Édition du 17 décembre 2024

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Les gilets jaunes

La grève qui tente d’unir syndicats, gilets jaunes et la gauche politique

Un appel syndical à la grève, soutenu par les gilets jaunes et qui remet sur la table l’union des gauches… La mobilisation du mardi 5 février ouvre la porte à de nouvelles convergences dans le mouvement social, et met à jour les frilosités.

4 février 2019 | tiré de mediapart.fr

Tous ensemble, tous ensemble ! Un appel à la grève a été lancé pour mardi 5 février par deux organisations syndicales, soutenues par plusieurs groupes de « gilets jaunes », des organisations citoyennes, des intellectuels, et des partis politiques de gauche. Des porte-parole écoutés, tels que Maxime Nicolle, Éric Drouet ou François Boulo, ont relayé et amplifié sur les réseaux sociaux l’appel à la grève porté par la CGT et Solidaires.

Localement, dans plusieurs dizaines de villes de France, la convergence initiée parfois dès le mois de novembre, comme à Toulouse, se traduit par une mobilisation commune en dehors du calendrier des gilets jaunes, la désormais traditionnelle manifestation du samedi.

Le 3 février, un texte initié par le NPA, Attac et la Fondation Copernic appelle lui aussi clairement à soutenir le mouvement (retrouvez ce texte dansle Club de Mediapart). Depuis le début de la mobilisation des gilets jaunes, c’est le premier texte unitaire de portée nationale entre syndicats, politiques et manifestants, d’ordinaire rétifs aux institutions représentatives, qui voit le jour.

But de l’opération : faire converger et amplifier le mécontentement face à la politique gouvernementale. « Le point commun entre toutes nos organisations, c’est qu’elles ne se satisfont pas des annonces qu’Emmanuel Macron a faites le 2 décembre, explique Aurélie Trouvé, présidente d’Attac. Macron a déjà dit qu’il n’y aurait pas de remise en cause de sa politique au service des plus riches et des multinationales. Or ce sont les ravages de la politique ultralibérale que dénonce le mouvement des gilets jaunes. »

Côté syndical, l’alliance, même de circonstance, n’a rien d’évident. FO et la CFDT ont choisi leur camp, ils n’appellent pas à la grève, même si des syndicalistes seront localement dans les cortèges. Force ouvrière a pris ses distances dès le début du mouvement, tout en appelant à des actions dans la fonction publique toute la semaine.

Quant à Laurent Berger, dont l’organisation est assez peu portée sur la grève générale interprofessionnelle, et par ailleurs participant du grand débat national, il critique le mot d’ordre « flou » du mardi 5 février et la « récupération politique par l’extrême gauche » de la journée. Plus vertement, le secrétaire général de la CFDT a refusé tout net une proximité avec certains porte-parole des gilets jaunes : « Il y a monsieur Drouet et je ne le crois pas fréquentable, je ne crois pas que le syndicalisme a besoin de s’abîmer dans la fréquentation de ce type de personne. »

Parmi les participants, seul Solidaires, qui a fait dès le début front commun avec les gilets jaunes, appelle sans ambiguïté à des « actes forts »et à une grève reconductible. « L’enjeu est de faire cette reconnexion entre la répartition des richesses et les salaires, et de combattre ce patronat qui impose ses diktats. Mais aussi de faire le lien avec les services publics, la protection sociale », rappelle Murielle Guilbert, de l’union nationale Solidaires. La CGT avance de son côté pas à pas, combattant avant tout ses propres réticences.

Après une hostilité plutôt assumée, le secrétaire général de la CGT assure avoir « évolué avec le mouvement », surtout depuis que la hausse du Smic, la justice fiscale ou encore la défense des services publics se sont imposées sur les ronds-points. Dans plus de trente départements, il y aura donc des mobilisations communes.

À Paris, il n’y a pour autant aucune chance a priori de voir un Philippe Martinez bras dessus, bras dessous avec un Éric Drouet ou un Maxime Nicolle. « Nous ne nous mélangeons pas avec ceux qui ne partagent pas nos valeurs, a averti le responsable confédéral de la CGT. Demain c’est une mobilisation syndicale et ceux qui veulent se joindre au mouvement sont les bienvenus. On défile donc comme d’habitude entre syndicalistes. » La confédération n’a d’ailleurs pas signé l’appel unitaire, soutenu par exemple par l’union départementale (UD) CGT de Paris.

« J’aurais préféré que ce soit porté au niveau confédéral, mais on procède étape par étape, explique Benoît Martin, secrétaire de l’UD. À Paris, la CGT était mûre. Mais je retiens qu’au niveau national, dès le mois de décembre, la confédération avait dit que ça allait se jouer dans les territoires, et c’est ce que nous essayons de faire. » Avec plus ou moins de difficultés : dans le Pas-de-Calais par exemple, la CGT qui était allée discuter avec les gilets jaunes de la journée de mardi a été bien reçue sur un rond-point, et chassée sur l’autre. À Toulouse ou à Marseille, la lutte est commune depuis longtemps ; quant à Bordeaux, cela coince davantage.

Depuis Rouen, le gilet jaune François Boulo a lancé il y a déjà plusieurs jours un véritable plaidoyer pour la grève générale illimitée, avec les syndicats. « Dix jours après le début du mouvement, on s’était déjà rapprochés, rappelle le porte-parole des gilets jaunes de Normandie à Mediapart. Depuis novembre, on converge largement sur les revendications. Au début, les gilets jaunes voulaient fédérer et avaient peur des étiquettes. Mais au bout de trois mois, il est clair que nous sommes populaires et très profondément enracinés, il s’agit maintenant d’agréger nos forces. »

À Commercy, où Mediapart a rencontré plusieurs gilets jaunes mercredi lors de son live hors les murs, même volonté de rejoindre la grève, tout en restant ferme sur l’identité. « La grève est nécessaire pour permettre aux travailleurs de rejoindre le mouvement des gilets jaunes. Moi je rejoins le rond-point après mon travail, c’est épuisant, raconte l’un d’entre eux. Mais on n’a pas du tout envie que les centrales syndicales enterrent les choses et négocient avec le gouvernement la fin du mouvement. Ce n’est donc pas aux centrales syndicales que l’on s’adresse, mais aux bases syndicales. Nous savons que ce sont des gens qui sont parmi nous, avec nous. »

Défiler ensemble ou défiler côte à côte, dans nombre de points de rassemblement les positions sont diversement clarifiées. À Montceau-les-Mines, les gilets jaunes vont défiler « avec les syndicats », explique Pierre-Gaël Laveder, lui-même syndiqué CFDT à titre personnel, même si les syndicats seront « devant ». À Rouen, « on a tranché », assure François Boulo : « Ce sera les gilets jaunes et les gilets rouges. En vrai, on s’en fout de la couleur du gilet, il faut dépasser le passé, le passif car il y a un intérêt supérieur à converger, celui de reprendre le pouvoir dans ce pays et qu’il serve l’intérêt général. » 

Dans la capitale, qui accueille plus qu’elle ne produit des gilets jaunes, la CGT parisienne est allée au contact plusieurs samedis d’affilée. « Ça se passe de mieux en mieux », confie Benoît Martin, qui croit au progressisme du mouvement malgré des attaques de l’extrême droite, contre le NPA notamment, le 26 janvier 2019. « Même si c’est pollué par 2 % d’abrutis, faut-il pour autant refuser d’aller au contact avec les 98 % restants ? »

Mais le mystère reste entier sur la forme de la manifestation de ce mardi : « On a fait une déclaration intersyndicale en préfecture, un truc bien rodé, avec un ordonnancement, entre les différents syndicats et les sections, précise Benoît Martin. Tout ça risque d’être perturbé par la présence que j’espère massive des gilets jaunes. Ce n’est pas un problème, on est là pour fraterniser. Mais à l’atterrissage de la manif, que va-t-il se passer ? »

« Pour la gauche, le mouvement des gilets jaunes est une opportunité d’enfin se retrouver »

Côté politique et associatif, on veut surtout souligner l’unité, même si lors de la conférence de presse organisée à la Bourse du travail, à Paris, il n’y avait aucun gilet jaune identifié autour de la table. Mais outre Laurence De Cock, porte-parole de la Fondation Copernic, et Aurélie Trouvé pour Attac, on trouvait les représentants de deux syndicats (Sud et la CGT parisienne), ainsi qu’Assa Traoré du Comité pour Adama, qui lutte contre les violences policières dans les quartiers populaires. Olivier Besancenot, du NPA, Éric Coquerel, député La France insoumise, et l’ex-socialiste Gérard Filoche étaient eux aussi dans la salle.

Une dizaine d’organisations de gauche, dont le groupe parlementaire de La France insoumise, le Parti de gauche, Génération.s, le NPA, Ensemble !, GDS (le mouvement de Gérard Filoche) ou Place publique (le parti de Raphaël Glucksmann, Claire Nouvian et Thomas Porcher s’est associé à l’appel, lundi matin), ont soutenu la démarche. Le PCF, qui a pourtant participé aux réunions préparatoires et répondu à « l’appel de la CGT » à la grève, n’a pas signé le texte unitaire. « Nous ne sommes pas signataires parce que nous voulions que le soutien, la solidarité avec la journée syndicale de demain et l’appel à y participer soient davantage mis en valeur », justifie-t-on, de façon sibylline, place du Colonel-Fabien.

Autre absent : le PS, qui souligne que le débat national est en cours, « mais nous n’excluons pas de nous associer à l’appel, ça dépendra de l’issue[ [du grand débat – ndlr] ». Quant à EELV, le parti écologiste a estimé que ce n’était pas le rôle d’un parti politique, mais des syndicats, de lancer et d’organiser la grève.

Quoi qu’il en soit, le mouvement des gilets jaunes apparaît à certains comme une sorte d’agrégateur, alors que les formations partent, pour l’heure, de manière concurrente aux prochaines élections européennes. « Pour la gauche, le mouvement des gilets jaunes est une opportunité d’enfin se retrouver, glisse un organisateur. Pendant les “marées populaires”, on dissertait sur qui serait en tête de manif, s’il fallait des chars, etc. Là, la mobilisation des gilets jaunes nous permet de nous greffer à un mouvement qui n’émane pas de nous, c’est plus facile d’avancer ensemble. »

Reste qu’entre l’arrêt des violences policières, le maintien des services publics, la lutte pour les retraites, l’augmentation des salaires ou du pouvoir d’achat, définir un mot d’ordre clair est complexe. D’abord parce que le mouvement des gilets jaunes est lui-même hétérogène. Néanmoins, pour Olivier Besancenot, porte-parole du NPA, « il n’y a pas besoin d’avoir fait l’ENA pour voir qu’il y a une demande de répartition des richesses dans ce pays. À Commercy [où avait lieu l’assemblée générale des assemblées générales des gilets jaunes – ndlr], il y a eu des indications précises. On se trouve avec d’un côté le gouvernement qui réprime, et de l’autre l’extrême droite qui n’aimerait surtout pas qu’une telle jonction [entre le mouvement social et les gilets jaunes – ndlr] voie le jour. Notre rôle, c’est d’appuyer cette convergence-là ». Laurence De Cock, pour la Fondation Copernic, veut pareillement y croire : « Ce mouvement remet en première ligne la question sociale, on attendait ça depuis longtemps, de sortir des pollutions identitaires. »

Quel sera, mardi, le poids de la mobilisation ? La colère, après avoir gagné les ronds-points, pénétrera-t-elle dans le monde de l’entreprise pour déborder dans la rue ? Outre les violences, récurrentes depuis décembre, et le risque de blessures pour les manifestants, il est peu probable que les gilets jaunes se contentent mardi d’un défilé syndical policé, qu’ils n’ont cessé de critiquer depuis novembre.

La grève générale illimitée, prônée par les gilets jaunes, n’est pas portée syndicalement, sauf par Solidaires qui rappelle l’exigence d’amplifier la grève et de « débattre ensemble d’une grève reconductible ». « La grève générale peut advenir, dans des moments de fulgurance, comme en Mai-68, parce que les conditions étaient réunies, rappelle Benoît Martin. Mais ce n’est jamais parce que les syndicats y appellent, ce n’est pas autoréalisateur, même si nous sommes nombreux à la souhaiter. »

C’est François Boulo le plus convaincu : « Pas forcément le 5 février, ni le 7, mais elle va arriver, j’en suis convaincu : les gens voient bien que les manifs du samedi, malgré les violences, les blessés, ça ne fait pas bouger le gouvernement. C’est le blocage de l’économie qui peut faire gagner. »

Pauline Graulle

Collaboratrice à la revue Politis (France).

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