Le Goldman Sachs Commodity Index
Il aura fallu les grands cerveaux de Goldman Sachs pour réaliser une chose toute simple : rien n’a plus de valeur que notre pain quotidien. Et là où il y a de la valeur, il y a de l’argent à se faire. En 1991, les banquiers de Goldman, avec à leur tête le président visionnaire Gary Cohn, ont conçu un nouveau produit dérivé financier composé de 24 matières premières, des métaux précieux à l’énergie, en passant par le café, le bétail, le maïs, les porcs, le soja et le blé. Ils ont pondéré la valeur d’investissement de chacune d’elles, ont mélangé et transformé les parties en montants, puis ont réduit ce qui constituait un ensemble compliqué d’éléments tangibles en une simple formule mathématique, baptisée dès lors « Goldman Sachs Commodity Index » (indice de matières premières GSCI).
Pendant près de dix ans, l’indice GSCI a été un produit de placement relativement statique, les banques étant davantage intéressées par les placements risqués et les obligations structurées que par tout ce qui peut être semé ou récolté. Puis, en 1999, la CFTC, organisme indépendant chargé de réglementer les marchés à terme aux Etats-Unis, a ouvert les marchés à terme aux investisseurs extérieurs. Alors que l’intervention sur les marchés agricoles était jusqu’à présent limitée aux opérateurs physiques, et ce depuis la crise de 1929, les banques ont pu désormais prendre la position qu’elles souhaitaient.
Des « contrats à terme » pour garantir une stabilité
Ces changements ont alors touché les grandes bourses de Chicago, Minneapolis et Kansas City, qui avaient contribué, pendant 150 ans, à la stabilité relative du prix des denrées alimentaires au niveau international. Le secteur agricole peut paraître bucolique, mais il est volatil par nature et soumis aux vicissitudes de la météo, des maladies et des catastrophes. Créé après la Guerre de Sécession par les fondateurs d’Archer Daniels Midland, de General Mills et de Pillsbury, le système de trading des contrats à terme de céréales a contribué à faire des Etats-Unis un poids lourd de la finance, capable de rivaliser avec l’Europe, voire de la surpasser. Les marchés agricoles ont également protégé les agriculteurs et les meuniers américains contre les risques inhérents à leur profession.
L’idée de base était le « contrat à terme », un accord entre vendeur et acheteur de blé sur un prix du boisseau raisonnable (et ce avant même qu’il n’ait poussé). Ces contrats à terme ont non seulement permis de garantir le prix stable du pain à la boulangerie (ou plus tard au supermarché), mais ils ont également aidé les agriculteurs à se prémunir contre les périodes de vaches maigres et à investir dans leurs fermes et leurs affaires. Résultat : au cours du XXème siècle, le prix réel du blé a baissé (malgré une ou deux hausses, notamment lors de la spirale inflationniste des années 1970), ce qui a stimulé le développement du secteur américain de l’agrobusiness. Après la 2nde Guerre mondiale, les Etats-Unis ont systématiquement enregistré des excédents agricoles, ce qui a constitué un élément fondamental de leur stratégie politique, économique et humanitaire durant la Guerre Froide (sans compter que les céréales américaines ont nourri des millions de personnes affamées dans le monde).
Les acteurs vs les spéculateurs
Les marchés à terme comprenaient au départ deux types d’acteurs : les fermiers, les meuniers et les grossistes, les acteurs du marché qui sont véritablement intéressés par les fondamentaux du marché agricole. Il ne s’agit pas seulement des producteurs de maïs de l’Iowa ou des producteurs de blé du Nebraska, mais de grandes multinationales comme Pizza Hut, Kraft, Nestlé, Sara Lee, Tyson Foods et McDonald’s, dont les actions à la bourse de New York varient selon leur capacité à approvisionner les gens en voiture, à leur domicile et dans les supermarchés à des prix compétitifs. Ces acteurs du marché sont appelés bona fide hedgers, car ils ont réellement besoin d’acheter et de vendre des céréales.
A l’opposé se trouve le spéculateur. Le spéculateur ne produit et ne consomme pas de maïs, de soja ou de blé ; il ne saurait pas où stocker les 20 tonnes de céréales qu’il est susceptible d’acheter à tout moment si jamais elles lui étaient livrées. Les spéculateurs ont recours à une méthode classique, celle qui consiste à acheter à bas prix dans l’espoir de revendre plus cher. Les opérateurs physiques ont vu d’un bon œil l’arrivée des spéculateurs traditionnels sur leur marché ; leurs ordres de vente et d’achat permanents donnent sa liquidité au marché et permettent aux bona fide hedgers de gérer les risques en vendant et en achetant quand ils le souhaitent.
Goldman Sachs à l’origine du boulversement
Mais l’indice de Goldman Sachs a déstabilisé ce système. La structure de l’indice GSCI a occulté la pratique vieille de plusieurs siècles consistant à acheter et vendre dans le même temps. Ce nouveau produit dérivé est long-only, ce qui signifie qu’il a été conçu uniquement pour acheter des matières premières. Cette stratégie long-only est motivée par l’intention de transformer un investissement sur les matières premières (jusqu’alors réservé aux spécialistes) en ce qui ressemble fortement à un placement dans un actif (une catégorie d’actifs dans laquelle n’importe qui peut placer son argent et le laisser fructifier pendant des dizaines d’années, sur le modèle de General Electric ou d’Apple). Quand le marché des matières premières commence à ressembler davantage à un marché financier, les banques peuvent espérer de nouveaux afflux de liquidités. Mais cette stratégie long-only comporte une faille : l’indice GSCI ne comprend pas de mécanisme pour vendre une matière première (vente à découvert ou position courte).
Ce déséquilibre a eu des répercussions sur la nature même du marché des matières premières, les banques se retrouvant contraintes d’acheter encore et encore (et ce, peu importe à quel prix). Quand l’échéance des contrats à terme sur les indices de matières premières approchait, les investisseurs long-only devaient reconduire leurs positions d’achat de plusieurs milliards de dollars dans le cadre des prochains contrats à terme, deux ou trois mois plus tard. Et l’effet à la baisse sur les prix des positions courtes n’étant pas pris en compte dans l’indice GSCI, les traders professionnels pouvaient faire d’énormes bénéfices en anticipant les fluctuations du marché que ces « roulements » finiraient par causer. « Je gagne ma vie avec de l’argent stupide », a déclaré Emil Van Essen, trader sur les matières premières, à Businessweek l’année dernière. Employés par les banques qui avaient justement crée les fonds indiciels sur matières premières, les traders sur matières premières ont surfé sur la vague du profit.
Les banques sachant reconnaître un système lucratif, des dizaines de spéculateurs n’intervenant jamais sur le marché physique (non-physical hedgers) ont rapidement suivi l’exemple de Goldman Sachs et son indice de matières premières, notamment Barclays, Deutsche Bank, Pimco, JP Morgan Chase, AIG, Bear Stearns et Lehman Brothers, pour n’en citer que quelques-uns. Les conditions étaient propices à une inflation des prix alimentaires, qui, au final, a pris de court certaines des plus grandes entreprises américaines dans l’industrie meunière, l’industrie agroalimentaire et le secteur de la grande distribution, et a créé une onde de choc dans le monde entier.
Face à la crise de 2008, les investisseurs se sont tournés vers les matières premières
L’histoire se raconte avec des chiffres. Depuis l’éclatement de la bulle Internet en 2000, la quantité de dollars investis dans les fonds indiciels sur matières premières a été multipliée par 50. Concrètement, en 2003, le marché à terme des matières premières ronronnait encore à 13 milliards de dollars (8,98 milliards d’euros). Mais début 2008, quand les investisseurs ont commencé à s’affoler à cause de la crise financière mondiale et à perdre confiance dans le dollar, la livre sterling et l’euro, ils ont vu dans les matières premières (et notamment les denrées alimentaires) le dernier endroit sûr pour placer l’argent de leurs fonds spéculatifs, fonds de pension et fonds souverains. « Des gens qui n’avaient aucune idée de ce qu’était une matière première se sont soudain mis à en acheter », raconte un analyste du ministère américain de l’Agriculture. Au cours des 55 premiers jours de 2008, les spéculateurs ont investi 55 milliards de dollars dans les marchés de matières premières et en juillet, c’est 318 milliards de dollars (219 milliards de dollars) qui ébranlaient les marchés. Depuis, l’inflation des prix agricoles s’est stabilisée.
L’argent circulait et les banques avaient sous la main tout un ensemble de nouveaux produits dérivés pour les marchés de denrées alimentaires. Régis par les prix du pétrole et du gaz (les principales matières premières des fonds indiciels), ces nouveaux produits de placement ont mis le feu aux marchés de toutes les autres matières premières indexées, donnant lieu à une bulle alimentaire qui rappelle l’histoire de la tulipe, de l’Internet et de l’immobilier bon marché. Le prix du blé dur roux de printemps, généralement compris entre 4 et 6 dollars (entre 2,70 et 4 euros) le boisseau de 60 livres (environ 27 kgs), a battu tous les records et le contrat à terme sur le blé a atteint jusqu’à 25 dollars. Ainsi, le prix des denrées alimentaires dans le monde a enregistré une hausse de 80 pourcent entre 2005 et 2008 et ne cesse d’augmenter depuis. « La hauteur des investissements dans les marchés de matières premières a été sans précédent », souligne Kendell Keith, président de la National Grain and Feed Association (Association nationale des céréales et des aliments). « Il ne fait aucun doute qu’il y a eu spéculation ». Dans une récente note d’information, le rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation, Olivier De Schutter, a indiqué qu’en 2008, « une part significative de la hausse des prix s’explique par l’émergence d’une bulle spéculative ».
Un effet « boule de neige »
Ce qui s’est produit sur les marchés agricoles n’est pas le résultat de la « spéculation » traditionnelle, qui consiste à acheter à bas prix dans l’espoir de revendre plus cher. Aujourd’hui, avec l’indice cumulatif, l’indice Standard & Poors GSCI donne 219 index tickers pour que les investisseurs, par le biais de leur système informatique Bloomberg, puissent miser sur n’importe quel produit, du palladium à l’huile de soja, en passant par les biocarburants et le bétail. Mais l’explosion de ces nouvelles opportunités de spéculation sur les marchés mondiaux agricole, alimentaire et de bétail crée un cercle vicieux. Plus le prix des denrées alimentaires augmente, plus l’argent abonde dans le secteur et plus les prix augmentent. Ainsi, entre 2003 et 2008, la spéculation sur les fonds indiciels a augmenté de 1900 pour cent. « Nous assistons à un choc de la demande due à l’entrée d’une nouvelle catégorie d’acteurs sur les marchés à terme de matières premières », a déclaré le gestionnaire de fonds d’investissement Michael Masters devant le Congrès américain, pendant la crise alimentaire de 2008.
Les banques et les traders sont les « carnivores » du système
L’intervention de Wall Street sur les marchés agricole, alimentaire et de bétail a donc été un choc pour le système mondial d’approvisionnement et de production alimentaires. Les réserves mondiales sont non seulement touchées par un approvisionnement restreint et une demande accrue de céréales, mais les banques d’investissement ont entraîné une hausse artificielle du prix des marchés à terme de céréales. Le blé fictif détermine désormais le prix du vrai blé, les spéculateurs (qui représentaient jusqu’à présent un cinquième du marché) étant plus nombreux que les bona-fide hedgers (de l’ordre de quatre pour un).
Aujourd’hui, les banques et les traders dominent la chaîne alimentaire ; ils sont les carnivores du système et dévorent tout sur leur passage. Presque tout en bas, le fermier s’efforce de survivre. Pour ce dernier, la hausse du prix des céréales aurait du être une aubaine, mais la spéculation a également entraîné la hausse du prix de tout ce qu’il doit acheter pour cultiver ses céréales (des graines aux engrais, en passant par le carburant diesel). Tout en bas de la chaîne se trouve le consommateur. L’Américain moyen, qui consacre entre 8 et 12 pourcent de son budget hebdomadaire à l’alimentation, n’a pas été touché tout de suite par la hausse des prix. Mais pour les près de 2 milliards de personnes dans le monde qui dépensent plus de 50 pourcent de leurs revenus pour s’alimenter, les effets ont été dévastateurs : le nombre de personnes affamées a augmenté de 250 millions en 2008, portant le nombre total de personnes souffrant d’insécurité alimentaire dans le monde à un milliard (un chiffre sans précédent).
Y a-t-il une solution ?
Que faudrait-il faire ? Lors de ma dernière visite à la Bourse de Minneapolis, j’ai demandé à des traders ce qui se passerait si le gouvernement fédéral interdisait aux banques d’investissement de miser sur les marchés agricoles. Ils ont éclaté de rire. Un coup de fil à un bona-fide hedger comme Cargill ou Archer Daniels Midland et un échange d’actifs plus tard et il devient impossible de distinguer sur le marché à terme la position d’une banque de celle d’un acheteur international de blé. Je leur ai alors demandé : « Et si le gouvernement interdisait les produits dérivés long-only ? ». Ils se sont de nouveau esclaffés. Il leur suffit cette fois de donner leurs ordres à la bourse de Londres ou de Hong Kong. Les nouveaux produits dérivés ont atteint des proportions supranationales et sont hors de portée de la législation des Etats souverains.
La volatilité des prix des denrées alimentaires a également gâché une occasion en or d’instaurer une coopération au niveau international. Plus le prix du maïs, du soja, du riz et du blé est élevé, plus les pays producteurs de céréales dans le monde doivent coopérer afin d’éviter que les pays importateurs de céréales (généralement pauvres) paniquent et que la flambée des prix agricoles et l’instabilité politique se propagent davantage. Au lieu de cela, les pays ont réagi avec nervosité et adopté des mesures de repli, des interdictions d’exporter à la mise en réserve des céréales, en passant par des confiscations de terre en Afrique pour des raisons néo-mercantiles. Et les efforts d’activistes et d’organismes internationaux soucieux de freiner cette spéculation n’ont rien donné. Pendant ce temps, les fonds indiciels continuent de prospérer, les banques encaissent les bénéfices et les pauvres dans le monde sont au bord de la famine.
Frederick Kaufman
Traduit par Charlotte Laigle
tiré de par Foreign Policy