Édition du 17 décembre 2024

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Amérique du Sud

Bolivie

Oppositions politiques et défis pour Evo Morales

La pression de nouvelles formes d’action politique et sociale, le manque d’une stratégie nationale et les maladresses et la perte de contrôle du gouvernement, ainsi que les revendications, qui prolifèrent dans diverses régions et secteurs, se dégagent comme des éléments nouveaux dans un panorama où l’on commence à entrevoir des problèmes plus importants provoqués y compris par des secteurs proches du gouvernement.

Au cours de ces cinq dernières années, les transformations politiques et sociales réalisées par le gouvernement de Evo Morales Ayma, avec le soutien massif, majoritaire et actif des secteurs populaires de la Bolivie – qui, à partir de l’année 2000, se sont mobilisés pour leurs propres revendications – ont modifié radicalement le contexte politique. Elles ont créé une nouvelle configuration des forces politiques qui luttent pour contrôler les instances de décision à l’échelle nationale et régionale et les segments des appareils de l’Etat.

La nouvelle gestion du président et de son parti, le Mouvement vers le socialisme (MAS), amorcée en janvier dernier (2010-2015), a démarré avec le grand avantage d’une victoire électorale : 54% des suffrages. Ce qui lui a offert le contrôle majoritaire de l’Assemblée législative, et surtout de la défaite définitive des partis et des organisations conservateurs et néolibéraux. Cette situation a provoqué l’émergence de nouvelles forces et de nouvelles formes d’action politique, aussi bien dans le cadre du système officiel qu’a l’extérieur de celui-ci.

La pression de nouvelles formes d’action politique et sociale, le manque d’une stratégie nationale et les maladresses et la perte de contrôle du gouvernement, ainsi que les revendications, qui prolifèrent dans diverses régions et secteurs, se dégagent comme des éléments nouveaux dans un panorama où l’on commence à entrevoir des problèmes plus importants provoqués y compris par des secteurs proches du gouvernement.

Les nouvelles oppositions

L’opposition se manifeste en deux grands blocs. Un des blocs est composé des gouverneurs des départements de Santa Cruz, de Tarija et de Beni, des maires de six sur les neuf capitales départementales et des députés et sénateurs conservateurs, qui représentent les secteurs oligarchiques et traditionnels. Ce bloc prône une opposition radicale au gouvernement – qu’il qualifie de totalitaire – et à ses décisions. Il revendique la démocratie représentative traditionnelle et la « liberté » économique.

L’autre bloc est formé par quelques mouvements sociaux et indigènes, des organisations communautaires, des syndicats, des fédérations communales, des associations de diverses professions, d’ex-alliés comme le Movimiento Sin Miedo (MSM – Mouvement sans peur) et de dissidents du MAS, ainsi que par des groupes ayant des revendications particulières et qui considèrent que le gouvernement ne les représente plus.

C’est dans cette perspective qu’une nouvelle force politique d’opposition à Evo Morales a surgi, composée de personnes qui disent vouloir « sauver le processus de transformation et ses leaders d’origine ». A sa tête on trouve Filemon Escobar, ex-dirigeant des mineurs [1] et ex-sénateur du MAS, Roman Loayza (ex-sénateur, exécutif de la Confédération de paysans de Bolivie et ex-chef la fraction parlementaire du MAS), Lino Villca (ex-sénateur du mas) et Felipe Quispe Huanca (dirigeant de la Confédération de paysans de Bolivie et ex-député du Mouvement indien Pachacuti).

Escobar, qui était considéré comme le mentor d’ Evo Morales, a déclaré que la nouvelle élite qui entoure le président est formée de ministres kharas (blancs) dirigés par le vice-president Alvaro Garcia Linera, qui ont, selon lui, dénaturé le projet des mouvements sociaux.

Le processus inachevé

A partir de 2000, les forces populaires de Bolivie se sont mobilisées contre les politiques néolibérales et les partis traditionnels. En 2003 a eu lieu un soulèvement populaire majeur (la « guerre du gaz ») qui a renversé le système de partis politiques, a abouti à l’expulsion violente l’ex-président Gonzalo Sanchez de Lozada [2]. Cela a permis de propulser Evo Morales à la direction avec un programme de nationalisation des hydrocarbures, d’une Assemblée constituante et de la mobilisation contre la corruption.

La nationalisation du secteur des hydrocarbures, le 1er mai 2006, s’est transformée en une réorganisation des contrats passés avec les transnationales du pétrole. Ces dernières, sous la direction de la puissante firme brésilienne Petrobras, orientent la politique pétrolière du gouvernement depuis 2007. Les revenus de l’exportation du gaz ont permis au gouvernement de mettre en œuvre un système d’allocations et d’actions de soutien aux secteurs vulnérables de la société bolivienne, en différant les projets d’industrialisation et de consommation de masse d’énergie à bon marché.

L’Assemblée constituante a pour sa part permis d’avancer dans l’élaboration de la nouvelle constitution politique de l’Etat plurinational incorporant les autonomies départementales, régionales, indigènes et municipales. Celles-ci ont généré des attentes démesurées sur tout le territoire national et ont débordé le gouvernement lui-même. La reconnaissance de 36 nations indigènes fictives, d’origine paysanne – et cela sous l’impulsion d’ONG et de fondations européennes qui étaient des conseillers de la Constituante – a non seulement amplifié ces espoirs, mais a aussi entraîné le danger d’une désintégration nationale.

Anti-imperialisme et capital transnational

Cette tendance court-circuite les projets intégrationistes bolivariens [en référence au projet de Chavez] tendant vers l’unité de la grande patrie, puisqu’au lieu d’impulser le rapprochement et de renforcer les liens entre les peuples, elle tend, avec sa consigne d’administrer des « territoires libres », a renforcé les forces de désagrégation qui fragmentent le territoire.
Evo Morales a participé activement à l’Alternative bolivarienne des Amériques (ALBA) et à l’Union de nations sud-américaines (Unasur) avec des discours anti-impérialistes musclés, aux cotes de Hugo Chavez [Venezuela], de Rafael Correa [Equateur] et de Raul Castro [Cuba].

Les alliances régionales latino-américaines et sud-américaines et la défense de la feuille de coca, important secteur agricole de Bolivie, face à la politique interventionniste des États-Unis, ont radicalisé les positions du gouvernement. Ainsi, lors de la crise séparatiste [des quatre départements de la demi-lune, les plus riches : Santa-Cruz, Beni…] de 2008, cela a provoqué une grave crise diplomatique – qui dure encore – et l’expulsion de l’ambassadeur de Washington, Philip Goldberg [3].

Au cours de ce derniers mois, face à la marche d’indigènes de la Confédération indigène de l’orient bolivien (Cidob), les autorités nationales ont menacé l’agence états-unienne – USAID – d’expulsion à cause de son appui aux ONG qui soutiennent la marche.

Néanmoins les capitaux financiers, bancaires et agroindustriels et les transnationales pétrolières et minières se sont maintenus en Bolivie. Ils captent et emportent d’importants profits en exploitant les ressources naturelles, en les exportant en tant que matières premières, en monopolisant la terre et en contrôlant l’épargne et les ressources économiques du pays.

Les profils du gouvernement

Le contenu et la stratégie du gouvernement d’Evo Morales, la caractérisation du processus et les priorités comme les objectifs économiques, sociaux et politiques, soulèvent une série de questions et donnent lieu a quelques controverses, malgré le silence qu’observe le chef de l’Etat en la matière.
Ces tendances – aussi bien au sein du gouvernement qu’en dehors de lui – ont suscité un débat idéologique autour des caractéristiques du processus. Il y a ceux qui considèrent qu’il est en continuité avec le projet économique et politique libéral et ceux qui déclarent qu’il s’agit d’un processus à caractère communautaire. Certains proposent un idéal socialiste du XXIe siècle [référence à une thématique de Chavez] et d’autres posent que le capitalisme d’état constitue une phase préalable à la consolidation de l’unité nationale [allusion à l’orientation de Alvaro Garcia Linera, le vice-président].

Par ailleurs, le nationalisme, le populisme, le latinoamericanisme et l’indigénisme sont quelques-uns des qualificatifs utilisés pour définir le régime d’Evo Morales, qui combine sa direction forte avec le soutien de certains secteurs sociaux comme celui des planteurs de coca, des fermiers, des petits paysans, des femmes et des assemblees de quartier [dans diverses villes], même si les décisions les plus importantes sont prises dans son cabinet et avec l’équipe plus restreinte de ses collaborateurs.

Un autre débat s’est ouvert entre, d’une part, ceux qu’on appelle les industrialistes, qui considèrent indispensable de progresser dans la transformation productive du pays en s’appuyant sur l’industrialisation des ressources naturelles – en particulier pétrolières, minières et forestières – et l’intégration par le biais d’un réseau routier de toutes les régions, et, d’autre part, les conservationnistes, qui prônent le maintien d’une politique de défense des réserves écologiques sous l’administration des autonomies indigènes. Ce désaccord a provoqué un affrontement avec des ONG et groupes internationaux qui remettent en question le gouvernement, comme cela s’est passe a Cochabamba à l’occasion du sommet mondial des peuples en défense de la mère terre [voir à ce propos les articles publiés sur ce site en avril, mai et juin 2010]

Les défis qui s’affirment

Dans ce contexte, le gouvernement affronte des défis majeurs, dans une conjoncture où son soutien populaire s’est réduit et où les concessions faites au capital étranger, le retard des projets de cohésion nationale et l’absence d’un projet historique d’ensemble révèlent des faiblesses.
Malgré le fait qu’elles ont une base sociale de soutien dans les secteurs indigènes et paysans, les politiques de développement agricole et d’autosuffisance comme de souveraineté alimentaire font défaut à cause du frein mis à une réforme agraire qui affecterait les grands propriétaires terriens et qui redistribuerait effectivement les terres. Par ailleurs, les projets d’industrialisation des importantes réserves de gaz, de lithium, de fer et d’autres minéraux ont pris du retard, alors que des transnationales dans ces secteurs continuent à opérer et négocient d’autres contrats, dans le cadre du traditionnel modèle économique d’exportation de matières premières.

Les changements ainsi que les réformes des structures sociales, juridiques et culturelles sont évidents et très importants. Cependant les changements et les réformes en relation avec la spécificité de l’économie et l’insertion internationale dépendante de l’économie bolivienne sont absents et deviennent peu à peu le talon d’Achille du gouvernement d’Evo Morales. (Traduction A l’Encontre)
* Eduardo Paz Rada est sociologue. Il enseigne à l’Université Mayor de San Andrés, à La Paz (Bolivie). Il a publié cette analyse pour ALAI (Americà Latina en Movimiento).

1. Filemon Escobar (ne en 1936), l’ex-sénateur du Mas de Cochabamba, a été longtemps un des dirigeants de la Fédération syndicale de mineurs de Bolivie (FSMTB). Il créa au début des années 1980 « son » parti : Vanguardia Obrera. Il s’est longtemps réclamé (40 ans) du trotkysme et a milité dans les rangs du POR dirigé par Guillermo Lora (décédé en mai 2009). Escobar fut attaqué par Lora, en 1975, pour « déviation nationaliste ». En 2008, Filemon Escobar a écrit un ouvrage faisant le bilan politique de sa carrière et de son évolution, au titre évocateur : De la revolucion al pachakuti. El aprendizaje del respeto reciproco entre blancos et indianos. (red.) Pachkuti fait référence au courant indigéniste de gauche. Dans cet ouvrage, F. Escobar explique la nécessité de rompre avec le schématisme consistant « à copier les expériences politiques d’origine extérieure » et de comprendre en quoi, citant un auteur du XIXe siècle, « les Blancs doivent s’éduquer pour comprendre les Indiens ». (Réd.)

2. Gonzalo Sanchez de Lozada, incriminé pour la répression très dure qu’il ordonna en 2003, se trouve en exil doré aux Etats-Unis. Il parle d’ailleurs mieux l’anglais que l’espagnol. Le gouvernement de Morales affirme que les Etats-Unis refusent d’expulser Lozada. Ce à quoi l’administration Obama repond : si une demande d’extradition est faite, elle examinera la requête. C’est ce que rapporte Pablo Stefanoni, le 3 juin 2010. Pablo Stefanoni est directeur du monde diplomatique en Bolivie et est correspondant du quotidien argentin Clarin pour la Bolivie. (Réd.)

3. Philipp Goldberg a été accusé, en 2008, de conspirer contre le gouvernement d’Evo Morales, ce qui historiquement est assez traditionnel pour les ambassadeurs des Etats-Unis basé à La Paz et font face à des gouvernements qui ne sont pas à leur botte. P. Goldberg a dû quitter son poste à La Paz. Un des sujets présents de conflit avec le gouvernement des Etats-Unis est, entre autres, le refus de renouvellement de l’ATPDEA (Andean Trade Promotion and Drug Eradication Act), un accord qui permet aux pays Andins d’exporter certains produits aux Etats-Unis, avec des droits de douane réduits quasiment à zéro en compensation de l’éradication de la coca. Ce fut un sujet des négociations lors de la récente visite à La Paz – début juin 2010 – d’Arturo Valenzuela, sous-secrétaire d’Etat pour les affaires de l’hémisphère de l’administration Obama. Il ne fut pas reçu par Evo Morales.

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