Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Écosocialisme

La taxe-dividende sur le CO2 : le débat sur la « proposition Hansen » dans la gauche (II)

Quoi qu’il en soit (voir ici la première partie de cette contribution), la proposition du CLC (Climate Leadership Council) devrait inciter la gauche à (ré)examiner la question de fond : quelle attitude prendre face à la proposition d’une taxe carbone qui augmente au fil du temps et dont le produit est également distribué sous forme de dividende à tous les citoyens ?

Tiré du site de À l’encontre.
Lire la première partie.

On a dit que James Baker et ses collègues n’ont pas la primeur de l’idée : elle a été formulée pour la première fois par le célèbre climatologue américain James Hansen. Ancien directeur du Goddard Institute de la NASA, Professeur à l’Université de Columbia, militant climatique depuis sa retraite, Hansen est connu pour avoir tiré la sonnette d’alarme du réchauffement très tôt, lors d’une déposition devant une commission du Congrès des Etats-Unis, en 1988. C’est un scientifique éminent, un humaniste et un homme de convictions. Il a été arrêté plusieurs fois pour participation à des actions contre les centrales au charbon et contre le pipeline Keystone XL. Sa personnalité explique en partie le succès de sa proposition dans certains milieux de gauche et écologistes.

C’est en 2009, lors d’une deuxième déposition devant le congrès, que le climatologue a lancé son idée de taxe-dividende (« fee and dividend ») sur le carbone. Le point de départ du raisonnement mérite la sympathie de la gauche : Hansen, à juste titre, comprend qu’une politique climatique n’a de chance de succès que si elle est supportée par une majorité sociale, donc si elle répond dans une certaine mesure au ras-le-bol face à l’austérité. Sa proposition est censée répondre à ce souci. Il s’en explique dans son livre, Storms of My Grandchildren. The Truth About the Coming Climate Catastrophe and Our Laste Chance to Save Humanity (Bloomsbury, 2009) : « Les gens à bas revenu pourront gagner en limitant leurs émissions. Les gens qui ont de nombreuses maisons, ou qui volent beaucoup en avion autour du monde, paieront plus en prix majorés qu’ils ne gagneront à travers le dividende…. Si les fonds sont distribués à 100% au public, le public acceptera que la taxe atteigne des niveaux élevés, ce qui n’est pas le cas avec le prix relativement inefficace du carbone qui caractérise le ‘cap-and-trade’ ou une simple taxe carbone. » (20)

J. Hansen est conscient de la nécessité de changer de système énergétique, mais il note que cette transition s’étalera sur plusieurs décennies. Vu l’urgence, la taxe-dividende serait entre-temps le seul moyen de réaliser effectivement les réductions d’émissions indispensables à court terme pour éviter un basculement incontrôlable du système climatique. La taxe-dividende est à ses yeux le levier central d’une politique populaire qui comporterait en outre des économies d’énergie, l’arrêt de l’exploitation des combustibles fossiles non-conventionnels, l’arrêt des centrales au charbon non équipées de dispositifs de capture-séquestration du CO2, une gestion des sols visant à accroître le stockage du carbone et… le développement du nucléaire dit de « quatrième génération ».

J.B. Foster : de « L’Ecologie de Marx » à la taxe carbone…

Cette approche a convaincu une partie de la gauche. En 2013, John Bellamy Foster, bien connu pour son livre sur l’écologie de Marx (Marx’s Ecology) (21), écrivait dans la Monthly Review un long article de soutien à la proposition de James Hansen (22). Foster exprime certes des réserves : « Fondamentalement, malgré tous ses points forts, la stratégie de Hansen pour sortir de la crise climatique ne va pas assez loin ». « En dépit de ses traits progressistes, dit-il, il s’agit essentiellement d’une stratégie top-down de l’élite pour mettre en œuvre une taxe carbone avec l’espoir qu’elle favorisera l’introduction par les entreprises des changements technologiques nécessaires ». Elle ne répond pas à « la question du capitalisme et à l’impératif d’accumulation qui pilote ce système ». Foster maintient donc qu’une « réelle solution demande un changement radical des priorités sociales », « une transformation sociale beaucoup plus large qui ne peut être provoquée que par les moyens de la mobilisation de masse démocratique », « une transformation révolutionnaire ».

Mais, en attendant, Foster loue avec force la taxe-dividende parce que c’est « la seule approche faisable » et qu’elle a un caractère de classe : « L’importance de l’approche que Hansen a du changement climatique (…) dérive largement de son analyse de classe, de sa sensibilité populiste (« populist frame »), de son internationalisme, de son redoutable réalisme. C’est ainsi qu’il a été amené à promouvoir la taxe-dividende comme la seule approche faisable pour réduire rapidement les émissions de carbone. Sans un prix du carbone beaucoup plus élevé, reflétant les coûts réels du dioxyde de carbone (y compris ses coûts environnementaux), il n’y a pas d’espoir d’éviter le désastre, vu la nature du système socio-économique dominant », écrit Foster.

Ceci ne laisse pas d’étonner. D’un côté, Foster défend une perspective révolutionnaire, cohérente avec son analyse marxiste du réchauffement comme conséquence de l’accumulation capitaliste. Sur cette base, il rejette logiquement toute stratégie « par étapes » : « Aucune solution graduelle n’est possible, le temps est trop court », écrit-il en conclusion de l’article. D’un autre côté, il considère la taxe-dividende de James Hansen comme une étape indispensable : « le premier pas crucial qui doit être fait pour éviter un changement climatique irréversible, (…) une tentative calculée de faire passer le plan maximum que le régime du capital pourrait raisonnablement accepter ». La contradiction est évidente.

Car la proposition de Hansen n’est au fond rien d’autre qu’une variante populiste de la doctrine néolibérale selon laquelle la destruction de l’environnement due à l’économie de marché peut être combattue (i) sans mettre en question l’accumulation, (ii) sans fixer d’objectifs contraignants en termes de réduction des pollutions, (iii) sans pratiques collectives innovantes génératrices de valeurs culturelles nouvelles, (iv) simplement en donnant aux facteurs de destruction un prix de marché qui amènera les entreprises à réorienter leurs investissements, et les consommateurs individuels à changer leurs habitudes.

Dynamique anticapitaliste ? « Caractère de classe » ? Soyons sérieux !

Pour sortir de la contradiction, Foster soutient que la proposition de Hansen est « objectivement révolutionnaire », qu’elle déclenchera la dynamique anticapitaliste indispensable « à toute stratégie à long terme de stabilisation climatique ou environnementale » : « Ce qui est objectivement révolutionnaire dans la proposition de Hansen est son enracinement dans un sens partagé de l’urgence et de la crise qui peut être facilement communiqué au centre du système dans les économies à capital financier monopolistique. Le grand potentiel (de la proposition, DT) est que son résultat se répercuterait dans tous les aspects de la société et de l’économie. Au niveau de la vie quotidienne, cela montrerait plus clairement que jamais la nature de classe des empreintes carbone et de la destruction croissante de la planète ».

Foster invoque l’autorité du Manifeste du Parti Communiste de Marx et Engels : grâce à la taxe-dividende, il deviendrait évident que les changements radicaux nécessaires dans l’ensemble de la production, de la distribution et de la consommation ne pourraient être réalisés « que par une violation despotique du droit de propriété et du régime bourgeois de production, c’est-à-dire par des mesures qui, économiquement, paraissent insuffisantes et insoutenables, mais qui, au cours du mouvement, se dépassent elles-mêmes et sont indispensables comme moyen de bouleverser le mode de production tout entier ».

Ce pari sur la dynamique anticapitaliste de la proposition de Hansen repose sur l’idée que le fait de donner, mettons, 2.000 dollars/an à tous les ménages des Etats-Unis aurait un « caractère de classe ». La facilité avec laquelle l’idée du « fee and dividend » est reprise par huit sommités du parti républicain incite à en douter…

Plus sérieusement, il ne faut pas se payer de mots. Qu’est-ce qu’une revendication de classe ? Une revendication qui stimule la compréhension (pratique) par les exploité·e·s que la société est divisée en classes sociales antagoniques, déterminées par leur place dans les rapports de production et de propriété. Dans le mode capitaliste de production, qui produit et reproduit constamment l’inégalité sociale, le fait de distribuer une somme d’argent identique à tous les citoyens et citoyennes ne révèle pas l’existence des classes. Il la dissimule au contraire. La taxe-dividende n’est d’ailleurs pas un truc à la Robin des Bois : tout le monde paiera la taxe, parce que les entreprises la répercuteront, en partie au moins, sur les consommateurs finaux.

Il est vrai que le dividende capitatif aurait un certain effet de redistribution, mais cela ne suffit pas à lui donner « un caractère de classe ». Sur le plan des idées, ce n’est d’ailleurs pas du côté du marxisme qu’il faut chercher les origines de cette proposition, mais plutôt du côté de la soi-disant « théorie de la justice » de John Rawls, qui inspire les partisans de l’allocation universelle. Le rapprochement n’est pas fortuit : de fait, le « fee-and-dividend », c’est une allocation universelle verte, financée par une taxe sur le carbone. (23)

Non, ce n’est pas la seule proposition applicable

Pour John B. Foster et ceux qui l’ont suivi (notamment Ian Angus, fondateur de l’excellent site Climate and Capitalism (24) et Alan Thornett, membre dirigeant de Socialist Resistance), l’urgence extrême de la lutte contre le réchauffement justifie le soutien à J. Hansen parce que la taxe-dividende est la seule proposition efficace et applicable dans le contexte actuel – « le maximum que le régime du capital pourrait raisonnablement accepter », selon Foster.

Alan Thornett approfondit cette idée : « On peut énumérer ce qui devrait être fait. Nous avons besoin d’un passage complet aux énergies renouvelables, d’en finir avec le productivisme, d’un énorme programme de conservation de l’énergie, d’une politique de transport intégrée et d’une grande réduction dans l’usage de la voiture, d’une localisation de la production alimentaire (et autre) quand c’est possible, d’une réforme agraire, de conservation de l’eau, de souveraineté alimentaire, d’une forte réduction de la consommation de viande, de protéger les habitats et les espèces vulnérables— on peut allonger la liste. Le problème, cependant, est de savoir comment ces mesures peuvent être acceptées et mises en œuvre dans les délais, et comment susciter le soutien populaire à leur introduction. (…) Pour le dire crûment, le problème avec tout ça est que nous ne semblons pas être au bord de la révolution mondiale et que quand celle-ci surviendra en fin de compte il pourrait être trop tard pour faire grand-chose ». (25)

La menace climatique est effectivement gravissime, mais il est n’est pas vrai que la taxe-dividende soit « la seule solution applicable dans le contexte actuel » (on y reviendra au point suivant), ni que toutes les autres propositions nécessiteraient au préalable la victoire de « la révolution mondiale ». Un plan public d’isolation-rénovation des bâtiments – en commençant par les bâtiments publics et parapublics – peut être mis en œuvre sans détruire le système capitaliste ; des villes ont décidé d’instaurer la gratuité des transports publics ; des associations de citoyens organisent des modèles de consommation basés sur la production d’une agriculture écologique de proximité ; les syndicats paysans membres de Via Campesina oeuvrent concrètement à la souveraineté alimentaire et à un mode de production stockant le carbone ; des peuples indigènes défendent la forêt et d’autres ressources naturelles sur leurs territoires ; des secteurs du mouvement syndical revendiquent une « démocratie énergétique » par la socialisation du secteur énergétique et une reconversion professionnelle des travailleurs et des travailleuses des entreprises polluantes ; des centaines de milliers de jeunes et de moins jeunes se mobilisent contre les infrastructures fossiles ; etc.

La différence entre ces revendications et le « fee and dividend » n’est pas que celui-ci est applicable immédiatement tandis que celles-là ne le seraient pas. La différence est que les premières passent par une stratégie sociale de convergence des luttes (des pratiques conflictuelles) des exploité·e·s et des opprimé·e·s pour une alternative écosocialiste, tandis que le second passe par la recherche d’un consensus politique « bipartisan autour d’une loi soi-disant « win-win-win » (bonne à la fois pour le social, pour l’économie et pour l’environnement, dans la ligne néolibérale dudit « développement durable »).

Cette polarisation ressort clairement d’une expérience récente dans l’Etat de Washington (Seattle). Le mouvement climat dans cet Etat était en train de construire une alliance avec les syndicats, les communautés de couleur, les organisations de femmes, les peuples indigènes et autres groupes opprimés. Un courant a estimé que l’urgence climatique nécessitait un accord politique entre Démocrates et Républicains, réalisable seulement autour d’une taxe carbone (26). Ce courant a donc élaboré une proposition qui a été soumise à un référendum d’initiative populaire (ballot). La proposition diffère un peu de celle de Hansen (27), mais ce n’est pas essentiel pour notre discussion. Le point clé est que les deux stratégies impliquent des relations très différentes avec les mouvements sociaux.

David Roberts résume l’affaire en ces termes : « La gauche est sous pression de son aile ‘justice sociale’ pour faire du climat une partie d’un mouvement progressiste plus large. En même temps, elle reste sous pression de centristes pour faire du climat un enjeu politique bipartisan, et cette pression ne fera que croître au fur et à mesure que grandira le nombre de parlementaires Républicains désireux de négocier sur le climat. » Or, il va de soi que la distribution, même intégrale, du produit de la taxe ne garantirait nullement la justice sociale d’une politique climatique.

Cette justice, en effet, requiert bien plus qu’une augmentation de revenus individuels (que les consommateurs, soit dit en passant, sont libres d’utiliser et acheter un SUV…) : les syndicats demandent la reconversion des travailleurs des entreprises sales, les communautés de couleur et les groupes à bas revenus demandent des logements bon marché à proximité des transports publics, les peuples indigènes demandent la protection de leurs territoires, etc.

La transition exige avant tout des projets et des investissements collectifs. « S’ils ne sont pas financés par la taxe carbone, comment le seront-ils ? » demande D. Roberts. La question est d’autant plus pertinente que toutes les propositions en débat sont basées sur le dogme de « neutralité fiscale » de la taxe carbone…

Mais ce n’est pas qu’un problème de financement : l’enjeu est aussi d’adopter une stratégie qui articule des réponses en termes de programme, d’une part, et des pratiques collectives, génératrices de valeurs culturelles nouvelles, d’autre part. C’est un point essentiel : comment en effet imaginer une sortie de crise climatique dans la justice sociale sans pratiques d’auto-organisation, de contrôle et d’autogestion liant le social et l’environnemental ? C’est à travers de telles pratiques que les couches exploitées, opprimées et aliénées peuvent développer une idéologie alternative à l’idéologie bourgeoise consumériste et productiviste, et la taxe-dividende ne les favorise en rien.

Non, ce n’est pas la seule proposition efficace 

L’autre argument des partisans de gauche du « fee and dividend », on l’a vu, est que ce dispositif serait le seul moyen efficace de réduire rapidement les émissions de gaz à effet de serre « dans le contexte actuel ». L’argument est basé sur l’idée que le dividende capitatif garantira le soutien populaire à une politique donnant assez vite un prix élevé au carbone (de l’ordre de 150-200 $/tonne de CO2).

Admettons par hypothèse que les firmes acceptent ces niveaux. Il resterait alors à prouver que cette taxe élevée ferait baisser drastiquement les émissions de gaz à effet de serre. Hansen dit qu’une taxe de 10$/t, augmentant de 10$ chaque année, réduirait les émissions de 30% en dix ans (la taxe serait alors de 100$/t) (28). On peut formuler trois remarques :

1° Ce résultat n’est pas qualitativement différent de l’objectif du plan climat élaboré sous Obama en vue de la COP21 (26 à 28% de réduction entre 2015 et 2025 par des méthodes de régulation) ;

2° Comme le plan d’Obama, il est à peine plus ambitieux que celui que les USA auraient dû réaliser treize années plus tôt, en 2012, s’ils avaient ratifié le Protocole de Kyoto (29) ;

3° Hansen donne un exemple qui contredit ses propres estimations : « Prenez le moment où la taxe atteindra le niveau de 115 $/tonne de CO2, dit-il. Cette taxe augmentera le prix de l’essence d’1$ par gallon, le coût moyen de l’électricité de 8 cents par kilowatt-heure, (et) rapportera 670 milliards de dollars. Il en résultera un dividende de près de 3000$ par an, soit 250$ par mois pour tout adulte résident. Une famille avec deux enfants ou plus recevrait environ 8.000 à 9.000 $ par an.” (30) Problème : quelque temps après que le climatologue ait formulé sa proposition pour la première fois, le prix de l’essence aux USA augmentait de 1,20 dollar/gallon – en deux ans, pas en dix. L’effet sur la consommation – donc sur les émissions – est resté très limité : moins de 3% de réduction. (31)

D’une manière générale, la théorie identifie deux mécanismes possibles de réduction des émissions : la régulation (contingentement, attribution de quotas) et la taxation. Hansen prend clairement le parti de la seconde contre la première, dont il stigmatise l’inefficacité. Il souligne aussi la simplicité législative de l’instauration d’une taxe, et la lourdeur des mécanismes de régulation. Mais il convient de bien réfléchir avant d’appuyer le climatologue sur ces points. En effet, la différence entre la régulation par les objectifs environnementaux (les quotas) et l’incitation par les prix (la taxe) est que la première postule une garantie de résultat que la seconde n’offre pas (le résultat environnemental dépendra des réactions du marché).

En d’autres termes : la régulation donne la priorité au respect des contraintes environnementales (volume d’émissions de gaz à effet de serre, ou concentration atmosphérique de ces gaz, par exemple) – donc aussi aux effets sociaux correspondants – tandis que la taxation donne la priorité au respect des contraintes économiques des entreprises en matière de prévisibilité des coûts et des profits, donc de leur planification des investissements. En théorie, il semble évident que la gauche et les écologistes devraient privilégier la première par rapport à la seconde.

En pratique, la régulation se fait aujourd’hui via des systèmes de « cap-and- trade ». Comme le nom l’indique, ces systèmes combinent deux opérations : plafonnement des émissions (« cap ») et commercialisation des droits d’émission (« trade »). Or, celle-ci est en fait une échappatoire à celui-là. C’est pourquoi les milieux patronaux font pression pour que le « cap-and-trade » soit de plus en plus assoupli par des mécanismes de marché multiples et complexes incluant y compris la compensation des émissions (investissements de « développement propre » dans les pays du Sud, séquestration du CO2 par les forêts). Le « cap- and-trade » devient alors, pour ainsi dire, de plus en plus « trade » et de moins en moins « cap », donc de moins en moins efficace. Accessoirement, la lourdeur réglementaire dénoncée par Hansen est avant tout le produit de cette évolution.

L’exemple du marché européen des droits d’émission (ETS) est éclairant. Son inefficacité relative n’est pas imputable au plafonnement des émissions mais aux faits (i) que le plafonnement est contourné par l’allocation gratuite de droits d’émission surnuméraires, (ii) que ces droits sont échangeables, et (iii) qu’ils sont considérés comme équivalents aux crédits d’émission générés par le « mécanisme de développement propre » (MDP). En bref, l’inefficacité est due à l’emprise politique des multinationales et à la marchandisation du carbone.

En tirer un argument en faveur d’un mécanisme purement marchand – la taxe – constituerait pour la gauche une erreur stratégique majeure. D’ailleurs, même avec redistribution des rentrées, la taxation n’a pas prouvé une efficacité supérieure : en Colombie britannique (Vancouver), le Parti libéral a introduit en 2008 une taxe neutre sur les émissions des entreprises et des ménages. De 10 dollars canadiens par tonne de CO2, elle a été portée à 30 dollars en 2012, puis gelée à ce niveau. Les rentrées sont redistribuées aux familles modestes et (à plus de 50%) aux entreprises, sous forme d’abattements fiscaux. Le résultat ? La réduction d’émissions sur la période est estimée entre 5 et 15% (32)… Il n’y a pas de différence significative avec celui qui a été atteint en Californie par le « cap-and-trade » (33).

Les adeptes du « fee and dividend » rétorqueront que le système mis en œuvre en Colombie britannique est fort différent de celui qui est proposé par Hansen. C’est exact : le montant de la taxe est faible, et ses rentrées ne sont pas redistribuées intégralement à la population. Mais, si on raisonne dans le cadre du « maximum de ce que le régime du capital pourrait raisonnablement accepter » (Foster), l’hypothèse d’une taxe substantiellement plus élevée partagée sur une base capitative ne peut pas être discutée sans prendre en compte les implications sur la compétitivité. Ceci nous amène au dernier point de notre développement : la dimension internationale de l’affaire.

Ce n’est pas une proposition internationaliste

Cette dimension, la gauche se doit de l’aborder par le biais des implications du « fee and dividend » sur l’importante question des responsabilités différenciées entre Nord et Sud, autrement dit l’enjeu de la justice climatique globale.

Pour rappel, la Convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) stipule que la lutte contre le réchauffement doit être menée en tenant compte du fait que les différents pays portent des responsabilités différentes et disposent de capacités différentes de faire face aux conséquences du réchauffement. Concrètement, les efforts doivent être répartis en fonction du fait que les pays dits « développés » portent la plus grande partie de la responsabilité historique pour l’accumulation de CO2 dans l’atmosphère, tandis que les pays les plus pauvres n’en portent quasiment aucune.

Ce principe de justice Nord-Sud est depuis des années dans le collimateur des pays impérialistes. L’échec de la COP de Copenhague en 2009 était dû notamment au fait qu’ils refusaient de le respecter. La COP de Cancun, l’année suivante, a mis la question au frigo. Plutôt que de se disputer sur le partage des responsabilités et des efforts, les gouvernements ont en effet décidé de tenter de parvenir à un accord global en demandant de manière pragmatique à chaque pays de communiquer aux autres la « contribution nationalement déterminée » (NDC) qu’il pourrait assumer. L’accord de Paris est le produit de cette méthode « bottom-up », d’où découle le fossé entre l’objectif officiel (1,5-2°C de réchauffement maximum) et la réalité des NDC (2,7-3,7°C). Mais ce fossé, maintenant, doit être comblé. Dans les négociations à venir, les gouvernements chercheront donc à « hausser le niveau des ambitions » des NDC. Du coup, il est probable que l’épineuse question de la juste répartition des efforts entre « Nord » et « Sud » resurgira comme un diable de sa boîte.

Hansen est conscient de la responsabilité historique majeure des pays capitalistes développés et du droit au développement des pays du Sud. Le problème est que sa proposition est potentiellement contradictoire avec le respect du principe des responsabilités différenciées. Les choses, pour lui, devraient se faire de la façon suivante : quelques grands pays émetteurs devraient convenir d’instaurer le « fee and dividend », qui se propagerait ensuite par les mécanismes du marché. C’est un point très contestable de sa proposition, car il est évidemment exclu que le patronat des pays concernés laisse la taxe carbone s’élever d’année en année, surtout s’il s’agit d’aller jusqu’à la décarbonisation totale de l’économie (pour atteindre cet objectif, la taxe devrait aller jusqu’à 700$/t dans certains secteurs d’activité). Même une taxe de 40$/t minerait la compétitivité, et les employeurs ne manqueraient pas de pratiquer le chantage à l’emploi.

Que faire ? La réponse du climatologue est formulée dans un article récent (2016). C’est la même que celle qui figure dans le « Conservative Case » publié un an plus tard par Baker & Co : « des droits de douane sur les produits dérivés du pétrole provenant de nations qui ne participent pas (à la taxation du carbone, DT) et des remboursements de la taxe pour les producteurs domestiques exportant des biens vers les nations qui ne participent pas » (34). Or, dans ce cas, les pays dits « en développement » qui exportent des marchandises vers les Etats-Unis se verraient de facto imposer un prix mondial du carbone aligné sur le prix étasunien, qui ne tient pas compte des responsabilités différenciées dans le changement climatique.

Hansen est conscient de la contradiction mais, écrit-il, « les combustibles fossiles ne peuvent pas être éliminés si certains pays sont autorisés à exporter des produits fabriqués avec des combustibles fossiles non taxés ». « Les pays en développement ont des droits, reconnus dans le concept de responsabilités communes mais différenciées, et un levier pour obtenir une assistance économique ». Mais celle-ci « devrait être liée (conditionnée, DT) à une amélioration des pratiques agricoles et forestières, nécessaire pour limiter les émissions et stocker plus de carbone dans le sol et la biosphère ». De la sorte, les « préoccupations soulevées par la ‘coopération forcée’ qui est implicite aux ajustements frontaliers » pourront être « atténuées » (subdued). Faut-il expliquer que cette perspective tient plus d’un impérialisme « éclairé » que de l’internationalisme dont Hansen a parfois été crédité ?

Il n’y a pas de raccourci de marché

Ce n’est pas la première fois que des spécialistes du changement climatique tentent de formuler une stratégie de marché, basée sur le prix du carbone, qui tienne compte à la fois des contraintes climatiques et de la justice sociale dans la transition.

Avant celle de James Hansen, une autre solution bien intentionnée avait été élaborée par Anil Agarwal. Responsable d’un organisme indien renommé (le Center for Environmental Studies), Agarwal avait, il y a une dizaine d’années, proposé le scénario « Contraction et Convergence » (35) (C&C). Il s’agissait que tous les pays s’accordent sur une réduction radicale des émissions globales (« contraction ») combinée avec une égalisation des émissions par habitant (« convergence ») et un rattrapage de développement du Nord par le Sud grâce aux technologies propres. Pour ce faire, Agarwal suggérait que des droits d’émission échangeables soient distribués aux pays en développement tant qu’ils seraient au-dessous de leur quota par habitant. Les pays du Nord qui ne réduiraient pas assez leurs émissions devraient alors acheter ces droits. Les rentrées correspondantes devaient permettre aux pays du Sud de se procurer les technologies nécessaires à un développement sans carbone. Dans ce cadre, Agarwal estimait que les mécanismes de compensation (CDM) étaient acceptables par les pays du Sud. L’idée avait été popularisée par le Global Commons Institute et appuyée par des climatologues éminents (notamment John Houghton et Jean-Pascal van Ypersele, respectivement ex-coprésident et ex-vice-président du GIEC).

Il n’en est rien sorti, pour la simple raison que les mécanismes de marché ne servent ni à protéger l’environnement ni à assurer le bien-être de l’humanité mais à faire des profits. Ce ne sont pas des outils techniques que l’on pourrait mettre au service de n’importe quelle cause : c’est un mode de production basé sur la concurrence dans la course au profit par l’exploitation du travail humain et des ressources naturelles. Nicholas Stern l’a écrit dans son fameux rapport : « le changement climatique est l’échec le plus grand du marché ». Or, cet échec n’est pas dû à tel ou tel défaut du marché, il est dû à sa nature même.

Vouloir utiliser des mécanismes de marché pour combattre le changement climatique dû à l’économie de marché est aussi insensé que de vouloir fabriquer des chars d’assaut pour construire des hôpitaux ou des écoles. La dite « crise écologique » a pour cause principale la dynamique capitaliste d’accumulation. Celle-ci est inséparable d’une économie basée sur la concurrence pour la production de survaleur. Les dangers terribles que cette crise fait peser sur l’humanité ne peuvent être conjurés que par des mesures anticapitalistes radicales permettant, en résumé, de produire moins, autrement, autre chose, et de partager plus pour vivre mieux… de la vraie richesse que sont les relations humaines.

Dans ce cadre, certaines revendications du type « taxe carbone » peuvent être nécessaires (une taxe sur le kérosène, par exemple, est indispensable, et on peut débattre d’autres cas précis), mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel est d’affronter la dynamique d’accumulation. Le système « fee and dividend » ne le fait pas.

Au contraire : comme on l’a vu, il postule plus de marché et moins de régulation, donc plus de croissance. C’est dans la direction opposée qu’il faut aller. Pour employer une citation de Marx sur laquelle John Bellamy Foster a bien souligné l’importance, dans son remarquable ouvrage : « La seule liberté possible est que l’homme social, les producteurs associés, gèrent rationnellement leur échange de matière avec la nature. » La conclusion de Marx anticipe sur l’urgence actuelle : « La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail ». (36) La proposition de James Hansen ne saurait constituer ni l’axe d’une alternative, ni le « premier pas » obligé d’une « stratégie de sortie de crise climatique dans la justice sociale ». L’issue ne peut venir – ou pas, c’est le drame – que de la convergence des luttes concrètes et des revendications qui y sont portées par les exploité·e·s et les opprimé·e·s. (Fin de la seconde partie ; texte reçu par la rédaction de A l’Encontre le 13 mars 2017)

Notes

20. James Hansen, “Storms of My Grandchildren’s Opa,” December 13, 2012, http://columbia.edu. Le “cap-and-trade” désigne les systèmes de contingentement (cap) des émissions par quotas dans lesquels les entreprises peuvent atteindre leur objectif de réduction en achetant des droits d’émission excédentaires.

21. John Bellamy Foster, « Marx’s Ecology : Materialism and Nature« . Monthly Review, 2000.

22. John Bellamy Foster, « James Hansen and the Climate-Change Exit Strategy”, https://monthlyreview.org/2013/02/01/james-hansen-and-the-climate-change-exit-strategy/

23. John Bellamy Foster, dans un article récent, semble nettement plus réservé sur le “fee and dividend” : “La stratégie Hansen de sortie de crise climatique, écrit-il, est affaiblie par l’accent trop important qu’elle met sur les prix du carbone”. https://monthlyreview.org/2017/02/01/trump-and-climate-catastrophe/#en44

24. http://climateandcapitalism.com/2014/10/05/ecosocialists-debate-hansens-fee-and-dividend-plan/

25. Alan Thornett, « James Hansen’s ’exit strategy’ from global warming” http://www.internationalviewpoint.org/spip.php?article3390

26. David Roberts, “The left vs. a carbon tax. The odd, agonizing political battle playing out in Washington state”. http://www.vox.com/2016/10/18/13012394/i-732-carbon-tax-washington

27. La proposition prévoyait une taxe sur les émissions démarrant à $15/t en 2017, passant à $25/t en 2018, puis augmentant de 3,5%/an pour culminer à $100/t). Les entrées de la taxe auraient financé une baisse de certains impôts sur la consommation et une allocation de 1500 dollars à 460.000 ménages modestes. Le vote a eu lieu en décembre 2016. La taxe a été a été approuvée par 40% des votants ; 60% l’ont rejetée.

28. Cité par J.B. Foster, « James Hansen and the Climate Exit Strategy ».

29. Selon Kyoto, les Etats-Unis auraient dû réduire leurs émissions de 8% en 2012, par rapport à 1990. Elles auraient donc dû passer de 6.381 à 5.871 Gt. Obama a promis d’atteindre 5.498 tonnes, mais en 2025. Pour mesurer cet « effort », il faut savoir que les émissions US ont augmenté de 1990 à 2005, après quoi elles ont diminué de 1,4% par an en moyenne, par suite du fait que le gaz de schiste s’est en partie substitué au charbon dans la production d’électricité. Or, l’objectif prévu par le NDC US équivaut à une réduction annuelle de 96Gt – environ 1,3%. Autrement dit : d’ici 2025, Obama s’engageait en gros à maintenir le rythme actuel de baisse des émissions… par l’exploitation du gaz de schiste.

30. Cité par Alan Thornett http://socialistresistance.org/james-hansens-exit-strategy-from-global-warming/6171

31. Merci à Phil Ward pour cet argument et pour la référence : https://energy.gov/eere/vehicles/fact-915-march-7-2016-average-historical-annual-gasoline-pump-price-1929-2015

32. Does a Carbon Tax Work ? Ask British Columbia, NYT, 1/3/2016. https://www.nytimes.com/2016/03/02/business/does-a-carbon-tax-work-ask-british-columbia.html?_r=0. Voir aussi Brian C. Murray & Nichols Rivers, “BC’s Revenue Neutral Carbon Tax : a Review of the Last ‘Grand Experiment’ in Environmental Policy”, Duke Nicholas Institute & U Ottawa Institute of the Environment, Working Paper NI WP 15-14, May 2015

33. Il convient de préciser que, dans ces exemples, quels qu’ils soient, il n’est jamais tenu compte des « émissions grises » dues aux importations de marchandises issues de processus de production très polluants . En Colombie britannique, les importations de ciment chinois et US auraient augmenté de 5 à 40% depuis l’instauration de la taxe. La Californie est cependant le leader de la politique climatique en Amérique du Nord : elle s’engage à réduire ses émissions de 40% d’ici 2030, par rapport à 1990.

34. James Hansen and Makiko Sato, “Regional climate change and national responsibilities”, Environ. Res. Lett. 11 (2016) 034009.

35. Anil Agarwal & Sunita Nairin, « The Atmospheric Rights of All People on Earth”, www.cseindia.org

36. Karl Marx, « Le Capital », livre III, chap. 48.

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