Comment être de gauche et continuer à exister dans une vie politico-médiatique uniquement rythmée par l’interdiction du burkini et, au-delà, du port du foulard islamique, sur les plages, voire dans tout l’espace public. Après avoir fait longtemps figure d’impensé pour « la gauche non hollandaise », le thème de la laïcité et des relations avec l’islam et les quartiers populaires est aujourd’hui devenu incontournable pour qui veut participer à la campagne présidentielle de 2017, qui s’ouvre avec cette ultime rentrée politique du quinquennat Hollande.
À Lorient, Toulouse et Saint-Denis, écologistes, proches de Jean-Luc Mélenchon et de Benoît Hamon, ainsi que le communiste Pierre Laurent, tentent tant bien que mal de relever la tête et de se débrouiller avec un sujet qui n’a jamais été leur préoccupation majeure, eux qui sont davantage préoccupés par les questions sociales et écologiques. Tour d’horizon depuis trois universités d’été (le séminaire de direction du PS étant à huis clos, comme à peu près tous les rassemblements socialistes depuis que Jean-Christophe Cambadélis a été élu à sa tête), où l’ordonnance du conseil d’État suspendant l’arrêté municipal anti-burkini de Villeneuve-Loubet (Alpes-Maritimes) a été vécue comme un soulagement.
Au Parti de gauche, réuni à Toulouse pour son « Remue-Méninges annuel », on s’évertue à ne pas « tomber dans le piège » de la polémique estivale, tout en admettant qu’il faudra bien apporter des réponses aussi sur ce sujet. Le candidat à la présidentielle issu du PG, Jean-Luc Mélenchon, a dit son ras-le-bol de cette polémique jeudi sur France 2. En résumé, il y a d’autres problèmes plus importants, et il ne s’agirait pas de « tomber dans la provocation ». « Combien de gens dans ce pays n’en ont pas [de religion – ndlr] et en ont assez qu’on vienne sans cesse les provoquer avec ces sujets. Moi ce que j’en dis... Si vous ne voulez pas vous calmer, alors faites-vous la guerre », a asséné le candidat.
À Toulouse, les cadres du parti interrogés par Mediapart se veulent plus pragmatiques. « La question ethnique, pour nous, c’est le piège absolu. On ne peut ignorer la question ni entrer dans leur jeu. On ne peut pas hurler avec les loups, on ne peut pas non plus être ailleurs », explique Charlotte Girard, coresponsable de l’élaboration du programme de la France insoumise. Pour elle, la difficulté est précisément de se tenir sur ce « chemin de crête ». Sarah Legrain, secrétaire exécutive nationale aux relations extérieures unitaires du PG, abonde : « Le burkini n’est pas un modèle d’émancipation évidemment, mais nous sommes contre l’interdiction. » Pour elle, « une interdiction, c’est déjà une atteinte à la laïcité ».
Éric Coquerel, coordinateur politique du PG, estime lui aussi qu’on « ne peut pas penser qu’on va passer entre les gouttes ». « Il va falloir donner des réponses sur tous ces sujets, insiste-t-il, et je pense qu’on a ces réponses. » « Oui, on est en guerre contre Daech mais en même temps on s’en tient à une laïcité 1905. Il est évident que du PS au FN, on a intérêt à entretenir ces polémiques pour éviter de parler du social, de la critique du capitalisme. Car sur ces sujets ils sont tous d’accord », accuse Coquerel. Charlotte Girard annonce que différents livrets programmatiques sont en préparation, dont un sur la sécurité, car, selon elle, il faut « un discours de gauche » sur la question. Ivan Jacquemart, informaticien à Air France, syndiqué SUD et membre du PG depuis 2009, espère quant à lui que « la question sociale reviendra sur le devant de la scène dès le 15 septembre », jour où les syndicats ont d’ores et déjà annoncé une action unitaire contre la loi sur le travail.
Du côté des écolos, c’est une grande lassitude qui règne, et aussi une grande colère.
« La polémique de merde », entend-on dans les couloirs. Réunis pour leurs journées d’été à Lorient, les écologistes d’EELV sont tiraillés entre la fatigue à cause de polémiques qu’ils jugent inutiles et dangereuses, et la volonté de mener la « bataille culturelle », selon l’expression du secrétaire national David Cormand. « Les nostalgies régressives, ça nous emmerde. La France carte postale, ça nous ennuie », lançait Yannick Jadot, un des eurodéputés candidats à la primaire d’Europe Écologie-Les Verts, à ses partisans jeudi soir.
Traditionnellement, les écologistes sont des défenseurs d’une laïcité ouverte, des adversaires proclamés de l’islamophobie et les promoteurs d’une France diverse, « cosmopolite ». Ils sont évidemment opposés aux arrêtés anti-burkini pris dans certaines villes de France. « Nous sommes dans un des moments politiques les plus abrasifs et les plus dangereux de ces quinze dernières années », estime la députée Cécile Duflot, également candidate à la primaire interne de son parti. Elle sort d’une interview sur BFM-TV. « On m’a posé quatre questions sur le burkini, alors qu’on vit la troisième année la plus chaude de l’histoire ! Mais on ne peut pas esquiver. Et moi je ne lâcherai rien. Il est de ma responsabilité politique de tenir un discours différent. » Elle rappelle qu’elle s’était déjà opposée au premier ministre sur les Roms, quand elle était encore ministre. « C’était prémonitoire, juge-t-elle. Il ne faut surtout pas céder à la communication et aux sondages. Car plus le débat se déporte, plus la droite et l’extrême droite se radicalisent. Il nous faut faire de la politique de conviction. Même si, pour cela, il faut du courage. »
Comme ses camarades, Cécile Duflot a notamment en tête les déclarations jugées ambiguës de Jean-Luc Mélenchon sur l’immigration ou le burkini. Pierre Laurent, secrétaire national du PCF, invité à Lorient vendredi pour un débat sur la loi travail, est du même avis. « Nous ne pouvons pas nous laisser aspirer par une campagne inspirée par les thèmes de Nicolas Sarkozy et du Front national, estime-t-il devant quelques journalistes. Il faut aborder de manière positive et offensive la question des migrations. Et il ne faut pas se laisser impressionner par ceux qui essaient de nous faire renoncer à cette ambition. » D’autant, dit Laurent, qu’il existe des « garde-fous dans la société française », citant l’écho du « discours de rassemblement » du maire de Saint-Étienne-du-Rouvray en juillet, après l’assassinat du père Hamel. « La société française a des capacités de résistance, même si la pression des forces de droite et d’extrême droite pour nous faire céder est majeure », juge le patron des communistes.
Hamon plus offensif
À l’ombre du Stade de France, où les troupes de Benoît Hamon se sont retrouvées pour deux jours de débat autour de l’ancien ministre de l’éducation candidat à la primaire présidentielle du PS, le ton est un peu plus offensif sur le sujet. Et le week-end s’est ouvert par un débat autour du terrorisme, avec les universitaires Pascal Boniface et Rachid Benzine. « On a voulu commencer par ça, explique le directeur de campagne et député de Saint-Denis, Mathieu Hanotin. Donner du grain à moudre à la stigmatisation des musulmans, accréditer l’idée qu’il faudrait vivre discret pour vivre heureux, c’est perdre le combat avant même de l’avoir entamé. »
Deux heures durant, Benzine et Boniface défendront une approche complexe, où « parler d’islam en général n’a pas de sens », où les rôles du Qatar et de l’Arabie saoudite, comme l’influence du wahhabisme, sont replacés dans le temps long, et où les processus de radicalisation sont détaillés et expliqués comme rationnels et non l’œuvre de fous. « Dire “expliquer c’est excuser” [des propos tenus par Manuel Valls – ndlr], c’est ne pas vouloir comprendre le terrorisme. Or le terrorisme n’est pas génétique, c’est le cadre politique et stratégique qui compte, pas le Coran », lâche Boniface sous les applaudissements.
Autour de Hamon, élu député à Trappes dans les Yvelines, ils sont nombreux à dire leur sidération face aux polémiques estivales. À raconter les récits sur leur marché de rentrée d’électrices musulmanes, « et même pas voilées », contrôlées à la plage du Touquet pour un foulard, ou d’agressions verbales dans le métro. Tous ciblent le duo de l’exécutif. « On est dans la décomposition accélérée de la gouvernance hollando-vallsiste, dans la désagrégation accélérée de la ligne gouvernementale, soupire l’eurodéputé Guillaume Balas. Valls, qui se veut soi-disant à la hauteur de Clemenceau, commet une faute politique et tactique incroyable en se mettant dans les pas des pires maires de droite de la Côte d’Azur. Bonjour le niveau de l’homme d’État… Quant à Hollande, il se cache. »
« La polémique devient tellement absurde que le problème central devient celui de la lâcheté, renchérit l’ancien président du Mouvement des jeunes socialistes Antoine Détourné. Mais on commence à voir cet été où ça peut concrètement nous mener. Nous, nous aurons comme ambition de désamorcer tous les fantasmes. » « On n’a souvent pas de confession, mais une croyance forte : on n’impose pas la liberté à coups d’interdits. Et ceux qui voudraient interdire le voile dans l’espace public, il faut qu’ils assument de vouloir changer la constitution », appuie Mathieu Hanotin. Le premier ministre Manuel Valls, qui a soutenu la décision des maires contre le burkini, n’est pas allé jusqu’à défendre une loi. Mais, dans un billet posté sur Facebook après la décision du conseil d’État, il a insisté en affirmant que « cette ordonnance n’épuis(ait) pas le débat ». « Dénoncer le burkini, ce n’est en aucun cas mettre en cause une liberté individuelle. Il n’y a pas de liberté qui enferme les femmes ! C’est dénoncer un islamisme mortifère, rétrograde », a-t-il affirmé.
Benoît Hamon sait bien qu’il a une carte singulière à jouer à gauche sur le sujet, parmi les impétrants à la présidentielle. « Cette affaire du burkini est en train de faire exploser la gauche », glisse-t-il, en prenant bien soin de souligner le « silence absolu d’Arnaud Montebourg sur le sujet », comme le « nouveau Mélenchon, convaincu d’un complot salafiste sur les plages ».
Pour Hamon, alors que le président « n’a pas d’avis sur les grands principes fondamentaux », le premier ministre se laisse emporter par « ses pulsions narcissiques et égotiques », et son style « consistant à vouloir perpétuellement jouer des muscles et se chercher des ennemis, en mode sectaire agressif ». Lui défend un discours « où on dirait où sont les lignes jaunes et ce qu’on ne peut pas accepter, mais en maintenant un dialogue permanent pour tout le reste ». « Dans le moment, dit-il, il est impossible de laisser un électeur de gauche sans candidat défendant un imaginaire métissé et une gauche socialiste sans équivoque. »
Lors de la fin du forum consacré au terrorisme, une femme avec un foulard a pris la parole pour évoquer à quel point elle se sentait française « en ayant grandi au bord de la mer, heureuse », mais doutant de pouvoir trouver un bonheur comparable en habitant dans une banlieue parisienne. « Comment se sentir français et heureux dans ces conditions ? », s’est-elle interrogée. Au moment de conclure, elle lâche : « Alors je suis venue voir, en me disant “Benoît Hamon pourquoi pas ?”. Mais bon, j’avais fait pareil avec François Hollande il y a cinq ans… »