Conférence de Natasha Carlsen
Les Caucus of Rank and File Educators existent depuis 2009 ; qu’est-ce qui a conduit à leur création et à leur forte influence au fil des ans ? On peut dire que leur création intervient au confluent de deux types de conjonctures. Une première, intrinsèque à la vie syndicale de la Chicago Teachers Union (CTU), a trait aux carences du leadership alors à la tête de la CTU. Identifiée au United Progressive Caucus, cette direction syndicale, bien qu’ayant conduit cinq grèves consécutives, demeurait nettement en-deçà des attentes des membres. Ce leadership s’était bureaucratisé, il prônait un syndicalisme plutôt centré sur la défense individuelle des membres et il était réticent à s’opposer aux attaques perpétrées contre l’école publique par les autorités politiques, mues par une logique capitaliste (free market education reform).
Une seconde conjoncture, intervenant en même temps que la première, relève pour sa part de l’évolution du système public d’éducation aux États-Unis sous les assauts du néolibéralisme. À Chicago et dans l’État de l’Illinois, quand l’offensive se met en place en vue de déstructurer le système public d’éducation, les enseignantes et enseignants veulent résister. Les attaques contre l’école publique sont féroces : fermetures d’écoles dans les quartiers défavorisés (souvent des quartiers blacks ou latinos), importantes mises à pied du personnel enseignant, détérioration des conditions de travail du personnel restant, ouverture d’écoles privées (Charter schools) massivement financées par les fonds publics, etc.
Ce processus s’inscrit dans le vaste programme national Renaissance 2010 implanté par l’administration Obama. Le Parti Démocrate, dans lequel se reconnaissent paradoxalement de grands pans de l’élite syndicale nationale, devient ainsi un instrument privilégié de l’offensive néolibérale contre l’école publique et les syndicats de l’enseignement. À Chicago même, le maire Rahm Emmanuel, politicien démocrate notoire, est le fer de lance de l’assaut frontal contre l’école publique et les syndicats. Dans l’État de l’Illinois, le pouvoir législatif n’est pas en reste ; il s’attaque au droit de grève en adoptant une loi (Senate Bill 7) qui rehausse de 50% à 75% le seuil d’approbation (par les membres d‘un syndicat) nécessaire pour déclencher une grève. Toutes ces attaques carabinées soulèvent la colère, à la fois au sein de la base de la CTU et dans les quartiers les plus touchés.
Les CORE sont la réponse syndicale à ces attaques. À leur initiative, à partir de 2010 environ, les termes d’une vaste riposte syndicale et populaire se mettent en place. La base militante de la CTU se déploie résolument sur la place publique, occupant tous les fronts et espaces disponibles. On questionne publiquement la gestion néolibérale lors des audiences budgétaires des Chicago public schools, lors d’assemblées d’établissements, au sein des conseils scolaires ; on prend la rue pour manifester ; surtout, on déconstruit partout le discours mystificateur du maire Rahm et de ses acolytes. Les syndiqués-es de tendance CORE montrent les méfaits des politiques de droite en éducation : grave détérioration des conditions d’étude offertes aux enfants du secteur public, racisme institutionnel à l’égard des écoles des quartiers noirs ou latinos, élitisme en faveur des écoles privées, sous-financement du système d’éducation, précarisation de la main d’œuvre, anti-syndicalisme, etc.
Dans cette vaste mobilisation sous l’influence des CORE, une attention considérable est portée à l’établissement de liens avec les communautés touchées parles réformes néolibérales. Le caractère antiraciste et pro-population des revendications des enseignants-es mobilisés ne fait aucun doute. Dans chaque quartier, autour de chaque école, une solidarité étroite prend forme sur le terrain, entre sections syndicales locales, groupes de parents et groupes communautaires (organismes d’éducation populaire, organisations antiracistes, associations caritatives, organismes de défense des droits...).
Les grands médias étant à la merci de la classe politique et des puissants intérêts financiers, toute cette mobilisation-là suppose la production d’une analyse critique et sa diffusion grâce à des moyens d’information autonomes. Grâce aux CORE, les enseignants-es de la CTU ont réussi à ébranler – à faire basculer même – le discours dominant (narrative), initialement favorable à l’austérité et à la privatisation, au profit d’un discours sur le droit à une éducation accessible et de qualité pour tous et toutes. Les gens ont bien vu que le syndicalisme pouvait dépasser de loin les demandes immédiates ou corporatistes, pour devenir vecteur d’une lutte conjointe avec les parents, les élèves et les communautés, apte à stopper la destruction du système scolaire public.
Dans la CTU elle-même, la pratique syndicale évolue remarquablement sous l’influence des CORE. La structure de la CTU est repensée, dans l’optique d’une nette démocratisation. L’utilisation des ressources syndicales est revue de fond en comble ; un transfert de celles-ci est opéré au profit des tâches d’organisation à la base, ainsi que du plein essor du militantisme syndical local. On accroît les pouvoirs et responsabilités des militants et militantes aux dépens du pouvoir discrétionnaire de la direction syndicale nationale. Une kyrielle de comités syndicaux sont créés, impliquant les membres de la base. Des noyaux militants doivent être formés dans toutes les écoles et ceux-ci sont mis en réseau efficacement (du moins, si on se fie aux succès de mobilisation observés).
En parallèle, pendant toutes ces années, un immense travail de formation syndicale et politique des membres se met en place. Parmi les moyens adoptés, signalons : des cercles de lecture, des groupes d’études sur l’austérité et la thérapie de choc imposée par la droite, de la formation axée sur le développement d’un sens du leadership chez les membres, des stages d’été, etc. Progressivement, on a pu assister à la longue à l’émergence d’une nouvelle couche militante. Au fil des formations, du travail de mobilisation, puis des luttes, elle est devenue aguerrie, compétente, combative et profondément attachée à une démocratie syndicale "construite par le bas".
L’organisation d’actions d’éclat, de journées nationales d’action et ultimement de grèves, devient à la fois "science" syndicale créative et oxygène du syndicalisme. La grève de 2012 en particulier témoigne de ce développement singulier et inspirant. Le succès de cette lutte exemplaire repose en partie sur le déploiement d’une grande diversité de moyens et de ressources : porte à porte dans le voisinage de l’école, chaînes téléphoniques, assemblées syndicales tenues en plein air, vendredis rouges, votes instantanés in situ, équipe de négociation large et très combative, etc.
Les CORE sont eux-mêmes une structure évolutive, faisant le plein de forces militantes. Encore aujourd’hui, ils recrutent des membres en bonne et due forme, qui payent une cotisation, se dotent d’une vie démocratique autonome et définissent ensemble les finalités et tâches de leur organisation para-syndicale. En vertu de ce modèle, il y a donc double appartenance syndicale, les membres des CORE portant le courant syndicalisme de combat au sein de la CTU, dont ils et elles sont aussi adhérents-es.
Conférence de Bruno-Pierre Guillette
Du côté britannique, il existe depuis 10 ans un inspirant réseau d’organisation des forces syndicales de gauche, le National Shop Stewards Network (NSSN), dont le motto est « Building the rank and file since 2006 ». Ce réseau a été lancé principalement à l’initiative d’une organisation syndicale importante au Royaume-Uni, la Rail, Maritime and Transport Union (RMT, 80 000 membres) et il regroupe aujourd’hui des militants et militantes syndiquéEs issus de divers secteurs ou/et organisations syndicales, notamment : le secteur public (Public and Commercial Services Union), la fédération nationale des gardiens de prison, le secteur de l’alimentation (Bakers, Food and Allied Workers Union), les mineurs et la Fire Brigade Union, très politisée.
Le réseau des National Shop Stewards se donne comme mandat d’offrir un support organisationnel aux syndicalistes combatifs et combatives, peu importe leur allégeance syndicale. Cette initiative s’inscrit dans le contexte de la nécessaire reconstruction de la base militante du mouvement ouvrier britannique, sérieusement amoché par les attaques conservatrices de la première moitié de la décennie 1980 (pensons en outre à la terrible grève des mineurs, en 1984-85).
Le support offert se déploie tant au niveau local qu’au niveau national. Dans le premier cas, le NSSN aide les syndicalistes à se regrouper à l’échelle de la région, ou encore localement. Le NSSN leur offre les moyens matériels de se rejoindre, de se réseauter, de se réunir et d’articuler une action commune, souvent à l’encontre des forces d’inertie à l’œuvre dans leur syndicat d’origine. Le NSSN leur permet également de s’informer et de se solidariser entre eux et elles, par-delà leur affiliation syndicale spécifique.
Le NSSN regroupe à l’échelon national tous les comités locaux ou régionaux ayant été mis sur pied depuis 2006 ; cela permet à terme au NSSN de jouer un rôle de groupe de pression – comme le ferait un caucus de gauche – au sein des syndicats nationaux, notamment le Trade Union Congress (genre de FTQ britannique...).
Cette tradition syndicale n’est pas nouvelle au Royaume-Uni. Elle trouve ses racines en outre dans le National Minority Movement, un courant de gauche radicale, qui se spécialisait dans la création de comités de délégués syndicaux (shop stewards) combatifs, puis se proposait de les regrouper au niveau national. Le National Minority Mouvement joua un rôle déterminant durant l’importante grève de 1926. Le NMM s’effondre dans les années 1930 et 1940, mais la tradition des shop stewards, elle, perdure à travers tout le siècle.
Parmi les cordes à son arc, le NSSN a tenu à lier systématiquement les luttes locales aux enjeux politiques globaux. En outre, il parvient à mobiliser ses membres immédiatement avant l’instance nationale du syndicat X, pour s’entendre sur la stratégie et la tactique à être déployées à ladite instance.
Il fera aussi le nécessaire pour que soit adopté le même modèle de résolution à travers le mouvement syndical, une instance à la fois, dans le cadre d’une campagne nationale. C’est ce qui s’est produit lors de l’organisation d’une journée de grève sociopolitique qui avait été votée localement, mais que les directions bureaucratisées hésitaient beaucoup à mettre en œuvre (Name the date campaign). Il en fut de même pour la campagne visant le retrait des mesures législatives antisyndicales du gouvernement conservateur britannique (Kill the bill campaign) ou encore celle visant à chasser ce parti du pouvoir (Cameron is out ; Get the Torys out too). Le NSSN favorise donc le débordement, sur le terrain de la gauche politique, de l’intervention d’instances nationales qui autrement opteraient pour une ligne politique bien plus feutrée.
Le NSSN est un témoignage du réveil au 21e siècle du mouvement ouvrier britannique, sensiblement plus mobilisé ces 10 dernières années que durant les décennies précédentes. Il faut dire que celui-ci avait été littéralement assommé par la brutalité antisyndicale et l’autoritarisme du gouvernement Thatcher. En quoi l’expérience du NSSN est-elle pertinente pour nous, dans le contexte québécois ?
Le leitmotiv du NSSN, Building the rank and file since 2006, devrait sonner comme douce musique à nos oreilles. Notre mouvement syndical s’est beaucoup professionnalisé, il a raffiné ses compétences et outils d’intervention au fil du dernier siècle, mais cela opère souvent – ces dernières décennies – aux dépens d’une implication soutenue de la base. De plus, on constate la coexistence, dans une même organisation ou chez un même employeur, de tout un assortiment d’affiliations syndicales, totalement indépendantes les unes des autres (voire entretenant une vive compétition entre elles). Donc sur un même lieu de travail, il est courant d’observer une absence totale de solidarité entre les unités d’accréditation.
Un réseau de type NSSN serait judicieusement efficace dans un tel contexte. De plus, il aurait aidé certaines organisations syndicales à opérer certaines modifications de leurs statuts et règlements, nécessaires dans une optique de dé-bureaucratisation.
Dans le même ordre d’idées, un réseau de type NSSN aurait été très utile durant la dernière ronde de négociation du secteur public. Ainsi, lorsque l’entente de principe du Front commun a été signée, nous avons vu à quel point il était difficile, en janvier/février dernier, de renverser la vapeur, sans une organisation comme le NSSN.
En rassemblant les travailleurs et travailleuses par-delà leur affiliation syndicale, on permet une mise en commun des expériences et des savoirs militants ; cela permet au plus grand nombre d’apprendre les uns des autres, de connaître les défis rencontrés dans les rapports avec les directions syndicales et de découvrir - dans le cadre des conflits de travail - quelles ont été les tactiques profitables, voire les mobilisations réussies.
Le rôle principal que se donne le NSSN a toujours été de soutenir les travailleurs et travailleuses en lutte, et d’aider à construire la solidarité entre eux-elles. Nous avons besoin au Québec d’un réseau combatif semblable, un réseau capable d’articuler à certains moments une critique solide et ouverte de certaines orientations des organisations syndicales.