Ce qui lui a permis de déstabiliser un pouvoir qui apparaissait neuf, « droit dans ses bottes », et qui accumulait depuis l’élection présidentielle les succès politiques (le reformatage du champ politique) et sociaux (les défaites infligées aux salariés).
Mouvement en outre déconcertant parce que transgressif au regard des normes habituelles des mobilisations populaires : par ses revendications (les paroles d’experts n’avaient pas su convaincre quant au caractère explosif de la question du pouvoir d’achat) ; par ses formes d’action : non recours à la grève, aux manifestations et occupations habituelles, au profit de l’installation sur des « non lieux » (ronds-points, espaces des parkings de supermarchés…)1 ; refus d’engager des négociations obligeant à préciser les revendications et à désigner des porte parole ; une dynamique du mouvement porteuse de mutations rapides : passage du refus de l’augmentation des taxes sur l’essence, à la question du pouvoir d’achat en général, puis aux problèmes des conditions de vie, puis libre cours donné à la dénonciation du pouvoir et émergences d’aspirations démocratiques… Et aussi une capacité à écarter les accusations d’anti-écologisme, voire de racisme anti-migrants, et plus généralement de subir l’influence de l’extrême droite…
D’un point de vue plus analytique et global il faut souligner l’intérêt de l’analyse de Samuel Hayat qui explique que ce mouvement mêle de l’ancien et du moderne2 : d’une part une mobilisation qui fait penser à des protestations populaires d’Ancien régime (ce qui a amené Stéphane Rozès à parler de « jacquerie »), et d’autre part une agilité dans le maniement des outils modernes de communication, réseaux sociaux, interventions dans les médias… Et aussi une capacité à bondir de samedi en samedi des points statiques d’occupation jusqu’au centre parisien du pouvoir et du luxe (avec une étonnante fascination pour les Champs-Élysées). Synthèse de tout cela que symbolise le gilet jaune, à présent marque déposée de cette révolte, et qui en tant que tel appelle à une analyse3.
Une déstabilisation déconcertante
Pour l’analyse de ce mouvement il s’agit donc d’un défi : comment comprendre l’inédit ? En réponse à ce défi, on constate une production intellectuelle très importante et intéressante, au demeurant difficile à totalement intégrer compte tenu de la dispersion qui s’opère du fait de la diversité des moyens actuels de diffusion des positions et idées. Mais aussi que pour ce travail il est inévitable de recourir aux outils conceptuels disponibles, pourtant peu pertinents pour rendre compte de l’inédit…
D’où le risque de projeter sur le mouvement ce qu’on voudrait qu’il soit. Avec la tentation d’en proposer une analyse qui valide ses propres a priori, voire ses espoirs ou ses craintes. N’est-ce pas ce qui peut conduire à voir dans cette mobilisation un mouvement de type poujadiste, ou à l’inverse d’y reconnaître un soulèvement de nature révolutionnaire ? Soit deux formes de retour d’un passé dont on proclame qu’il est obsolète. Une autre approche étant de lire dans les caractéristiques du mouvement, en particulier son extériorité aux entreprises et au mouvement ouvrier classique, le modèle enfin trouvé des formes d’organisation des mouvements sociaux à venir.
Une donnée paradoxale dans l’approche de mouvement est qu’au long de son développement (de ce point de vue un retournement est sans doute devenu possible) la ligne de partage principale n’a pas opposé les lectures favorables au mouvement à celles qui lui seraient hostiles : soutien contre dénonciation, comme cela se passe habituellement dans ce type de situation (ainsi de manière spectaculaire en 1995). On a plutôt vu apparaître dans les réactions à celui-ci des sensibilités différentes en grande partie transversales aux clivages politiques établis (et donc peu prévisibles). On repère dans la diversité des compréhensions à son égard celles qui sont en adhésion plus ou moins forte, et celles qui apparaissent marquées par une défiance, elle aussi plus ou moins nette.
Si l’on cherche à comprendre la situation créée par ce mouvement, il semble qu’il faut écarter une condamnation, qui serait réductrice au regard de sa richesse et sa diversité, ainsi que des possibles qu’il ouvre. Mais aussi une adhésion enthousiaste qui conduirait à une exaltation empêchant une analyse critique.
Pour proposer des hypothèses d’interprétation, on suivra donc l’invitation formulée par Stefano Palombarini de savoir distinguer la sympathie pour ce mouvement, ses revendications et ce qu’il a su imposer, de la nécessaire analyse critique quant à sa réalité et son potentiel politique4.
Les spécificités du mouvement
On peut caractériser ce mouvement comme une protestation contre l’ordre social et une demande de protection qui s’inscrivent hors du rapport salarial.
On évoque plutôt les « fins de mois difficiles » et les difficultés de pouvoir d’achat que le salaire ; les « taxes » plus que l’impôt (en particulier la TVA et l’impôt sur le revenu), ou le prix des transports en commun, le montant des loyers ; quant à la dénonciation de l’injustice fiscale elle se polarise sur l’ISF… On ne se revendique pas d’une appartenance de classe (les travailleurs salariés), mais comme étant du peuple, voire le peuple, et on parle au nom des Français… Cela face à un interlocuteur et adversaire unique : Macron ! Le patronat se voit donc occulté du champ de la confrontation, et exempté de toute demande…
En même temps la révolte est d’une puissance qui provoque un bouleversement de la situation. Comme si elle traduisait l’explosion inattendue d’une potentiel de mécontentement accumulé dans les profondeurs de la société, et jusque-là presque totalement ignoré.
C’est la « colère » de ces catégories sociales qui ont subi silencieusement jusqu’ici les transformations que le néolibéralisme a imposées dans toutes les dimensions de la vie quotidienne (au travail ou par l’absence de travail, dans l’habitat et son environnement, dans les transports…). Les gouvernants et commentateurs de la vie politique ne pouvaient, compte tenu de leur propre insertion sociale, prévoir qu’une simple augmentation des taxes sur l’essence pourrait être vécue comme si insupportable qu’elle allait constituer le détonateur d’une explosion générale.
L’autre ressort de la colère, lui aussi sous-estimé sinon méprisé, est l’exaspération à l’égard du système politique jugé étranger à la situation des classes populaires et arrogant dans son expression. Macron a ceci de particulier par rapport aux présidents précédents qu’il est apparu comme porteur d’une opération de renouvellement du système politique, qui en quelques mois a conduit à l’aggravation des tares de celui-ci : un exercice du pouvoir assumé comme de type monarchiste, une arrogance de classe sans équivalent, un laminage des corps intermédiaires… Retour du boomerang : de son splendide isolement résulte une polarisation haineuse contre sa personne, et la polarisation sur le slogan privé de tout recul du « Macron démission ! ».
Une combinaison s’est très vite nouée entre ces deux facteurs, conduisant à un double point de rupture, par rapport à la politique économique et au fonctionnement institutionnel. Avec l’idée qu’il est impératif que cela change, sans que soient réellement définis ni clarifiés la nature et les moyens des changements à opérer.
Des coordonnées liées à la période politique
On a affaire à un mouvement populaire inclassable : on ne peut l’analyser comme étant de droite (à la différence d’autres mobilisations passées), ou référant à des spécificités professionnelles ou régionales (comme celle des Bonnets rouges), et il se déploie en totale extériorité des cadres du mouvement ouvrier, voire dans une relation mutuelle teintée d’incompréhension sinon d’hostilité. Situation qui témoigne des rapports de forces politiques et sociaux existants. Et d’abord du degré d’affaiblissement de la gauche dans toutes ses composantes, partis politiques, syndicats, associations : perte de capacité d’initiative et de mobilisation, et aussi discrédit aux yeux d’une grande partie de la population.
De cela ces mêmes organisations portent à des titres différents une part de responsabilité, du fait de leurs erreurs, des pesanteurs bureaucratiques qui les minent. Mais il convient de souligner que plus fondamentalement il s’agit là du résultat des offensives de la classe dirigeante contre les travailleurs visant à systématiquement affaiblir leurs capacités d’organisation.
Ainsi pèsent sur la structuration sociale et la conscience de classe de multiples données fortement ancrées : dispersion des concentrations ouvrières, chômage de masse, précarisations multiples, méthodes disciplinaires de management, échecs répétés des grèves et mobilisations sur deux décennies… En ce domaine Macron n’a pas lésiné pour en quelques mois imposer les ordonnances sur le travail, infliger une défaite aux cheminots, marginaliser les organisations syndicales y compris les plus modérées…
Relativiser cette donnée centrale conduirait à entretenir une forme de ressentiment à l’égard du mouvement ouvrier jugé coupable de sa faiblesse et légitimement mis hors jeu. Une manière d’adhérer au « dégagisme » et de le généraliser… Une attitude que pourrait venir contrebalancer un enthousiasme acritique pour un mouvement des Gilets jaunes perçu comme assurant la relève…
Une épreuve de vérité pour Macron
Alors que tout lui semblait réussir et qu’il pouvait rester sourd aux alertes de certains proches quant à son hubris, son dispositif de pouvoir s’est trouvé brutalement déstabilisé par la mobilisation des Gilets jaunes. Lui qui avait prévu, voulu et organisé la confrontation sociale à propos de la SNCF (et à un moindre degré sur d’autres sujets), il s’est trouvé désarçonné et incapable de définir une riposte cohérente.
Cela s’explique par une coupure profonde entre le pouvoir, dans l’ensemble de ses centres d’analyse et de décision, et la réalité sociale. D’où une ignorance totale de la gravité des difficultés rencontrées par une majorité de la population (conditions de vie, marginalisation de certains territoires, mécontentement profond de certaines catégories sociales…) Et une inconscience non moins totale de l’indignation qui s’est accumulée à l’égard de l’accaparement des richesses entre quelques mains et du creusement spectaculaires des inégalités de tous ordres…
La réaction de Macron et du gouvernement qui fut de dire qu’il comprenait la colère qui s’exprimait et la reconnaissait comme légitime revenait à donner raison aux Gilets jaunes, et valait engagement à satisfaire leurs revendications. Un positionnement aux antipodes de celui qui fut le sien face aux mouvements de salariés et de jeunes !
Et surtout une orientation inassumable : sauf d’avoir cédé immédiatement sur la taxe essence, il se voyait confronté à une multitude de revendication en partie disparates, impossibles à satisfaire sans un tournant à 180 degrés de sa politique, et bientôt à une mise en question de sa légitimité présidentielle…
Un nouveau rapport de forces
Le reformatage de la société porté par Macron est gravement compromis, du fait de cette explosion sociale qui révèle et exacerbe le fait que ce qui a déjà été fait dans ce domaine a généré un mécontentement populaire massif. Ce potentiel de révolte qui était sous-estimé voire méprisé ne peut plus être ignoré. Il appelle de la part de la classe dirigeante des réponses redéfinies.
Un autre enseignement est que le brouillage du clivage gauche/droite, dont Macron avait fait un atout maître pour assurer son élection et pour restructurer le champ politique demande à être interrogé. Macron s’est installé à la tête de l’État en surfant sur une puissante vague dégagiste, qui a mis à bas les deux piliers du système d’alternance politique de la Ve République (le PS et LR), et lui a permis de renouveler la représentation parlementaire et le personnel politique (le mouvement LREM)… Mais aujourd’hui on connaît un soulèvement populaire, qui présente des dimensions populistes sans être réductible à celles-ci, dont on ne peut exclure que la dynamique soit d’amplification du dégagisme à l’ensemble du système politique.
Comme certains l’ont souligné : le mouvement Gilets jaunes renvoie à Macron son « et de gauche et de droite ». Cette explosion de colère populaire, hors des références politiques traditionnelles, a su ouvrir des voies originales d’expression, formulant celle-ci comme une confrontation entre le peuple et le monarque. Celui-ci s’en trouvant désemparé, celui-là revendiquant sa légitimité populaire et démontrant sa capacité à faire reculer le pouvoir, y compris par l’usage de la violence… D’où la question : où peut mener cette colère ?
Les revendications sociales qu’a fait émerger la mobilisation peuvent être cernées, permettant soit des concessions à la marge de la part du gouvernement, soit une amplification de la contestation. Au-delà il n’est pas exclu que se dessinent des compromis entre le pouvoir et certaines catégories sociales, qui loin de mettre en cause le néolibéralisme le conforterait : des gains de pouvoir d’achat payés par la baisse de certains impôts, accompagnés de mesures facilitant l’expression politique hors des cadres des élections et des institutions parlementaires (via des procédures référendaires).
Mais le mouvement des Gilets jaunes est apparu porteur d’une charge politique déstabilisante : la réactivation sous une forme explosive de la « question sociale », mais hors des cadres classiques de son affirmation (par les actions revendicatives et des grèves, la médiation des syndicats, et en référence au clivage gauche/droite…).
Cette situation appelle des traductions politiques et organisationnelles dont il est difficile d’anticiper ce qu’elles seront. D’autant que leurs concrétisations résulteront des actions combinées des différentes forces en présence : la classe dirigeante avec ses relais politiques et institutionnels, les organisations de la gauche politique et écologiste se revendiquant à des titres divers des salariés, et à présent cet acteur impromptu dénommé « Gilets jaunes ». Toutes sont confrontées à deux défis combinés. Le premier : les réponses à apporter aux aspirations sociales sont-elles ou non compatibles avec les impératifs du néolibéralisme ? Le second : quels changements politiques et institutionnels sont possibles et nécessaires pour surmonter la crise démocratique (question qui appelle une réflexion spécifique débordant du présent texte) ?
Le 17 janvier 2019.
Références
1. ⇧ À noter toutefois que le blocage est présent de longue date dans les mobilisations lycéennes et étudiantes. Il a aussi parfois accompagné des mouvements grévistes comme action de popularisation. Et surtout ce qu’indique Zacharie-Fournel : le précédent, et peut-être modèle, des blocages aux Antilles (Guadeloupe en particulier) et Guyane… Autres « périphéries » et autres révoltes contre la misère et l’abandon…
2. ⇧ Samuel Hayat a souligné en quoi ce mouvement allie des « formes pré-modernes de l’action collective » et « un registre tout à fait moderne », et ajoute : « En cela, le mouvement des gilets jaunes est peut-être d’un autre temps – mais il en dit beaucoup sur notre époque ».
3. ⇧ L’invention du port du gilet jaune est sans doute le coup de génie collectif de ce mouvement : équipement de travail pour de nombreux salariés, c’est aussi l’objet dont les automobilistes sont astreints de disposer, pour se signaler en cas de présence sur la route en cas d’incident ou d’accident. Sa fluorescence donne visibilité à qui risque d’être invisible. Réussite totale pour manifester et occuper les médias !
4. ⇧ Stefano Palombarini : « Les GJ ne peuvent que susciter de la sympathie ; mais qui ne doit pas faire obstacle à l’analyse concrète de la situation et de ses évolutions possibles » (texte sur son blog de Mediapart).
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