Édition du 29 octobre 2024

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Éducation

Les carrés rouges doivent inspirer un renouveau syndical

Le mouvement étudiant au Québec s’est développé, de­puis 1969 en particulier, à travers diverses formes d’action collective, dont l’exercice du droit de grève — en dehors de toute reconnaissance étatique de ce moyen d’action. S’est construit ainsi, par l’autodétermination sociale, un véritable droit étudiant autonome en tant qu’ordre juridique extra-étatique. Celui-ci a forcé la reconnaissance d’un droit à la négociation collective par l’exercice de diverses mesures de contrainte socio-économique (manifestations, piquetage et boycottage, grève mas­sive). On peut tracer ici un parallèle entre le mouvement étu­diant au Québec et la période « volontariste » des débuts du mouvement syndical au Canada, avant la réception du Wagner Act (1935) des États-Unis.

Communication présentée le 27 octobre 2012 dans le cadre du Colloque international du CRIMT (Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail) sur « L’avenir syndical : Innovations, transformations, stratégies », HEC Montréal.

Paradoxalement, le mouvement étudiant de 2012 a fait preuve d’un dynamisme, d’un impact et d’une pertinence sociale qui frappent l’imagination, alors que le mouvement syndical, lequel dispose pourtant de moyens d’action autrement plus importants et bénéficie d’assises juridiques étatiques sans commune mesure, semble condamné à une relative impuissance depuis de nombreuses années. Comment expliquer ce paradoxe ? Le mouvement syndical, s’il s’inspire de l’exemple étudiant, peut-il et par quels moyens et à quelles conditions, retrouver le souffle puissant qu’il connut, par certains aspects, lors de sa période volontariste ?

Je formule à cet égard deux propositions :

1. On trouve dans l’essor du mouvement étudiant des analogies frappantes avec toute la période volontariste qui caractérisa historiquement le mouvement ouvrier avant l’adoption du modèle Wagner.

2. La force du mouvement étudiant, en particulier lors du grand mouvement social du printemps 2012, vient du fait qu’il se situe d’emblée sur le terrain politique, avec l’État comme interlocuteur direct. Sans délaisser pour autant les acquis du modèle Wagner, le mouvement syndical devrait renouer avec le volontarisme de ses origines, s’il veut décupler la force de son action au bénéfice des travailleurs, et de la démocratisation d’ensemble de la société.

La situation syndicale antérieure au modèle Wagner

En 1944, le modèle Wagner (Na­tional Labor Re­la­tions Act, 1935) a été transposé par­tout au Canada, encore qu’avec de multiples variantes. Même si certains éléments du modèle Wagner ont été retenus dans le cadre de la Loi sur l’accréditation et le financement des associations d’élèves ou d’étudiants (ainsi le mécanisme d’accréditation, le monopole de représentation et une variante atténuée de la « Formule Rand »), plusieurs aspects essentiels de ce modèle n’y figurent pas. En particulier, il n’y a pas de reconnaissance d’un droit à la négociation collective de bonne foi, ni entente collective soumise en cas de litige à l’arbitrage d’un tiers neutre et im­partial, ni enfin — élément essentiel — de mécanisme de règlement des différends (tel le recours à la grève) en cas d’impasse. Or, ces éléments représentent des composantes centrales des « principes fondamentaux du droit du travail moderne » au Canada et au Québec, tel que l’a reconnu la Cour suprême du Canada dans la dé­ci­sion Pepsi-Cola de 2002.

En ce sens, les associations étudiantes se trouvent placées, grosso modo, dans la situation des syndicats au Canada avant la réception du Wagner Act. Ceux-ci pouvaient alors être reconnus comme entités juridiques, mais ne bénéficiaient pas d’un droit à la négociation collective. Il leur fallait alors recourir à la contrainte économique (grève, piquetage, boycottage) pour obtenir la reconnaissance syndicale de l’employeur, en négociant des clauses de sécurité syndicales, notamment l’atelier fermé (closed-shop). Et le respect des ententes collectives de travail, simples gentlemen’s agreements du point de vue du droit étatique, exigeait souvent la menace d’un recours à la grève en cas de violation par l’employeur.

La vie syndicale de l’époque se déroulait donc largement hors des frontières du droit étatique, tout en se plaçant d’emblée — quoique localement — sur le terrain politique, puisque c’est à coups d’injonctions et d’arrestations que se manifestait le pouvoir répressif de l’État, relayé par les tribunaux et les forces policières.

Le movement étudiant de 2012 a aussi fait face au « gouvernement par injonctions » dont fut victime le mouvement ouvrier naissant. Et il fut aussi amené à placer ses revendications d’emblée sur le terrain politique, centralement cette fois, car bloquer la hausse des droits de scolarité impliquait une négociation directe avec le gouvernement.

Moment décisif

Or, au moment décisif, le mouvement syndical, pourtant largement sympathique au mouvement étudiant, se révéla incapable d’apporter un appui déterminant. Ce moment décisif, comme l’observe Gabriel Nadeau-Dubois, survint le 22 mai 2012, lors de la grande manifestation organisée pour protester contre la loi 12 et à laquelle participèrent plus de cent mille personnes. Alors que le mouvement étudiant — la CLASSE en tout premier lieu — appelait à défier la loi 12, les dirigeants des grandes centrales se montrèrent exagérément prudents. Ils n’acceptèrent en effet de participer à la grande manifestation du 22 mai qu’à la condition de pouvoir fournir à l’avance aux policiers l’itinéraire de la marche, de manière à demeurer dans la plus stricte légalité. La solidarité mais sans risques, en quelque sorte. Or, la quasi-totalité des manifestants, y compris la grande majorité des syndiqués présents, suivirent le cortège « illégal » de la CLASSE, alors que les grandes centrales syndicales se trouvèrent pratiquement isolées.

Sur le plan symbolique, le fossé devint évident entre le dynamisme du mouvement social lancé par les étudiants alors à son summum (avec le « mouvement des casseroles » et les multiples manifestations populaires de quartier), et l’attentisme et la timidité des centrales syndicales. En dépit du soutien financier et organisationnel fourni par ailleurs aux étudiants, à notre avis, les syndicats ont alors raté l’occasion de rejoindre le mouvement social, de le renforcer considérablement et de tenter d’influencer le cours des choses, dans le sens d’une plus grande démocratisation de la société.

La grande leçon que le mouvement syndical doit retenir du « printemps érable » concerne la capacité des associations étu­diantes à investir le terrain politique en interpellant directement l’État et en l’invitant, sous la pression de la contrainte économique, à négocier, au bénéfice — ce qui explique la résonance du mouvement dans les secteurs populaires — de l’ensemble de la société.

Le mouvement syndical québécois doit se donner lui aussi les moyens d’une telle négociation centrale avec l’État (fédéral ou provincial, suivant le cas), sur certaines questions clés (la défense de l’assurance-emploi, par exemple) qui concernent de larges secteurs de la population, syndiquée et non syndiquée. L’appel à négocier doit s’appuyer sur une vaste action concertée, telles des assemblées locales et régionales, des manifestations imaginatives, en cas d’impasse le recours éventuel à la grève sociale (ou politique).

Il y a ici une liberté fondamentale à conquérir pour les syndicats et pour les classes ouvrières et populaires, celui du droit à la négociation directe avec l’État, en tant que droit dérivé de la liberté d’association, sur des sujets d’importance sociétale. Cela n’est possible qu’à la condition d’une mise en mouvement de l’autodétermination sociale (avec toutes les exigences de participation démocratique que cela suppose), sur la base de la légitimité (extra-étatique) qui caractérise tout mouvement social de grande ampleur.

L’auteur est professeur titulaire de droit du travail, École de relations industrielles, Université de Montréal.

Michel Coutu

Professeur titulaire de droit du travail, École de relations industrielles, Université de Montréal.

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