Inhabituelle, cette journée de grève et de manifestation organisée à l’appel de la CGT et du syndicat Solidaires. La mobilisation de ce mardi 5 février n’avait ni tout à fait la saveur des jours de mobilisation syndicale ordinaire, ni tout à fait sa couleur. Les banderoles et les gilets, où le rouge domine traditionnellement dans les défilés, se sont cette fois largement teintés de jaune. Faire défiler à leurs côtés une partie des « gilets jaunes », les deux syndicats organisateurs l’espéraient, sans oser y croire tout à fait. Ils ont plutôt réussi leur pari.
Un peu partout en France, des milliers de personnes ont défilé dans les rues. Et à Caen, à Saint-Étienne, à Toulouse ou à Paris, les militants syndicaux traditionnels étaient accompagnés par des Français qui se sont habitués depuis plusieurs semaines à répondre aux rendez-vous du samedi. Rendez-vous qui se tiennent volontairement loin de toute étiquette partisane et syndicale. Dans la capitale, le comptage réalisé par le cabinet Occurrence pour un collectif de médias (dont Mediapart) a dénombré 14 000 manifestants, quand la CGT en a annoncé 30 000 et la préfecture de police 18 000.
Inhabituel, aussi, le ton de Philippe Martinez, qui a plaidé pour l’union des forces alors que la veille encore, il disait vouloir défiler « comme d’habitude entre syndicalistes », déclarant simplement bienvenus « ceux qui veulent se joindre au mouvement ». Cette fois, le mot d’accueil était plus franc : « On dit depuis plus de deux mois qu’il faut discuter et trouver des revendications communes. On les a, il n’y a aucune raison qu’on ne défile pas côte à côte, les uns derrière les autres, a-t-il déclaré quelques minutes avant le départ du cortège parisien. Ce qui est important, c’est de réussir une première journée ensemble, parce que je trouve que le patronat est ménagé [par les gilets jaunes – ndlr] et il est temps qu’on demande des comptes au grand patronat de ce pays. »
Cécile Gondard-Lalanne, co-porte-parole du syndicat Sud-Solidaires, croit dur comme fer dans cette nouvelle convergence : « Si cette journée fonctionne bien, si cela se fait de façon simple et efficace, il faut envisager des suites, s’organiser avec les organisations syndicales pour qu’un mouvement commun se construise sur plus de 24 heures, il faut qu’on construise. »
La journée de mobilisation a commencé très tôt : à minuit. En effet, entre 200 et 300 manifestants ont bloqué l’une des quatre entrées du marché international de Rungis, dans le Val-de-Marne, le plus gros marché de produits de gros d’Europe. Des barricades avaient été dressées par les manifestants, rapporte Le Parisien.
Dans la matinée toujours, l’accès à l’aéroport de Nantes (Loire-Atlantique) a été bloqué par un barrage filtrant jusqu’à 10 h 30. Le campus du Tertre de l’université de Nantes a été bloqué par les étudiants. Le péage de Toulouse nord a été occupé par des gilets jaunes entre 6 h 30 et 11 heures, occasionnant ainsi un trafic routier très ralenti. Les manifestants ont été délogés par les forces de l’ordre. À Grenoble, selon France 3, les transports en commun ont été perturbés.
Dans la journée, plus de 160 rassemblements étaient référencés en France, de nature et d’ampleur diverses. Les cortèges étaient, comme prévu, importants au Havre, à Caen et à Rouen. À Strasbourg, le cortège a réuni environ 1 500 personnes selon la CGT, 1 300 selon la police, dans le centre-ville. À Marseille, le cortège des gilets jaunes a rejoint les manifestants de la CGT et de FO pour se rassembler devant le palais de la Bourse. Quelque 5 200 personnes, selon la police, ont manifesté entre le Vieux-Port et la gare Saint-Charles. Environ 1 700 personnes, selon la police, ont marché à Saint-Étienne. À Clermont-Ferrand, 2 300 manifestants ont défilé selon la police. À Lyon, 4 300 manifestants selon la préfecture ont participé à la manifestation, dont environ 500 gilets jaunes.
Dans la manifestation du 5 février 2019, à Paris. © Charles Platiau/Reuters
Dans la capitale, loin des défilés Nation-République, le parcours déposé et agréé par la préfecture partait de l’Hôtel de Ville, pour finir place de la Concorde. Osé, sachant qu’il s’agissait de remonter toute la rue de Rivoli, lieu de nombreux affrontements entre gilets jaunes et policiers au mois de décembre, et alors que plusieurs chantiers jalonnaient la rue et que fort peu de boutiques avaient protégé leurs devantures. Très peu de dégâts n’ont été constaté sur le parcours. Mais comme pour symboliser que les traditions étaient décidément bousculées, l’habituel point presse tenu par les représentants syndicaux officiels a cette fois eu lieu au milieu du carrefour entre la rue de Rivoli et le boulevard de Sébastopol, alors que la circulation n’avait pas été interrompue par la police – c’est finalement un camion de la CGT qui a bouclé le boulevard.
À quelques centaines de mètres de là, au sein du cortège, le discours de Brice, un jeune opticien venu de Lognes (Seine-et-Marne), est le même, presque mot pour mot, que celui tenu au même moment par Philippe Martinez. Ce syndiqué CGT, « mais pas militant », de tous les samedis de manif’, constate que sur les ronds-points et dans les défilés, « il y a beaucoup de salariés qui ne peuvent pas faire grève, qui viennent d’une petite boîte et ont des rapports trop directs avec leur patron, mais qui comprennent que le problème, c’était le grand capital ».
Conclusion du jeune homme, qui a monté avec des amis et sa femme Salima, agente à Pôle emploi non syndiquée et qui n’avait jamais manifesté, un groupe de gilets jaunes à Lognes : « Aujourd’hui, ça peut être le début du chapitre deux de notre mouvement, il faut que tout le monde converge ! » Pour appuyer son propos, il brandit le tract réalisé par Info-com’ CGT, qui montre un bras rouge et un bras jaune se tenant par la main.
Jimmy et Cyril, cheminots attachés au secteur Paris-Est, ont le même espoir. « La CGT a toujours été un syndicat de lutte, on est du côté du travail, pas du capital. Pour nous positionner clairement, il fallait attendre de voir comment ce mouvement allait clarifier son discours. Là, les débats et les revendications sont intéressantes, sympathiques même, plutôt de gauche, estiment-ils. Il est temps de converger, de se mettre ensemble. » Ils se sentent de plus en plus à l’aise avec la mobilisation en cours depuis bientôt trois mois : « C’est un mouvement qui évolue sur le plan idéologique, les gilets jaunes ont été conscientisés par leur combat. »
« Il faut passer à l’action, sinon on va devenir fous »
Alors que les syndicats tentent d’organiser un départ, des cortèges de gilets jaunes viennent s’agréger au défilé, venus de Paris ou de sa banlieue. Le groupe du XXe, une petite cinquantaine de personnes dont un certain nombre de militants aguerris, est parti du métro Belleville et a déambulé pendant une bonne vingtaine de minutes avant d’arriver près de la tour Saint-Jacques. Sur son passage, rue Volta dans le Marais, une dame crie : « Bande de cons, retournez bosser ! », un balayeur municipal vêtu d’une parka jaune assure les manifestants de son soutien, alors qu’un chauffeur-livreur, un gilet jaune sur le siège passager, klaxonne à tout-va.
Guillaume, arrivé dans le mouvement par les mobilisations pour l’école dans son quartier, fait partie des piliers des gilets jaunes du XXe. Il manifeste aujourd’hui contre ces richesses détenues par une « poignée », ces logements devenus « inabordables » dans la capitale, et pour les libertés publiques. C’est sa première manifestation avec des syndicats, mais il n’a pas fait grève : « Je ne travaille pas, je m’occupe de mes enfants. »
Didier, dont la femme est une gilet jaune acharnée, était jusqu’ici en marge. « J’ai fait grève en 1989, puis en 2000, pendant plusieurs jours, raconte cet agent des finances publiques. Mais cela faisait un moment que je ne m’étais pas mobilisé, car je ne crois pas au pouvoir des grèves d’un jour. » Aujourd’hui, c’est différent. « Je me suis repolitisé depuis trois mois. Les gens se révoltent, il faut prendre le risque de les suivre. » Ce n’est pas Christelle, gréviste dont le gilet jaune est orné d’un dessin de gants de boxe, qui le contredira : « Il faut passer à l’action, sinon on va devenir fous. »
Le groupe de Belleville s’éparpille, certains vont rejoindre leurs camarades syndiqués sous leurs gros ballons, d’autres leur formation politique, comme le NPA. Au début de la rue de Rivoli, une jeune prof se fraye un chemin parmi la foule dense, brandissant un immense stylo rouge en référence au mouvement du même nom. Dans l’Éducation nationale, le ministère a annoncé à la mi-journée que 5 % des personnels avaient suivi la grève, 6 % dans le second degré. Quelques lycées à Toulouse ont été bloqués. Les universités de Bordeaux-Montaigne, de Paris VIII et de Paris I, sur le site Pierre-Mendès-France à Tolbiac, ont elles aussi été bloquées par des étudiants.
La question de la grève est au cœur des discussions de Carole et Sébastien, venus avec une bonne vingtaine de gilets jaunes de Mantes-la-Jolie (Yvelines) et de ses environs. Depuis un mois, ils ont organisé un campement à l’entrée de la zone industrielle d’Épône. « Il y a de tout chez nous, syndiqués, militants politiques, ou des gens jamais mobilisés auparavant, témoignent-ils. Et le rapprochement se fait vraiment avec les syndicats, des gens de la CGT sont venus nous voir sur notre camp, ils nous ont proposé d’imprimer nos tracts. »
Carole ne le cache pas : pour elle, « il faut aller vers le blocage de l’économie, et c’est la convergence avec les syndicats qui donnera cette forme-là au mouvement ». « Les gilets jaunes peuvent utiliser toutes les formes de mobilisation possibles, et donc, l’axe en faveur du blocage des entreprises ne peut pas être fort sans les syndicats, argumente-t-elle. Défiler aujourd’hui, c’était une opportunité à saisir, on l’a saisie. » Pour autant, la militante reconnaît volontiers que sa position est loin d’être majoritaire et que les discussions vont bon train sur l’intérêt de s’attaquer aux entreprises. Elle espère que « si les gilets jaunes ne peuvent ou ne veulent pas faire grève, ils apporteront au moins leur soutien aux luttes en cours dans les entreprises ».
Avec son gilet jaune doublé d’un bonnet jaune fluo marqué RIC (référendum d’initiative citoyenne), Isabelle fait le même constat, et le regrette. Salariée chez Servair à Roissy, « encartée CGT mais gilet jaune avant tout », elle décrit une entreprise où « les collègues sont forts pour mettre des gilets jaunes sur le pare-brise, mais pas forcément plus… ». De fait, parmi les gilets jaunes présents dans le cortège parisien, rares sont ceux qui ont osé faire grève. La plupart de ceux interrogés ont pris un congé ou une RTT. « Mon patron m’a conseillé de poser un jour, explique cet employé des assurances, gilet jaune dans le Val-de-Marne. Mais je ne réponds pas aux clients aujourd’hui, donc quelque part je bloque quand même l’économie, non ? »
Nora, gardienne d’immeuble dans les Hauts-de-Seine, explique que « dans le privé, si t’es pas syndiqué, c’est pas possible de faire grève, c’est délicat ». Elle a également posé une journée pour manifester, alors qu’elle se mobilise déjà tous les samedis depuis novembre. Et pour elle, pas question de défiler avec les syndicats : « Nous sommes devant, on ne se mélange pas. » En effet, plusieurs dizaines de mètres séparent le cortège officiel des syndicats du groupement de gilets jaunes qui marchent en tête.
Même méfiance de la part de ces deux gilets jaunes « du XVIe », qui refusent de donner leur nom. Ils sont venus manifester en couple, ce mardi comme tous les samedis, par« humanisme et pour tous ces pauvres qui sont dans la merde ». L’homme est un ancien communiste, ancien cégétiste, très remonté contre « ce Martinez ». « Pourquoi il n’a pas tapé du poing sur la table pour parler de cette grève dans tous les médias ? Pourquoi il a attendu si longtemps avant de soutenir ce mouvement ? » Sa femme, comptable, opine : « Dans mon entreprise, personne n’était au courant. »
Vincent, ingénieur télécoms chez Bouygues qui a défilé tous les samedis, confirme qu’il a « plein de camarades qui ne sont pas venus parce qu’aujourd’hui, c’est politique », mais est heureux de « voir tous ces gens qui militent ensemble contre l’injustice sociale ».
Outre quelques centaines de gilets jaunes, la tête de cortège est également composée d’étudiants, de militants antifascistes et anticapitalistes. Certains arborent le traditionnel K-Xay noir, beaucoup sont masqués et portent lunettes de plongée et masque de ski.
Le cortège s’élance avec un mélange de slogans usuels, tels « Ah, ah, anti, anticapitalistes » ou « Siamo tutti antifasciste », à quoi s’ajoutent des « Castaner, nique ta mère » et autres joyeusetés concernant Emmanuel Macron. Sur des pancartes, on peut lire des slogans plus verts que jaunes, « Ni glyphosate, ni GLI-F4 », « There is no planet B », « Fin du monde, fin du mois, changeons le système, pas le climat ». Flora, cofondatrice du mouvement « United4earth » : « La CGT a été de toutes les marches pour le climat, elle est toujours présente en fin de cortège, on trouve donc ça normal de répondre à leur appel aujourd’hui. »
Le cortège avance sans heurts. Jusqu’à son passage devant le Conseil d’État, qui vient de rejeter vendredi dernier la demande de la CGT et de la LDH d’interdire les LBD. Moment de flottement. Quelques manifestants s’approchent des grilles non protégées, un pétard est lancé mais le cortège repart assez vite. « Conseil d’État, conseil de mes c... », lance une quinquagénaire à gilet jaune et chien en laisse.
Un peu plus loin, une agence de la Société générale voit ses vitrines brisées au marteau, de même qu’un McDonald’s. Cela donne lieu à une première charge de CRS et, semble-t-il, à une arrestation. Mais les CRS se retirent, longeant l’avant du cortège, et celui-ci repart. Quelques centaines de mètres plus loin, alors qu’ils passent devant la place Vendôme, trois jeunes devisent en rigolant : « Ce serait bien de la faire tomber cette colonne, comme au temps de la Commune. » La place de la Concorde est déjà proche.
À l’arrivée, une partie des manifestants se presse à l’entrée de la rue Royale, barrée par des CRS. Ça s’invective, ça se chambre. Jusqu’aux premiers tirs de lacrymogènes. La foule s’écarte puis se regroupe à la faveur de l’évacuation des camions syndicaux. La présence du service d’ordre de la CGT est diversement appréciée, mais les véhicules peuvent tous partir sans heurts.
Les forces de l’ordre finissent par se déployer largement sur la place. Les syndicalistes sont partis. Gilets jaunes et K-Way noirs font durer le plaisir. Quelqu’un crie aux CRS qui jettent de nouvelles grenades lacrymogènes : « Gardez-en pour samedi ! »
Un message, un commentaire ?