ces progrès technologiques exigent davantage d’énergie, dont nous allons malheureusement manquer, et ils nous rendent insensibles aux misères du Sud global, victime de nos excès de consommation et de nos ventes d’armes.
Dans la narrativité postmoderne, la sagesse et les vertus ont été banalisées, réduites à des options décoratives, sans apparente conséquences avec la vie réelle. L’amour n’est plus qu’un morceau de chocolat que des tourtereaux épris de l’image de l’autre, s’échangent à la Saint-Valentin. Exit l’altruisme.
Dans cette rationalité aux odeurs de légalisme où chacun cherche à faire valoir son droit, incapable de s’élever à la contemplation du bien commun, l’intelligence artificielle finira bien par comprendre que nous sommes devenus inutiles sinon nuisibles à la survie de cette planète, car elle seule saura appréhender le monde au-delà de ce rapport narcissique que nous entretenons avec le monde. Si nous voulons défendre la dignité humaine, il faudrait d’abord la cultiver en soi et la chérir comme le plus précieux des biens.
Yves Carrier
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