Tiré de CADTM infolettre
Carte blanche publiée dans le journal Le Soir le 18/02/2022
21 février par Renaud Vivien , Anaïs Carton , Leïla Oulhaj
L’augmentation record de l’endettement public à l’échelle mondiale s’explique par le caractère profondément inégal de l’architecture financière internationale, obligeant les États à s’endetter encore davantage pour faire face à la crise sanitaire et ses conséquences sur les plans économiques et sociaux. Cette hausse menace directement la capacité des États à faire face à de nouvelles perturbations économiques [1]. La Banque mondiale a d’ailleurs averti que ce contexte alimentera le creusement des inégalités mondiales.
Si trois principales mesures ont été prises sur le plan international afin de faire face à ce contexte, elles n’ont pas permis d’éviter l’approfondissement de la dette. Malgré le caractère inédit de la crise, les institutions financières internationales n’ont jamais promu des mesures d’annulation tout en conditionnant leur intervention à des politiques d’austérité dans 84 % des cas.
Le fardeau de la dette omniprésent
Sous l’impulsion de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI), l’Initiative de suspension du service de la dette (ISSD) du G20 et du Club de Paris [2], mise en place en avril 2020, a eu un impact extrêmement insuffisant et ne fait que reporter le fardeau de la dette. Concernant uniquement les créanciers bilatéraux, l’ISSD a « allégé » la dette de moins de la moitié des pays en développement (PED), pour un montant total d’environ 5 milliards de dollars, soit l’équivalent de 1,66 % des remboursements dus par tous les PED en 2020 [3]. En outre, elle a pris fin en décembre 2021 et les remboursements reprennent donc cette année. Ces paiements pèseront très lourdement sur les budgets des pays, en particulier ceux classés « à faible revenu » puisque le service de leur dette est de 45 % plus élevé qu’en 2020 [4].
Des créanciers toujours dominants
Le G20 a défini un Cadre commun pour les traitements de dettes [5] censé élargir l’ISSD aux créanciers privés, très largement majoritaires dans l’endettement des PED. Mais jusqu’à présent, seuls le Tchad, la Zambie et l’Éthiopie y ont eu recours, sans qu’aucun accord n’ait abouti à ce jour. Cette initiative ne règle aucun des problèmes fondamentaux du moratoire initial. Toujours limité à 73 pays, le Cadre commun prolonge la domination des créanciers et impose à tout pays demandeur un accord préalable avec le FMI. Ainsi, de l’aveu même du FMI, « le cadre commun du G20 doit être repensé afin d’obtenir des résultats plus rapides sur le plan de la restructuration de la dette, et les créanciers du G20 et du secteur privé doivent suspendre les remboursements pendant les négociations de restructuration » [6].
En août 2021, le FMI a augmenté ses réserves de 650 milliards de dollars, par le biais de l’émission de droits de tirage spéciaux (DTS) [7]. Les 190 pays membres du FMI peuvent tous y prétendre, mais en fonction de leur poids économique et politique qui se concrétise par la quote-part qu’ils détiennent au FMI et dont la majorité est détenue par les pays du Nord. En conséquence, les 135 PED se partageront 275 milliards de dollars US, soit à peine plus de 40 % de l’allocation, tandis que les 55 pays les plus riches bénéficieront de quelque 375 milliards. Il est donc clair qu’en l’absence d’un transfert de DTS des pays riches vers les pays du Sud, cela ne profite pas suffisamment aux populations de ces derniers.
UA-UE : un équilibre à rétablir
En cette période de reprise mondiale fragile et inégale, António Guterres, secrétaire général de l’Organisation des Nations unies (ONU) [8] appelle à des mesures politiques et financières mieux ciblées et coordonnées aux niveaux national et international. Dans leur déclaration conjointe, les sociétés civiles européennes et africaines ont souligné que l’UE et l’UA « doivent s’efforcer de dépasser et abandonner le traditionnel cadre donateur-bénéficiaire, colonial et postcolonial Nord-Sud, sur lequel les relations ont jusqu’à présent été établies. Cela doit impliquer un examen approfondi des problèmes systémiques et structurels qui sous-tendent la relation actuellement déséquilibrée entre l’UA et l’UE – dans des domaines tels que la dette ». En d’autres termes, questionner le caractère illégitime de l’endettement des PED tout en se libérant des diktats des créanciers, contraires à l’exercice de la pleine souveraineté des États.
Il est en effet grand temps d’exiger des mesures d’annulations de dettes contraignantes pour tous les créanciers des pays appauvris du Sud, Banque mondiale, FMI et créanciers privés compris. Après des décennies d’ajustement structurel, un tel mécanisme de redistribution des richesses est indispensable, pour garantir des politiques de développement endogènes à plus long terme. A cette fin, le gouvernement belge devrait impulser une dynamique au sein de l’Union européenne mais aussi activer tous ses leviers au niveau national en annulant ses propres créances et en obligeant le secteur privé à prendre sa part dans l’allégement des dettes du Sud.
Source : Le Soir
Notes
[1] Comme celles liées aux chaînes d’approvisionnement, à la hausse de l’inflation, aux prix élevés en constante augmentation de l’énergie ou des produits alimentaires.
[2] Le « Cadre commun » pour le traitement de la dette permet aux pays éligibles à l’ISSD de demander une restructuration de leurs dettes, dans le but de remédier aux situations d’endettement insoutenable et aux déficits de financement persistants.
[3] Jubilee Debt Campaign, G20 initiative leads to less than a quarter of debt payments being suspended, Jubilee Debt Campaign, 12 octobre 2021.
[4] Jonathan Wheatley, « Poorest countries face $11 bn surge in debt repayments », Financial Times, 17 janvier 2022.
[5] Ce Cadre commun (ou Common Framework en anglais) permet aux pays éligibles à l’ISSD de demander une restructuration de leurs dettes, dans le but de remédier aux situations d’endettement insoutenable et aux déficits de financement persistants.
[6] Gita Gopinath, « Une reprise mondiale entravée », Fonds monétaire international, 25 janvier 2022.
[7] Un mécanisme de réserves émises par le FMI vers les banques centrales, pour couvrir les coûts de l’allégement de la dette.
[8] Dans le rapport World Economic Situation and Prospects 2022.
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