Les pogromes anti-Ouzbeks auraient commencé par une bagarre entre Kirghizes et Ouzbeks au casino d’Och, puis des accusations infondées ont provoqué l’assaut sur des quartiers ouzbeks. Les jours suivants, alors que des barricades protégeaient l’accès à ces quartiers, les assaillants furent couverts par des tireurs d’élite installés dans les hauteurs et plusieurs témoignages font état de l’emploi des blindés par les assaillants (1). Il a fallu plusieurs jours pour que les troupes gouvernementales acheminées depuis le nord du pays (seulement deux routes relient ces deux régions séparées par de hautes montagnes) mettent fin aux affrontements, des dizaines de milliers d’Ouzbeks ont fui en Ouzbékistan avant que ce pays voisin ne ferme sa frontière, le gouvernement provisoire avait même fait appel à l’armée russe… qui n’est pas intervenue.
Héritage ethnique
Les frontières des Républiques post-soviétiques dans cette partie du monde — Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan et Tadjikistan — ont été administrativement fixées par Staline en 1924 puis modifiées à plusieurs reprises jusqu’en 1936, sans tenir compte ni des ethnies, ni même des séparations géographiques naturelles (ainsi, par exemple, la fertile vallée de Fergana a été divisée entre le Kirghizistan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan). Staline y appliquait à des ethnies nomades, les Kirghizes et les Kazakhs, sa conception rigide de la question nationale dans le but d’affaiblir la montée du pan-turquisme. Les nouvelles républiques indépendantes ont hérité de ces frontières et des conflits à leur sujet se sont multipliés après la disparition de l’URSS en 1991.
Les populations ouzbeks, historiquement des cultivateurs, sont restées séparées des populations kirghizes, originairement nomades. Il y a peu de mariages mixtes, des conflits concernant l’eau et les terres, peu d’entreprises communes. Dans le nord du Kirghizistan, le régime soviétique avait conduit à une russification de la culture dans la foulée d’une certaine industrialisation. Au sud, les traditions de l’Asie centrale sont restées plus prégnantes, alors que la population y est plus divisée ethniquement. Les premiers conflits ethniques violents y ont éclaté en 1990 à Och (300 morts) et seule l’intervention brutale de l’armée soviétique a rétabli « l’ordre ». Lors de la présidence d’Askar Akayev (1991-2005), nordiste, le sud du pays fut négligé et sous-représenté. La « révolution des tulipes » de 2005 a conduit à la présidence de Kurmanbek Bakiyev, un sudiste, mais les Ouzbeks ont continué à être des citoyens de seconde zone, sous-représentés dans le gouvernement, l’administration régionale et dans l’armée (2). Bakiyev, un Kirghize, a favorisé son clan, en particulier dans le sud au détriment des commerçants ouzbeks des bazars.
Le renversement de Bakiyev par l’insurrection populaire dans le nord, au début avril, a donc bénéficié d’une sympathie de la minorité ouzbek dans le sud. Le gouvernement intérimaire, conduit par Rosa Otounbayeva (originaire d’Och), s’est appuyé sur cette sympathie pour prendre le contrôle de Jalal-Abad, dont l’administration restait fidèle à Bakiyev, puis pour attaquer le village natal du président renversé. Mais ne pouvant ou ne voulant aller plus loin, il a laissé en place le maire d’Och, Melis Mirzakhmatov, un proche allié de Bakiyev et réputé pour son racisme anti-Ouzbek. Le lendemain de la fuite de Bakiyev, ce dernier a regroupé autour de sa mairie 250 « sportifs » — en réalité une milice privée d’ethnie kirghize — qui ont imposé son maintien. Le rôle de Mirzakhmatov lors des pogroms de juin reste peu clair, mais lors d’une conférence de presse le 19 juin, tout en se présentant comme un « ami de la communauté ouzbek », il a annoncé des opérations de sécurité pour « libérer les Kirghizes otages des Ouzbeks »…
Limites d’une « révolution démocratique »
Deux mois après l’insurrection populaire, qui a renversé le président Bakiev le 8 avril dernier et mis en place un gouvernement provisoire (3), cette violence ethnique témoigne à la fois de l’insatisfaction des masses, de leur désorientation politique et des limites du gouvernement provisoire, qui a été à la fois surpris et débordé. Ses préoccupations sont en effet à mille lieux de celles des pauvres, qui avaient pris d’assaut le palais présidentiel le 8 avril dernier. Ces derniers refusaient les augmentations démentielles des prix des services publics et aspiraient à des logements, autrement dit à une répartition plus égalitaire du produit national et des terres.
Seule la nationalisation de ce qui a été privatisé depuis 1992, sous le contrôle des conseils populaires naissants, aurait pu commencer à satisfaire ces aspirations et unifier la population engagée dans la transformation sociale.
Mais l’orientation politique du gouvernement provisoire se limite au projet de la démocratie libérale. Les deux mois qui ont suivi l’insurrection furent ainsi essentiellement consacrés à l’élaboration d’une nouvelle Constitution et au référendum du 27 juin, qui l’a adoptée. Cette Constitution est en rupture avec les régimes précédents : elle limite à 65 (sur 120) le nombre de députés qu’un parti peut obtenir (même s’il obtenait 95 % des suffrages), établit un équilibre des pouvoirs entre la présidence et le gouvernement, limite à un mandat de six ans la présidence de la République, exclut les partis formés sur une base ethnique ou religieuse. Des élections législatives sont prévues en octobre.
Sous la direction de Rosa Otumbaeva, une diplomate versée dans la culture entrepreneuriale occidentale, un décret de protection des investisseurs étrangers a été rapidement adopté, alors que la principale richesse du pays — la mine d’or de Kumtor — est aux mains d’une multinationale canadienne qui ne paye que 14 % d’impôts sur son revenu, estimé pour cette année entre 474 et 510 millions d’euros (4). Le gouvernement provisoire a également mis fin à l’occupation des terres par les sans-abri. Les mesures directement dirigées contre les propriétés de l’ancien régime passent pour hésitantes aux yeux des masses. Ce n’est que le 7 juin que le décret nationalisant l’Asia Universal Bank, contrôlé par le fils du président déchu, a été signé alors que les propriétés privatisées par Bakiev font l’objet de longues investigations.
Les mafias liées à Bakiev ont pu ainsi reprendre l’initiative, organisant des agressions “kirghizes“ contre des Ouzbeks et “ouzbekes“ contre des Kirghizes, qui ont provoqué les affrontements sanglants entre les pauvres désemparés dans la partie du pays où la population était largement restée spectatrice de l’insurrection d’avril. •
Jan Malewski, rédacteur d’Inprecor, est membre du Bureau exécutif de la IVe Internationale.
Notes
1. Bruce Pannier, Kyrgyzstan : Anatomy of a conflict,
http://www.rferl.org/content/Kyrgyzstan_Anatomy_Of_A_Conflict/2089464.html
2. Cf. http://www.economist.com/node/16377083
3. Cf. Inprecor n° 560/561 d’avril-mai 2010.
4. http://www.proactiveinvestors.com/companies/news/6309/centerra-goldskumtor-
gold-mine-unaffected-by-unrest-in-kyrgyz-republic-6309.html