En France, nous avons quelques difficultés avec la figure de « première dame ». Vous êtes sénatrice, vous participez pleinement à la vie politique. Comment avez-vous gagné votre indépendance ?
Je suis avant tout une militante et cela depuis 1958. Avec Mujica, nous avons milité ensemble mais je n’ai jamais accompagné personne. J’ai mes propres idées, ma propre attitude. En Uruguay, il n’existe pas comme dans d’autres pays une figure institutionnelle de « première dame ». C’est un pays très républicain et de tous les pays d’Amérique latine, il est le plus laïque. Après la dictature, les présidents vivaient dans la maison présidentielle et les épouses assumaient un rôle. Quand est arrivé le Front large au pouvoir, avec Tabaré Vázquez [Ndlr : en 2005], nous sommes revenus à la vieille tradition qui veut que le président uruguayen demeure chez lui. La femme de Tabaré Vázquez n’est pas une militante, c’est une femme au foyer. Elle l’accompagnait sans jouer aucun rôle politique. La différence est que l’on m’a élue. Je me suis consacrée à cette fonction de sénatrice. Quand le président sort du pays, le vice-président le remplace et le sénateur le mieux élu, c’est-à-dire moi, remplace le vice-président. Et si les deux sortent du pays, et j’ai déjà eu cette opportunité, je rentre à la présidence. Mon rôle est beaucoup mieux défini. Je n’ai jamais joué cette sorte de rôle de femme de bienfaisance qui me paraît horrible. Parfois des parlementaires et des journalistes viennent me voir pour accéder au Président. Mais toutes ces demandes, je les envoie directement à l’exécutif sans en prendre connaissance. Je respecte la séparation des pouvoirs. Mais c’est une lutte très difficile. Je suis en désaccord avec les épouses de présidents qui jouent un rôle politique sans être passées par une élection. L’épouse de Lacalle père [Ndlr : Luis Alberto Lacalle, président de 1990 à 95, père du candidat Luis Lacalle Pou ] a monté une fondation et menait des actions solidaires avec l’argent du gouvernement. Cela était finalement du clientélisme.
Comment définiriez-vous votre pensée politique ?
Je crois au socialisme autogestionnaire. La bureaucratie signifie la mort du socialisme. J’ai relu Rosa Luxemburg, j’ai relu Trotski et aussi Lénine. Trotski avait clairement averti contre ce danger, tout comme Rosa Luxemburg. Rosa Luxemburg est d’une grande actualité. Elle a soutenu que les idées d’un parti ne sont pas des recettes miracles que le militant peut sortir de sa poche pour répondre à toutes les questions. C’est à peine un cap vers une direction. Quel est notre cap ? Engendrer une société que nous, nous nommons socialiste, une société sans exploitation de l’homme par l’homme, qui est acteur et participe au système autogéré. Nous avons monté une sorte d’économie parallèle. Nous avons développé les entreprises autogérées, des entreprises qui, dans un monde capitaliste, sont gérées par leurs travailleurs. Personne ne s’y approprie la plus-value et les décisions sont prises en collectivité lors d’assemblées. [Ndlr : par le Fonds de développement, le gouvernement aide des coopératives à se monter]. Nous avons aussi expérimenté l’action coopérative dans le domaine du logement. Le bénéficiaire a la possibilité de participer à la construction de son habitat [Ndlr : allusion au plan Juntos]. Pour moi, la construction passe par là. Mais la participation sous-entend toujours un temps plus long.
Vous pouvez être qualifiée de féministe et vous avez voté la loi des quotas de 2009 qui exige qu’un tiers des élus soient des femmes. Vous l’avez votée par solidarité avec le Front large mais votre désapprobation de cette réforme a été remarquée.
On me parle de discrimination positive et moi je n’aime aucune discrimination, qu’elle soit positive ou négative. L’origine du manque de parité n’est pas résolue par cette loi. Les partis politiques doivent être convaincus de l’importance de la participation des femmes. Notre coalition est celle qui conduit le plus de femmes au Parlement uruguayen. Non pas pour une question de quota, mais parce que nous en sommes convaincus. Je n’ai pas été élue pour une histoire de quota mais parce que je milite depuis de nombreuses années. Si les partis n’y croient pas, tu pourras faire toutes les lois de quotas que tu veux, mais il y aura toujours des pièges. Et le système électoral uruguayen est assez complexe pour permettre ces pièges. Nous pouvons avoir le même scénario qu’en Argentine où des femmes non militantes, la fiancée de l’un, l’épouse de l’autre, se présentent. Souvent ces femmes ne font pas le minimum au Parlement et elles démissionnent pour être finalement remplacées par un homme.
Quelle est la solution alors ?
Les femmes ne doivent pas attendre une loi. Dans la vie, il faut se battre et conquérir les choses ! Nous sommes plus de la moitié du corps électoral, non ? Aujourd’hui en Uruguay, 60 à 62 % des inscrits dans les universités sont des femmes. Ces femmes vont obtenir un diplôme et cela se concrétisera par la suite par des emplois dans le domaine de l’entreprise ou du gouvernement.
Aujourd’hui, Tabaré Vázquez n’est pas aussi populaire que José Mujica. Pourquoi ?
La première victoire de la gauche fut de gagner le département de Montevideo en 1989 avec Tabaré Vázquez comme intendant. Ce fut une grande nouveauté. Et nous avons aussi gagné pour la première fois la présidence sous la conduite de Tabaré Vázquez. Nous partageons le même programme, nous nous battons pour la même chose mais José Mujica est, dans les apparences, très différent de son prédécesseur. Bien que président, José Mujica demeure très proche de la population. Il dialogue. Quand « Pepe » marche dans la rue, des gens l’interpellent, lui reste accessible, à l’écoute. Quel que soit son successeur, cela va manquer aux gens. Ils le prennent pour l’un d’eux. Ils l’aiment. C’est très émouvant. Il a du bon sens. Il a quelque chose de Don Quichotte mais beaucoup de Sancho. Tabaré Vázquez est d’origine modeste, son père était un employé de l’entreprise pétrolière uruguayenne et il est né dans un quartier prolétaire. Il a eu la possibilité d’étudier. C’est un oncologue reconnu. Sa vocation, sa motivation profonde est la lutte pour la vie. Sa mère est morte d’un cancer et il s’est juré qu’il allait combattre cette maladie. Quand ressort son enfance, on a le meilleur Tabaré, et quand ressort le médecin, on a quelqu’un de plus distancié. C’est la grande différence entre lui et « Pepe ».
Hugo Chávez fait toujours partie du paysage politique vénézuélien après sa mort. José Mujica est populaire, mais il n’y a pas cette dévotion envers la figure présidentielle. Comment l’expliquez-vous ?
Hugo Chávez fut une grande figure de l’Amérique du Sud. Elle fut si forte qu’il fut difficile pour lui de désigner un successeur comme l’a fait Lula. Ce fut un signe de grande intelligence de Lula, sûrement le leader le plus important qu’ait eu l’Amérique du Sud ces dernières années : pouvoir désigner un successeur qui ne soit pas un imitateur. Dilma Rousseff est distincte de Lula tout en prolongeant l’idée du gouvernement précédent. En Uruguay, c’est différent, il n’y a pas de réélection consécutive possible et tous les partis tiennent à cela. C’est pourquoi le pays n’est pas attaché au « leadership », quel qu’il soit. Le culte de la personnalité est une chose néfaste mais il faut parfois que le « leadership » soit reconnu. Mujica dit quelque chose de juste à ce propos : « Le meilleur meneur est celui qui monte une équipe qui le surpasse. » Si le meneur tue tout autour de lui, il se produit ensuite un phénomène de rupture.
C’est une allusion au Venezuela ?
Non, je ne critique pas le Venezuela. Chávez avait conscience de ce problème. Nous en avions discuté ensemble. Mais il n’a pas eu le temps nécessaire. Je n’ai pas de conseils à donner à Nicolas Maduro, que je connais bien. Je ne suis pas à sa place. Il lui reste la partie la plus difficile, prendre la suite de Hugo Chávez. J’ai participé à une manifestation géante au Venezuela. Je crois que c’était pour la première mission Barrio Adentro [Ndlr : programme de santé vénézuélien]. Il y avait un monsieur dans cette mobilisation qui portait plein d’affiches
et criait « Tous avec Chávez ! Vive Chávez ! ». Il avait tout d’un fanatique. Je me suis approché de lui et nous avons commencé à discuter. Cet homme était finalement très rationnel. Je l’ai interrogé sur son comportement, il m’a répondu : « Tu sais ce qui se passe ? Avant, je n’existais pas, maintenant si. » Cela m’a beaucoup touché parce que c’est une question de dignité. Il ne m’a pas répondu : « Avant, je n’avais pas de maison, maintenant j’en ai une », non, il m’a répondu « avant je n’existais pas ».
Les sondages soutiennent que le Front large va être contraint à un second tour.
Oui, ils disent cela mais je n’en suis pas si sûre... J’ai trois objectifs : que le Front large gagne dès le premier tour, qu’il ait la majorité au Parlement et que ne soit pas approuvée la réforme pour faire baisser l’âge de l’impunité [Ndlr : un plébiscite concernant la baisse de l’âge pénal de 18 à 16 ans sera voté en même temps que les présidentielles]. Mais, si dimanche soir j’apprends que Dilma Rousseff a gagné, j’irai me coucher tranquille.
Est-ce que Luis Lacalle Pou, en misant sur la communication, n’a finalement pas fait une bonne campagne qui expliquerait ce second tour probable ?
Luis Lacalle Pou met en valeur sa jeunesse [Ndlr : il est âgé de 41 ans ], comme si la jeunesse était une solution à tout. Il y a un certain rejet de cela dans la population. Il ne faut pas oublier que l’Uruguay a une pyramide des âges qui ressemble à celle des pays européens. Il fait campagne sous le slogan « par le positif », sans répondre aux questions, sans rien politiser... et il est arrivé au dernier mois de la campagne sans plus de ressources parce qu’en politique, ça polémique toujours.
Tabaré Vázquez a déjà été président, son vice-président Raúl Sendic est le fils d’un fondateur des Tupamaros (Raúl Sendic Antonaccio), Luis Lacalle Pou est le fils d’un ancien président (Luis Alberto Lacalle, 1990-95), l’autre candidat important de l’opposition Pedro Bordaberry, du parti Colorado, est le fils du dictateur Juan Maria Bordaberry... Il n’y a pas de problème de rénovation des cadres politiques ?
Raúl Sendic père a débuté sa lutte dans la redistribution des terres. On pourrait dire que c’est une idée très vieille, mais elle est toujours d’actualité. Il y a des choses qui sont permanentes dans la vie. Les idées, les causes continuent d’être les mêmes. On les développe par d’autres voies. À un moment, nous avons pris les armes parce qu’il nous paraissait que c’était le meilleur moyen. Aujourd’hui, nous développons nos idées en participant à la vie démocratique du pays. Il est assez logique que quelqu’un qui vient d’une famille où on a toujours fait de la politique, sente lui-même une inclination à la politique. Il est plus rare que quelqu’un vienne d’une famille où jamais il ne s’est pratiqué de politique, comme dans mon cas.
Ce n’est pas étrange voire difficile d’affronter le fils d’un dictateur contre lequel vous avez résisté par les armes et sous le régime duquel vous avez été emprisonnée ?
Jamais je ne l’appelle ainsi, « fils de dictateur ». Le fils n’a pas à supporter les péchés du père. Le père fut jugé, il fut emprisonné, et il est mort prisonnier. Je connais Pedro Bordaberry par le Parlement et nous avons travaillé dans de nombreuses commissions ensemble et je le respecte. Nous sommes aux antipodes au niveau de la pensée politique mais je dois reconnaître que c’est un sénateur qui travaille bien. Il vient toujours aux commissions en ayant étudié les thèmes et avec des propositions. J’ai toujours eu des relations civilisées avec lui. La politique doit se mener par les idées. Je combats Luis Lacalle Pou, je combats Pedro Bordaberry par les idées, jamais sur le plan personnel.
Lors de cette campagne, le Front large met en avant la baisse des inégalités durant ces dix dernières années mais les Uruguayens se plaignent du coût de la vie. Quelles sont les solutions ?
Lorsque le Front large est arrivé au pouvoir la pauvreté était à 40 %, aujourd’hui elle est à 11,5 %. Il y a plus d’égalité en Uruguay. Ce fut un effort de toute la communauté. Nous avons mené une réforme des impôts. Nous sommes partis de ce principe : celui qui gagne plus, paie plus. Cela a entraîné de grandes polémiques. La presse d’opposition a semé l’idée que cela toucherait tout le monde. Mais nous dépendons des importations et notamment du pétrole, ce qui a une incidence sur les prix. Nous essayons de nous défaire de cette dépendance. Aujourd’hui, l’Uruguay est le pays qui possède le plus d’énergie hydraulique par habitant. C’est une énergie propre même si certains écologistes la combattent. Je ne sais pas avec quoi ils vont créer de l’énergie. Nous avons aussi développé le photovoltaïque et l’énergie venant de la biomasse. Cela a diminué le coup de l’énergie pour les ménages et ça va continuer à baisser. En 2002, quand nous avons eu la pire crise qu’ait connue le pays, les gens ne consommaient quasiment plus, aujourd’hui la consommation a augmenté. Les Uruguayens partent en vacances.
Justement, les plantations de soja transgénique se répandent en Uruguay. Il y a des risques d’appauvrissement des sols.
Il y a un acteur majeur au monde qui est la Chine. Quand la Chine a commencé à manger, que l’Inde a commencé à manger, la demande de nourriture a augmenté et cela a touché l’Amérique du Sud. Nous devons faire coïncider cette demande du monde asiatique avec l’attention portée à l’environnement. Nous avons un contrôle des sols, par satellite. Nous pouvons vérifier que le soja n’est pas planté deux saisons d’affilée et qu’il y a bien une rotation des cultures.
Le projet de mine à ciel ouvert, Aratiri, et celui de construction d’une troisième fabrique de cellulose soulèvent des craintes et des résistances de la part des org anisations écologistes. Est-ce que vous comprenez ces craintes ?
Malheureusement, dans le monde d’aujourd’hui, le mot « écologie » est utilisé pour tout et n’importe quoi. Personnellement, je respecte l’environnement et je pourrais me définir comme écologiste. Je crois qu’il faut rendre compatible la protection de l’environnement avec le développement humain. Les mouvements contre ces projets sont absolument minoritaires. Ils font beaucoup de bruit, ça oui, parce qu’ils ont l’appui d’ONG internationales. Il s’agit en fait de produire du papier en respectant la nature. La dernière fabrique qui s’est montée, Montes del Plata, est la plus moderne au monde. Concernant la mine, nous avons par exemple élaboré une loi dont un chapitre entier traite des conditions de fermeture. L’Uruguay est un petit pays mais tout est fertile avec des zones qui le sont plus que d’autres. La mine se situe dans une partie du pays où les terres sont pauvres et peu productives. La superficie de la mine est misérable en comparaison avec toutes les superficies dédiées à l’élevage. Le problème est que l’installation des mines ferait monter les salaires et capterait le personnel des élevages. Beaucoup de propriétaires de ces élevages ont organisé la lutte contre la mine pour défendre leurs propres intérêts, pas celui de la terre.