Premier acte, mardi soir. Après onze heures de discussions, les ministres des finances de la zone euro ont constaté l’impasse, et levé le camp, aux alentours de quatre heures du matin. Ils se sont montrés incapables de s’entendre sur les manières de rendre la dette de la Grèce soutenable, une condition pourtant indispensable si l’on veut en finir, un jour, avec la crise de la zone euro.
C’est passé « à un cheveu », a assuré Pierre Moscovici, le ministre français, pour relativiser l’échec. Mais un autre responsable reconnaissait à la sortie de la réunion, sous le sceau de l’anonymat, à l’AFP, que l’« on est vraiment pas près d’un accord ». Une nouvelle réunion doit avoir lieu lundi.
Deuxième étape, jeudi et vendredi. Cette fois, ce sont les 27 chefs d’État et de gouvernement de l’Union, rejoints par le représentant de la Croatie (qui entrera dans l’UE en 2013), qui ont pris acte, lors d’un énième conseil européen, de leurs divergences, sur un autre dossier de premier rang : les grands équilibres du budget de l’Europe sur la période 2014-2020.
Le patron du conseil, Herman Van Rompuy, avait pourtant déployé toute sa panoplie du compromis « à la belge », en amont du sommet, pour que les choses se passent au mieux. Après une première proposition, présentée dix jours plus tôt, il a organisé, jeudi, des rencontres bilatérales avec chacun des leaders, avant de leur proposer, aux alentours de 23 heures, un nouveau texte, amendé selon les desiderata des 28.
Ces précautions de façade n’ont pas suffi. « Il nous faudra davantage de temps pour finaliser une solution », a-t-il reconnu vendredi soir, avant de temporiser : « Il n’y a pas matière à dramatiser. » José Manuel Barroso, le patron de la commission, a lui aussi pris des pincettes pour décrire l’impasse : « Il reste encore des différences de vue importantes sur un certain nombre de questions clés, en particulier le montant du budget global et l’équité de la redistribution du budget aux États membres. » Il reviendra à l’ex-premier ministre belge de décider, quand les positions auront suffisamment évolué, de convoquer un nouveau sommet – sans doute en janvier ou février prochain.
En moins d’une semaine, l’Europe donne la pire des images : celle d’une machine stoppée dans son élan, enlisée dans des conciliabules secrets et interminables, incapable de prendre des décisions, qu’elle ne cesse de repousser à plus tard. Au sein de ses membres, sur fond d’austérité partout sur le continent, les divergences s’accroissent. L’Union a-t-elle encore les moyens d’avancer, sans se disloquer ou se perdre ?
François Hollande, vendredi soir, s’efforçait de relativiser l’« échec » de la fin de semaine : « Je n’emploie pas ce mot parce qu’il n’est pas juste. » Le président français préfère rappeler qu’il en a toujours été ainsi, selon lui, dans l’histoire de l’Union, lorsqu’il s’est agi des perspectives financières. Un premier sommet « exploratoire », qui prépare le terrain à un second conseil « conclusif ». « À chaque fois, il a fallu du temps, mais cette méthode est la bonne », a déclaré le socialiste, qui participait à son quatrième sommet bruxellois depuis son élection en mai.
Vers un budget propre à la zone euro ?
Mais le contexte de 2012 est différent de celui de la fin des années quatre-vingt, lorsque Jacques Delors, à la tête de la commission, négociait le premier « cadre budgétaire pluriannuel ». À l’époque, l’Union commençait à retrouver un élan, dans la foulée de l’Acte unique de 1986. Aujourd’hui, la zone euro tente de sauver sa peau, et il faut aller vite. Chaque semaine de perdue est lourde de conséquences.
Les premiers responsables de ce fiasco sont identifiés : ce sont les États membres eux-mêmes. Depuis début novembre, ils ont transformé ces discussions budgétaires en un formidable concours de marchands de tapis, où seul prime le « retour sur investissement », qu’il faut maximiser coûte que coûte, pour rassurer ses citoyens. En clair : verser un peu moins qu’avant au budget européen, et si possible, en récupérer un peu plus, sous forme d’aides. Tout en baissant l’enveloppe globale, austérité oblige. À 27 et bientôt 28, l’entreprise devient très vite arithmétiquement impossible, puisque l’unanimité est requise.
Il suffit de rappeler les positions difficilement conciliables de trois poids lourds autour de la table. Londres ? David Cameron a plaidé pour une baisse d’environ 30 milliards d’euros du montant global (par rapport à la dernière proposition sur la table) et le maintien de son « chèque » (obtenue par Margaret Thatcher en 1984). Paris ? François Hollande veut limiter la casse sur la PAC, pour les agriculteurs français, et revoir de fond en comble le système de chèques et autres rabais consentis à certains pays. Berlin ? Angela Merkel n’est pas contre baisser un peu plus l’enveloppe globale, mais veut elle aussi préserver son rabais annuel.
Aucun projet politique, aucun horizon à atteindre. Tout faire pour préserver son pré carré d’intérêts, autour d’axes plus ou moins précaires (ici, pays du Nord versus pays du Sud). La relance de l’Europe, tant vantée par François Hollande en juin, est reléguée au second plan. La manœuvre laisse d’autant plus perplexe que les blocages ont porté sur 30 milliards d’euros – soit 3 % de l’enveloppe en débat, qui représente elle-même environ 2 % des budgets des 27 cumulés... Bref, c’est un montant quasiment dérisoire, à l’échelle du continent. À titre de comparaison, il était question, lors de l’Eurogroupe du début de semaine, de débloquer une nouvelle aide directe à la Grèce, chiffrée à 44 milliards d’euros.
Mais les capitales ne sont pas les seules fautives. Si l’Europe a tant de mal à décider par elle-même, c’est aussi que le traité de Lisbonne est passé par là, brouillant la procédure. À présent, c’est le président du conseil européen qui est en première ligne, et assume un énorme travail de négociations auparavant assuré par les services de la commission européenne et par son président. Qu’a fait José Manuel Barroso, ces dernières semaines, pour « vendre » son projet de budget européen, nettement plus ambitieux, aux capitales ? Très peu. Où était-il pendant les deux jours de conseil ?
L’échec du sommet de cette fin de semaine ne manquera pas de reposer, quoi qu’il en soit, l’opportunité d’une Europe à plusieurs vitesses, avec son noyau dur de plus en plus intégré et interdépendant (la zone euro) et sa périphérie rebelle (lire notre enquête publiée en 2011 sur le sujet). Acter l’existence d’un budget propre à la zone euro, qui viendrait compléter une enveloppe budgétaire à 27, permettrait peut-être de faciliter les discussions, en isolant la Grande-Bretagne. La question devrait figurer au menu du prochain conseil européen qui s’ouvre... dans moins de trois semaines. À défaut de savoir trancher, l’Union ne cesse de se réunir.