Certains, au sein de la gauche radicale, ont présenté cet épisode – et l’islamophobie en général – comme une tactique de diversion mise en œuvre par les partis dominants leur permettant d’éviter d’aborder les « vrais problèmes » (loi Travail, chômage, inégalités, etc.). C’est ne pas comprendre que l’islamophobie constitue en premier lieu un système de domination, une oppression spécifique enracinée dans une large gamme de discriminations qui prennent pour cible la population musulmane en France.
Cette oppression se combine de manière complexe au racisme structurel dont sont l’objet en France les descendants de colonisés. Entre autres exemples, une étude récente a ainsi pu montrer qu’un citoyen français d’origine sénégalaise a entre deux et trois fois moins de chances d’obtenir un entretien d’embauche s’il est perçu comme musulman plutôt que chrétien1 ; et sans doute le phénomène est-il similaire quant aux discriminations à l’avancement professionnel et au logement, ou encore quant aux violences policières.
Le premier effet de l’islamophobie est donc de dégrader quotidiennement les vies des quatre à cinq millions de musulmans vivant en France et de leur rendre extrêmement difficile la tâche de s’organiser collectivement. En les soumettant à un régime de plus en plus discriminatoire et ségrégationniste, en multipliant les déclarations publiques d’hostilité à l’islam, on travaille ainsi à transformer une minorité religieuse en « race » et on prépare le pire : des politiques d’apartheid et de déportation, qui sont déjà à la bouche d’éditorialistes invités partout, tel Eric Zemmour, voire des pogroms anti-musulmans.
Si l’islamophobie n’est nullement réductible à une simple diversion, c’est aussi qu’elle permet de justifier l’offensive autoritaire en cours qui se décline sur plusieurs plans : consolidation du quadrillage répressif des quartiers populaires, vague d’arrestations arbitraires de musulmans, restriction des droits démocratiques et répression tous azimuts des mouvements de contestation. C’est enfin qu’elle permet de construire un bloc national/racial sur le dos des secteurs les plus opprimés des classes populaires, donc d’unir ceux et celles qui devraient être divisés et de diviser ceux et celles qui devraient être unis.
Dans cette situation, l’émergence d’un mouvement antiraciste large et autonome (notamment de l’Etat) est d’une urgence absolue pour tous ceux et toutes celles qui aspirent à un changement radical de société.
Paniques morales, attaques racistes
A la vérité, personne ou presque ne se préoccupait il y a quelques semaines du fait que quelques femmes (ou hommes), en France et ailleurs, se baignent avec des tenues couvrant la majeure partie de leurs corps. Or, ce sont bien des élus de droite et d’extrême droite, en particulier le maire de Cannes (LR), qui ont lancé la polémique en prenant des mesures liberticides visant les femmes musulmanes portant le « burkini », et ce sont d’autres élus – ainsi que les « grands » médias – qui l’ont relayé complaisamment.
Depuis une trentaine d’années s’accumulent les paniques morales autour de tout ce qui touche de près ou de (très) loin à l’islam : foulard à l’école, burqa dans les lieux publics, viande hallal, interdits alimentaires, jupes longues (là encore à l’école), etc., et à présent le désormais célèbre « burkini ». Ainsi se recréent indéfiniment des parodies de « débat national », aboutissant immanquablement à la question, posée par les médias dominants, de la « compatibilité de l’islam avec la République ».
L’effet demeure toujours identique : faire apparaître les musulmans comme un corps radicalement étranger à la société française et les constituer en « menace », légitimant ainsi préventivement les formes de répression les plus brutales et arbitraires (qui pourront ensuite être utilisées contre les mobilisations sociales et les militants du mouvement ouvrier). C’est cette mécanique raciste, maintenant bien connue, qui s’est à nouveau enclenchée cet été, et qu’il nous faut déconstruire.
Au début du mois d’août, plusieurs sénateurs – en particulier le sénateur-maire FN de Marseille, Stéphane Ravier – ont dénoncé une sortie piscine, ouverte uniquement à des femmes souhaitant se baigner couvertes et à leurs enfants, qui devait se tenir dans un lieu privé, le Speed Water Park. Si le directeur du centre aquatique avait été suffisamment apeuré pour annuler la réservation de ses installations à l’association qui l’avait sollicitée, cela n’avait pas suffi à mettre à l’agenda politique et médiatique la question du « burkini » sur les plages.
L’affaire a rebondi quelques jours plus tard avec l’arrêt anti-burkini pris par le maire de Cannes, interdisant l’accès aux plages de sa ville à « toute personne n’ayant pas une tenue correcte, respectueuse des bonnes mœurs et de la laïcité ». Le prétexte de la laïcité est vite balayé puisque, confortant l’islamophobie ambiante, le tribunal administratif de Nice donne raison au maire de Cannes, en précisant : « dans le contexte d’état d’urgence et des récents attentats islamistes survenus notamment à Nice il y a un mois (...) le port d’une tenue vestimentaire distinctive, autre que celle d’une tenue habituelle de bain, peut en effet être interprété comme n’étant pas, dans ce contexte, qu’un simple signe de religiosité ».
Ce n’est donc plus leur « religiosité » qui est reprochée aux femmes portant le « burkini » (comme cela apparaissait dans l’arrêté de Cannes, qui invoquait les « bonnes mœurs et la laïcité »), mais d’improbables considérations de sécurité. « Dans le contexte », le port du « burkini » peut être interprété comme davantage qu’un « simple signe de religiosité »… mais par qui ? Par la mairie elle-même, pardi ! Directeur général des services de la ville de Cannes, Thierry Migoule affirme ainsi qu’« il ne s’agit pas d’interdire le port de signes religieux à la plage (…) mais les tenues ostentatoires qui font référence à une allégeance à des mouvements terroristes qui nous font la guerre ».
Nul besoin d’être un interprète particulièrement subtil du langage politique pour comprendre que, comme lors du débat de 2003-2004 autour des « signes religieux » à l’école, ce sont donc spécifiquement les musulman-e-s qui sont visé-e-s, puisque ni la soutane, ni la kippa, ni un quelconque autre signe religieux ne seront à l’évidence assimilés à des « tenues ostentatoires qui font référence à une allégeance à des mouvements terroristes qui nous font la guerre ». A l’inverse, toute tenue ou tout signe associé à la culture musulmane – même de manière imaginaire – devient ainsi susceptible de marquer une telle « allégeance ».
Ce qui est reproché à ces femmes musulmanes, c’est donc leur prétendue « allégeance » à l’idéologie meurtrière de Daesh, dont elles seraient les représentantes (sinon les prosélytes). Tout signe d’une religiosité musulmane devient donc potentiellement un marqueur d’étrangeté et de dangerosité, autrement dit un stigmate. Cela au mépris de faits élémentaires qu’il ne devrait même pas être nécessaire de rappeler, par exemple la présence importante de musulmans – une trentaine estime-t-on – parmi les victimes de l’attaque de Nice.
À ce rythme, il deviendra bientôt acceptable politiquement de réclamer – et d’obtenir – l’interdiction dans les rues du port de la djellaba, du hijab ou de la barbe (si du moins celle-ci est portée par un musulman, ou un « musulman d’apparence » pour reprendre une expression de Sarkozy…). Cela au nom d’une laïcité passablement « falsifiée »2. La loi de 1905 ne garantit-elle pas la liberté de conscience (dès son article 1er) et la possibilité d’exprimer ses croyances religieuses, y compris dans l’espace dit « public » ?
Le consensus islamophobe
Mais revenons à la mécanique raciste, puisque suite à l’arrêté passé à Cannes, la polémique est enfin lancée, fait réjouissant pour une classe politique aux abois et des médias en mal de « sujets brûlants ».
S’en est suivi un défilé de déclarations islamophobes d’une violence ahurissante, de la part de responsables de droite et d’extrême droite. On a ainsi vu un délégué LR de Meurthe-et-Moselle – Jean-Pierre Arbey – tweeter « Nacht und Nebel pour le sac poubelle »3, à propos d’une femme portant un voile intégral sur une plage, réclamant donc le type de déportation que le régime nazi réservait à ses opposants et à ses « ennemis » durant la Deuxième Guerre mondiale.
Ancienne ministre et actuellement députée européenne (LR), Morano a défendu son compère en précisant que ce sont les femmes musulmanes portant le foulard qui sont « comparables avec les nazis, qui ont exterminé des gens » (sic). À peine plus subtil et se situant dans une même logique venant justifier le ciblage raciste des musulmans et la ségrégation, Fillon a déclaré : « les catholiques, les protestants, les juifs, les bouddhistes, les sikhs, ne menacent pas l’unité nationale ».
Alors que la droite et l’extrême droite accusaient Hollande et le gouvernement de ne pas réagir, Manuel Valls a déclaré dans La Provence qu’il « comprend » et « soutient » les maires : « je comprends les maires qui, dans ce moment de tension, ont le réflexe de chercher des solutions, d’éviter des troubles à l’ordre public (…) Je soutiens donc ceux qui ont pris des arrêtés, s’ils sont motivés par la volonté d’encourager le vivre ensemble, sans arrière-pensée politique ».
Et lui aussi d’entonner la rengaine pseudo-laïque des plages qui devraient être « préservées des revendications religieuses » et la rhétorique islamophobe des maillots de bain couvrants qui porteraient un projet politique : « Les plages, comme tout espace public, doivent être préservées des revendications religieuses. Le burkini n’est pas une nouvelle gamme de maillots de bain, une mode. C’est la traduction d’un projet politique de contre-société, fondé notamment sur l’asservissement de la femme ».
Alors que son nom a été évoqué pour diriger une « Fondation des œuvres de l’islam de France », dans la plus pure tradition coloniale, l’ancien ministre de l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement s’est fendu d’un commentaire sur « l’affaire » qui en dit long sur ce qu’on peut attendre d’une telle officine et d’un gouvernement lui en offrant la direction. Il recommande en effet aux musulmans la « discrétion » dans « l’espace public ». Le conseil sonne davantage comme une menace ; on entend déjà le « sinon »…
On a d’ailleurs trop peu remarqué la manière dont Chevènement justifiait un tel conseil : « les musulmans, comme tous les citoyens français, doivent pouvoir pratiquer leur culte en toute liberté. Mais il faut aussi qu’ils comprennent que, dans l’espace public où se définit l’intérêt général, tous les citoyens doivent faire l’effort de recourir à la "raison naturelle" ». Ce n’est donc pas seulement la « discrétion » qui ferait défaut aux musulmans, mais l’effort qu’implique l’usage de la « raison naturelle » pour tenir sa place dans « l’espace public » et contribuer à « définir l’intérêt général ».
Malgré la décision du Conseil d’Etat, l’offensive islamophobe va continuer
Sollicité par la Ligue des droits de l’homme (LDH) et le CCIF (Collectif contre l’islamophobie en France), le Conseil d’Etat a suspendu les arrêtés anti-burkinis qu’avaient pris plus d’une trentaine de mairies (majoritairement LR mais aussi FN et PS). Il a notamment considéré que « l’arrêté litigieux a (…) porté une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales que sont la liberté d’aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle ». On aurait pourtant tort d’imaginer que l’offensive islamophobe est terminée.
En effet, Manuel Valls a immédiatement réagi, lui qui avait déjà soutenu les maires en question. Rapidement après l’annonce de la décision du Conseil d’Etat, il a déclaré que celle-ci « n’épuisait pas le débat » et a précisé : « dénoncer le burkini, ce n’est en aucun cas mettre en cause une liberté individuelle. Il n’y a pas de liberté qui enferme les femmes ! C’est dénoncer un islamisme mortifère, rétrograde ».
Ce que dit cette déclaration, ce n’est pas qu’il porte un quelconque intérêt pour les droits des femmes : qu’a-t-il fait contre les violences qui leur sont faites ou les discriminations sexistes structurelles ? Il signale en réalité qu’une autre offensive commence, qui ne se jouera pas essentiellement devant les tribunaux mais – comme au début des années 2000 – sur le terrain idéologico-politique et dont la logique est simple : instrumentaliser les droits des femmes et la laïcité pour accélérer l’entreprise de stigmatisation, de discrimination et de ségrégation visant spécifiquement les millions de musulmans vivant en France.
La décision du Conseil d’Etat apparaît donc comme une victoire partielle : elle n’annule pas les lois et circulaires islamophobes passés dans les quinze dernières années, et elle n’est qu’un coup d’arrêt provisoire. Souvenons-nous qu’en 1989 et 1994, le Conseil d’Etat avait invalidé les règlements intérieurs de lycées prétendant interdire les signes religieux dans l’établissement. On sait pourtant ce qu’il est advenu dix ans plus tard : au terme d’une énorme campagne intellectuelle, médiatique et politique4, Chirac et le gouvernement Raffarin étaient parvenus à imposer la loi, liberticide et raciste, du 15 mars 2004.
Pour parvenir à une « victoire » qui aboutissait à exclure pour libérer (rien moins !), il avait fallu des années d’un travail idéologique visant non seulement à redéfinir la laïcité, mais aussi à constituer le port du foulard – et à travers lui l’islam et les musulman-e-s – en « problème public ». A l’heure où les gouvernements réduisaient drastiquement les moyens de l’école publique, la ficelle était grosse. Elle a pourtant fonctionné, pour au moins deux raisons : elle s’est articulée au racisme structurel ciblant les descendants de colonisés ; le terrain idéologique avait été activement préparé par une série d’intellectuels médiatiques pour ériger l’islam et les musulmans en menace pour l’école et pour les valeurs universelles qu’elle prétend (illusoirement) incarner.
Portrait de l’homme politique en agent de la guerre civile
Valls s’inscrit clairement dans cette dynamique islamophobe. Comme tout professionnel de la politique, il aime se référer aux valeurs de la « République », en particulier au « vivre-ensemble ». C’est d’ailleurs au nom du « vivre-ensemble » qu’il somme les musulmans d’« aider la République », sous peine de rendre « de plus en plus dur » la garantie du libre exercice du culte5.
Nul doute pourtant qu’il est devenu en quelques années à peine l’un des principaux agents de la guerre civile. Une guerre de basse intensité et qui ne s’avoue pas comme telle, certes ; mais une guerre, qui combine les traits d’une guerre de classe et d’une guerre (néo)coloniale, cherche à briser les résistances des opprimés et les solidarités potentielles pouvant s’établir entre eux, et prend pour cela des formes idéologiques et policières.
De ce point de vue, l’état d’urgence a permis d’intensifier encore davantage le quadrillage répressif des quartiers populaires en multipliant les contrôles au faciès, les assignations à résidence, les raids de la BAC, voire le siège par des compagnies de CRS ; en somme l’arbitraire et le racisme policiers. La mort d’Adama Traoré durant l’été a malheureusement rappelé la réalité – devenue banale depuis des décennies – des crimes policiers visant les Noirs et les Arabes, toujours impunis.
Cette guerre prend donc pour cible les musulmans et les habitants des quartiers populaires, mais aussi les Rroms. Ces discours ne sont pas sans conséquence : outre leur connexion intime avec le ciblage systématiquement raciste de la police, ils construisent des figures de l’ennemi intérieur et prépare le terrain à des déchaînements racistes, en donnant confiance aux éléments les plus racistes dans la population, organisés ou non dans le cadre de l’extrême droite.
A Calais, des migrants sont régulièrement enlevés et tabassés, voire laissés pour mort. A Marseille, un camp de Rroms a récemment été attaqué à coup de cocktails molotov. A Sisco en Corse, si l’on ne peut dire avec précision de l’origine de ce que les médias dominants ont instantanément décrit comme une « rixe », il est avéré qu’une foule de plusieurs centaines de personnes s’est dirigée aux cris de « On est chez nous » vers le quartier populaire de Lupino, en périphérie de Bastia, et a agressé à l’hôpital un homme d’origine maghrébine qui avait déjà subi des violences la veille. Comment ne pas voir le lien direct entre la campagne raciste menée par les barons locaux autour du « burkini », le soutien de Valls aux arrêtés municipaux, et ces actes racistes ?
Valls se tient aussi fermement que possible du côté des classes possédantes et sait que la loi Travail ne suffira pas pour faire accepter aux salariés le type de cure néolibérale que Schröder imposa en Allemagne au début des années 2000. Au contraire, la mobilisation de ce printemps contre la loi Travail et son monde – qui a pris des formes nouvelles et radicales – a de nouveau montré la profonde défiance d’une majorité de la population envers le projet néolibéral porté en commun par le PS et LR, et plus profondément par la bourgeoisie française.
Ce mouvement a actualisé et cristallisé la « crise d’hégémonie prolongée » qui taraude la classe dominante française depuis une dizaine d’années6, et qui aboutit aujourd’hui à l’approfondissement de la dynamique autoritaire et raciste dans les quartiers populaires, ainsi qu’à son extension aux mouvements sociaux, des manifestants des cortèges de tête arrêtés arbitrairement aux travailleurs de Goodyear ou d’Air France condamnés par la justice pour s’être battus pour sauver leurs emplois.
Vers un mouvement antiraciste ?
« Exister, c’est exister politiquement » disait le sociologue Abdelmalek Sayad. Le racisme, sous la forme notamment de l’islamophobie, vise non seulement à empêcher les descendants de colonisés – qui composent certaines des franges les plus opprimées de notre camp social – d’« exister politiquement », mais également à surmonter l’instabilité hégémonique qui persiste en France, en bâtissant une nouvelle « communauté nationale » soudée contre les musulmans et autour d’une redéfinition réactionnaire de la « République ».
L’un des enjeux centraux, dans les mois et années à venir, consiste donc à construire et unifier un vaste mouvement de contestation, sans perdre de vue la nécessité d’une mobilisation spécifique : contre la violence d’Etat qui s’abat quotidiennement sur les quartiers populaires ; et contre l’islamophobie, qui détruit les vies de millions de personnes et entraîne dans sa foulée une explosion de toutes les formes de racisme (Rromophobie, négrophobie, antisémitisme).
Pour autant, il n’y aura pas de raccourcis : si dans les semaines qui viennent les combats à venir contre le gouvernement seront cruciaux, ils doivent s’inscrire dans une lutte durable qui se poursuivra après la prochaine élection présidentielle. Les batailles juridiques doivent être menées car elles sont l’une des armes possibles dans l’actuelle guerre de positions, mais une riposte politique est nécessaire sur le terrain de l’antiracisme, trop longtemps délaissé par la gauche radicale et le mouvement syndical.
Pour faire reculer les forces immenses qui nous font face et prêtent au désespoir de ceux et celles qui subissent l’oppression, c’est donc à un long combat qu’il faut se préparer. Des mobilisations antiracistes ou anti-impérialistes récentes ont démontré qu’existe, du côté des populations « issues de la colonisation » (pour parler, là encore, comme Sayad), une capacité politique autonome et même une disposition à s’affronter à l’Etat : de la Marche de la dignité en octobre 2015 aux récentes manifestations contre les crimes racistes commis par la police (suite à l’assassinat d’Adama Traoré), en passant par les manifestations de l’été 2014 en solidarité avec la Palestine mais aussi le mouvement des sans-papiers.
Ces mobilisations sont une composante décisive de toute politique d’émancipation dans la période historique qui est la nôtre. Il ne s’agit pas simplement de les soutenir de l’extérieur mais de développer une politique affrontant en tant que telle la question raciale, de nouer des alliances avec les organisations et collectifs déjà présents et actifs, de chercher à formuler avec eux des revendications unifiantes et des propositions politiques, d’intervenir sur le terrain.
Dans la lutte contre l’islamophobie, le minimum consisterait ainsi à revendiquer l’abrogation de toutes les lois et circulaires islamophobes, en particulier de la loi du 15 mars 2004 sur les signes religieux dans les écoles publiques, et à avancer un plan de lutte systématique contre les discriminations dont sont l’objet les musulmans, permettant seul de briser l’appareil de ségrégation qui est en train de se mettre en place.
L’épisode islamophobe de cet été montre une nouvelle fois que le racisme est une composante centrale de la situation politique en France et ne pourra être contourné ou remplacé par des luttes sur le terrain économique (pour les salaires et l’emploi, contre la loi Travail, etc.), même d’ampleur, qui unifierait magiquement les différentes franges des classes populaires. On voit mal en effet comment le bloc social que la classe dirigeante cherche à bâtir autour d’un pacte national/racial renouvelé (et dont l’islamophobie constitue la pierre de touche), pourrait se fissurer sans qu’émerge un mouvement antiraciste – large, politique, radical, autonome, et porté par les premiers concernés.
Dans les mois et années qui viennent, c’est aussi à cela que les anticapitalistes devraient contribuer.
Ugo Palheta
Notes
1. Voir http://www.parisschoolofeconomics.eu/fr/actuali...
2 Voir Jean Baubérot, La Laïcité falsifiée, Paris, La Découverte, 2014.
3. « Nacht und Nebel » : Nuit et Brouillard, intitulé d’une directive d’Hitler de 1941.
4. Voir Pierre Tevanian, Le voile médiatique, Paris, Raisons d’agir, 2005.
5. « Si l’islam n’aide pas la République à combattre ceux qui remettent en cause les libertés publiques, il sera de plus en plus dur pour la République de garantir ce libre exercice du culte », Journal du dimanche, 30 juillet 2016.
6. Voir : Stathis Kouvelakis, « France : une crise d’hégémonie prolongée », http://www.preavis.org/breche-numerique/article...