Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

« Comment Israël dévoie les allégations d’antisémitisme pour projeter ses propres crimes sur les Palestiniens »

Dans la foulée de la multiplication des campements d’étudiant·e·s pro-palestiniens sur les campus universitaires des Etats-Unis, les accusations d’antisémitisme sont de nouveau au centre du discours politique états-unien et mondial. Il ne fait aucun doute, comme Peter Beinart (Notebook, 28 avril 2024) et d’autres l’ont indiqué, que des expressions d’antisémitisme sont apparues dans certaines de ces actions, mais leur fréquence a été fortement exagérée. En effet, des personnalités juives et non juives influentes dans les médias et la politique ont délibérément cherché à créer une inquiétude morale publique en associant les critiques sévères d’Israël et du sionisme à de l’antisémitisme.

Tiré d’À l’encontre.

Cet amalgame est le résultat d’une campagne menée depuis des décennies par Israël et ses partisans dans le monde entier afin d’étouffer toute opposition aux politiques violentes d’occupation [Cisjordanie, Jérusalem-Est, Gaza…], d’apartheid et de domination de l’Etat sur les Palestiniens – qui, au cours des sept derniers mois, ont pris des proportions immenses, voire génocidaires.

Cette stratégie n’est pas seulement cynique, hypocrite et nuisible à la lutte essentielle contre le véritable antisémitisme. Elle permet également à Israël et à ses partisans, comme nous le soutiendrons ici, de nier les propres crimes et le discours violent d’Israël en les inversant et en les projetant sur les Palestiniens et leurs partisans, et en appelant cela de l’antisémitisme [1].

Ce mécanisme psycho-discursif d’inversion et de projection sous-tend le document fondateur de la prétendue « lutte contre l’antisémitisme » : la définition de l’antisémitisme de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA-International Holocaust Remembrance Alliance), qu’Israël et ses alliés diffusent agressivement dans le monde entier [2].

En réponse aux protestations des étudiant·e·s, la Chambre des représentants des Etats-Unis a récemment adopté un projet de loi qui, s’il était approuvé par le Sénat, intégrerait cette définition dans la législation, et ce malgré le fait que l’IHRA elle-même la décrive comme une « définition de travail juridiquement non contraignante ».

Une définition par inversion et projection

L’IHRA est une organisation internationale influente composée de 35 Etats membres provenant principalement du Nord (y compris Israël et l’Europe de l’Est). L’organisation a adopté une définition de travail de l’antisémitisme en 2016 qui comprend une vague articulation de l’antisémitisme comme « haine envers les Juifs » ainsi que 11 exemples qui prétendent l’illustrer ; sept d’entre eux se concentrent sur Israël, assimilant essentiellement la critique d’Israël et l’opposition au sionisme à l’antisémitisme. Cette définition a donc suscité une énorme controverse dans le monde juif et au-delà, bien qu’elle ait été adoptée par des dizaines de pays et des centaines d’organisations, des universités aux clubs de football [3].

D’innombrables exemples ont été enregistrés au fil des ans pour montrer comment cette définition sert à restreindre la liberté d’expression, à faire taire les critiques à l’égard d’Israël et à harceler ceux qui les expriment. A tel point que Kenneth Stern, principal rédacteur de la définition, en est devenu le principal opposant. D’autres définitions, comme la Déclaration de Jérusalem sur l’antisémitisme (dont les auteurs de cet article ont été parmi les initiateurs et les rédacteurs), ont été proposées comme des outils plus précis et moins politiquement biaisés à utiliser à des fins éducatives dans la lutte contre l’antisémitisme.

La définition de l’IHRA met en évidence le mécanisme d’inversion et de projection par lequel Israël et ses partisans nient les crimes d’Israël et les attribuent aux Palestiniens. L’un des exemples de la définition stipule, par exemple, que « nier au peuple juif son droit à l’autodétermination » est antisémite. Pourtant, la politique officielle d’Israël en matière de colonisation, d’occupation et d’annexion au cours des dernières décennies a nié au peuple palestinien son propre droit à l’autodétermination.

Cette politique s’est intensifiée sous la direction de Benyamin Netanyahou qui, en janvier 2024, s’est publiquement engagé à résister à toute tentative de création d’un Etat palestinien. Les principes directeurs fondamentaux de la coalition gouvernementale déclarent en outre, en écho à la loi sur l’Etat-nation juif de 2018, que « le peuple juif a un droit exclusif et inaliénable sur toutes les régions de la Terre d’Israël ». Alors qu’Israël s’oppose activement à l’autodétermination des Palestiniens, la définition de l’IHRA inverse et projette cet état de fait sur les Palestiniens eux-mêmes, en la qualifiant d’antisémitisme.

Selon la définition de l’IHRA, « établir des comparaisons entre la politique israélienne contemporaine et celle des nazis » est un autre exemple d’antisémitisme. Ici aussi, le schéma d’inversion et de projection est évident, puisqu’Israël et ses partisans ne cessent d’associer les Arabes et surtout les Palestiniens aux nazis.

Il s’agit d’un discours profondément enraciné et très populaire en Israël. Il va de David Ben-Gourion, premier Premier ministre israélien, qui considérait les Arabes qui combattaient Israël comme les successeurs des nazis, à Benyamin Netanyahou, qui affirme que le Hamas représente de nouveaux nazis, en passant par le ministre des Finances Bezalel Smotrich, qui a récemment affirmé qu’il y avait deux millions de nazis en Cisjordanie occupée (Times of Israel,28 novembre 2023).

A la lumière de ce narratif inversé, l’affirmation de la définition de l’IHRA selon laquelle « appliquer deux poids deux mesures » dans les jugements moraux sur Israël est antisémite traduit un autre exemple de ce mécanisme d’inversion et de projection. La définition de l’IHRA elle-même utilise deux poids deux mesures : alors qu’Israël est autorisé à refuser aux Palestiniens leur droit à l’autodétermination et à les comparer aux nazis, la définition affirme que refuser aux Juifs le droit à l’autodétermination et établir des liens entre la politique israélienne et la politique nazie est antisémite.

Pour la défense du génocide

Ce mécanisme psycho-discursif va au-delà de la définition de l’IHRA, comme l’a révélé la récente audition au Congrès de trois présidents d’universités d’élite des Etats-Unis. Un moment clé s’est produit lorsque la députée républicaine Elise Stefanik a demandé aux présidents si leurs institutions toléreraient des appels au génocide des Juifs.

Je suppose que vous connaissez le terme « intifada », n’est-ce pas ? a demandé Elise Stefanik à Claudine Gay, présidente de l’Université de Harvard. « Et vous comprenez, a-t-elle poursuivi, que l’utilisation du terme intifada dans le contexte du conflit israélo-arabe est en fait un appel à la résistance armée violente contre l’Etat d’Israël, y compris la violence contre les civils et le génocide des Juifs. Le savez-vous ? »

Cette assimilation de l’intifada au génocide est sans fondement : l’intifada est le mot arabe qui désigne un soulèvement populaire contre l’oppression et pour la libération et la liberté (le verbe intafad signifie littéralement « se débarrasser »). Il s’agit d’un appel à l’émancipation qui a été répété à de nombreuses reprises dans le monde arabe contre des régimes oppressifs, et pas seulement en Israël. Une intifada peut être violente, comme l’a été la seconde intifada en Israël-Palestine entre 2000 et 2015, ou non violente, comme l’a été la majeure partie de la première intifada entre 1987 et 1991, ou l’« intifada WhatsApp » au Liban en 2019. Dans ces conditions, la seule allusion au génocide réside dans l’imagination d’Elise Stefanik et de ses semblables. Ce fut un moment douloureux : Stefanik a tendu un piège à Claudine Gay, et elle est tombée dedans.

Un autre exemple de fausse allégation pernicieuse est l’affirmation d’Israël et de ses partisans selon laquelle le slogan de libération palestinien « Du fleuve à la mer, la Palestine sera libre » est génocidaire et antisémite [voir l’article de Stephen Zunes publié sur ce site le 7 mai 2024]. Comme l’ont affirmé les historiens Maha Nasser, Rashid Khalidi et d’autres, la grande majorité des Palestiniens et de leurs partisans qui scandent ce slogan veulent simplement dire que la terre de la Palestine historique sera libérée politiquement – en rejet absolu de la réalité actuelle de l’absence de liberté pour les Palestiniens, sous diverses formes, entre le Jourdain et la mer Méditerranée. Cela pourrait prendre la forme d’un seul Etat avec des droits égaux pour tous, de deux Etats-nations pleinement indépendants ou d’une sorte d’arrangement binational ou confédéral.

Dans les deux cas, Israël et ses partisans trouvent un appel au génocide contre les Juifs là où il n’existe pas. Pourtant, en Israël, après les massacres et les atrocités du 7 octobre, de nombreux dirigeants israéliens, ministres du cabinet de guerre, hommes politiques, journalistes et rabbins ont appelé explicitement et ouvertement à un génocide à Gaza dans plus de 500 cas documentés rien qu’au cours des trois premiers mois (Law for Palestine, 4 janvier 2024), certains d’entre eux lors d’émissions de télévision à des heures de grande écoute. Cela a été exposé de manière bouleversante au monde entier dans la plainte que l’Afrique du Sud a déposée contre Israël en décembre 2023 devant la Cour internationale de justice (CIJ).

Il s’agit, par exemple, du président Isaac Herzog, du ministre de la Défense Yoav Gallant et du ministre du Patrimoine Amichai Eliyahu. Plus récemment, l’influent rabbin Eliyahu Mali a exhorté l’armée israélienne à tuer tous les enfants et toutes les femmes de Gaza, tandis que Bezalel Smotrich a appelé à l’anéantissement total des villes de Rafah, Deir al-Balah et Nuseirat. Ces voix représentent une large part de l’opinion publique israélienne et correspondent à ce qui se passe réellement sur le terrain.

Le 26 janvier, la CIJ a rendu un arrêt provisoire déclarant qu’il existe un « risque plausible » de violation du droit des Palestiniens à être protégés d’un génocide. La situation s’est encore détériorée depuis, Israël étendant son invasion à Rafah et affamant délibérément les 2,3 millions d’habitants de Gaza [4].

De nombreux spécialistes du génocide – parmi lesquels Raz Segal, Omer Bartov, Ronald Grigor Suny, Marion Kaplan, Amos Goldberg et Victoria Sanford – sont parvenus plus ou moins à la même conclusion que la CIJ. La rapporteuse spéciale des Nations unies sur les territoires palestiniens occupés, Francesca Albanese, a également affirmé, dans son récent rapport intitulé « Anatomie du génocide », qu’« il y a des motifs raisonnables de croire que le seuil indiquant qu’Israël a commis un génocide est atteint ».

Ainsi, ce qu’Israël et ses partisans accusent les Palestiniens d’inciter à commettre, les fonctionnaires et les personnalités israéliennes le déclarent explicitement et ouvertement, et l’armée israélienne le perpètre. Et tandis que les Palestiniens et leurs partisans chantent la libération « du fleuve à la mer », Israël impose la suprématie juive « du fleuve à la mer » sous la forme de l’occupation, de l’annexion et de l’apartheid.

Nous suggérons donc d’interpréter cette inversion et cette projection non seulement comme un cas classique de double standard hypocrite contre des Palestiniens, mais aussi – comme c’est souvent le cas avec les processus de projection – comme un mécanisme de défense et de déni. Comme Israël et ses partisans ne peuvent pas faire face à la structure d’apartheid oppressive de l’Etat, à sa délégitimation des Palestiniens ou à sa rhétorique et à ses crimes génocidaires, alors ils déforment ces allégations et les projettent sur les Palestiniens.

La prétendue « lutte contre l’antisémitisme » menée par Israël et ses partisans, fondée sur la définition de l’antisémitisme de l’IHRA, doit donc être considérée comme un moyen supplémentaire utilisé par un Etat puissant pour nier ses actes criminels et ses atrocités massives. Le gouvernement des Etats-Unis doit le refuser catégoriquement. (Article publié sur le site israélien +972 le 21 mai 2024 ; traduction rédaction A l’Encontre)

Amos Goldberg est professeur d’histoire de l’Holocauste. Ses ouvrages les plus récents sont Trauma in First Person : Diary Writing during the Holocaust (Indiana University Press, 2017) et un ouvrage coédité avec Bashir Bashir, The Holocaust and the Nakba : A New Grammar of Trauma and History (Columbia University Press, 2018).

Alon Confino est titulaire de la chaire Pen Tishkach d’études sur l’Holocauste à l’Université du Massachusetts, à Amherst. Son dernier ouvrage est A World Without Jews : The Nazi Imagination from Persecution to Genocide (Yale University Press, 2014).

Notes

[1] Henry Laurens, professeur au Collège de France, dans un entretien avec le quotidien Libération, à la question « L’usage du slogan « Du Jourdain à la mer » ou le symbole des mains ensanglantées sont-ils le signe d’une radicalisation des manifestants pro-palestiniens ? » répond : « Ce symbole est utilisé depuis des siècles et renvoie simplement à l’expression « avoir du sang sur les mains ». C’est le célèbre monologue de Lady Macbeth ! Quant au slogan « Du Jourdain à la mer », on a oublié que c’est aussi un vieux discours sioniste d’extrême droite. Il renvoie au droit à l’autodétermination des Palestiniens. Juridiquement, Israël n’a pas de frontières officielles. En 2004, un avis de la Cour internationale de justice déclare que ses frontières sont celles d’avant juin 1967 mais Israël ne le reconnaît pas et se revendique dans de nombreuses occasions comme le seul héritier territorial de la Palestine mandataire. Côté palestinien, le discours officiel depuis Oslo a toujours distingué un Etat à construire dans les territoires occupés libérés, et une Palestine historico-géographique, qui existe indépendamment de l’Etat palestinien à construire, comme une origine, un passé qui ne peut être effacé. La solution des deux Etats, une fois appliquée, implique des deux côtés l’abandon de toute revendication territoriale. » (Réd.)

[2] Voir l’ouvrage Whatever Happened to Antisemitism ? : Redefinition and the Myth of the ‘Collective Jew, d’Antony Lerman, Pluto Press, June 2022.

[3] A ce sujet, voir sur ce site la tribune « Antisémitisme : combattre le feu avec le pyromane ? », signée par Mateo Alaluf, Vincent Engel, Fenya Fischler, Henri Goldman, Heinz Hurwitz, Simone Süsskind. (Réd.)

[4] La Cour internationale de justice a ordonné, ce vendredi 24 mai 2024, à Israël d’arrêter « immédiatement » son offensive militaire à Rafah dans le sud de Gaza. Voir ONU Info. « La Cour considère également que, d’après les informations dont elle dispose, “les risques immenses associés à une offensive militaire à Rafah ont commencé à devenir réalité, et augmenteront encore si l’opération se poursuit”. Face à cette situation, dans son ordonnance du vendredi 24 mai, la Cour réaffirme, par 13 voix contre deux, les mesures conservatoires indiquées dans ses ordonnances des 26 janvier et 28 mars 2024, qui doivent être immédiatement et effectivement mises en œuvre. »

Dans ONU Info, il est aussi indiqué : « L’ordonnance de vendredi survient quelques jours après que le Procureur de la Cour pénale internationale (CPI), Karim Khan, a demandé des mandats d’arrêt contre le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, son ministre de la Défense, Yoav Gallant, et trois dirigeants du Hamas, pour des crimes présumés commis à Gaza et en Israël. » (Réd.)

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Amos Goldberg

Amos Goldberg est professeur d’histoire de l’Holocauste. Ses ouvrages les plus récents sont Trauma in First Person : Diary Writing during the Holocaust (Indiana University Press, 2017) et un ouvrage coédité avec Bashir Bashir, The Holocaust and the Nakba : A New Grammar of Trauma and History (Columbia University Press, 2018).

Alon Confino

Alon Confino est titulaire de la chaire Pen Tishkach d’études sur l’Holocauste à l’Université du Massachusetts, à Amherst. Son dernier ouvrage est A World Without Jews : The Nazi Imagination from Persecution to Genocide (Yale University Press, 2014).

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