Une très vaste culture compatible avec le talent pédagogique et une pulsion révolutionnaire compatible avec la sérénité de son caractère ont fait actuellement de Yayo Herrero l’une des voix incontournables des intellectuels progressistes espagnols. Yayo Herrero est directrice de la fondation écologiste FUHEM et exprime le point de vue de l’éco-féminisme, un mouvement qui fusionne l’écologisme et le féminisme en une seule école, comprenant que la surexploitation de la nature et la soumission des femmes ont une même origine : une économie cannibale qui fonctionne en dévorant les corps et les territoires et qui se base sur une conception de la nature comme machine et de la science comme instrument de pouvoir, préconisé par Bacon, Descartes et Newton au débuts de la modernité et dépassé par les physiques du XXe siècle, mais qui subsiste comme sens commun diffus parce que cela est très utile au système capitaliste.
Dans cet entretien d’une heure et demi, qui s’est déroulé à Oviedo (fin 2014), où elle venait donner une conférence dans le cadre de journées sur les luttes paysannes et indigènes convoquées par le groupe « genre » des ONG de la principauté des Asturies, Yayo Herrero présente aux lecteurs de Asturias24 (une revue de cette région du Nord de l’Espagne) les points-clés du diagnostic et des recettes de ce mouvement, sachant qu’il n’obtiendra pas la réalisation de ses aspirations dans le cadre d’impossibles capitalismes verts ou d’un capitalisme à visage humain et qui tente d’avertir le monde de l’imminence de l’effondrement d’une planète dépassant ses limites physiques, et rappelant en même temps que la peur ne paralyse que quand l’on ne sait pas où aller.
Pablo Batalla Cueto (PBC) : Commençons par établir des concepts. Qu’est-ce que l’éco-féminisme ?
Yayo Herrero (YH) : L’éco-féminisme est un mouvement social, en même temps qu’un courant de pensée qui se base surtout sur le dialogue entre le mouvement féministe et le mouvement écologiste. J’insiste sur l’aspect du dialogue, parce qu’il est important de comprendre qu’il s’agit d’une relation égalitaire, où aucun des deux mouvements ne comprend, ni ne peut prétendre remplacer l’autre. A la base de l’éco-féminisme, ou de ce qui lui donne sens, est l’analyse des causes de la dégradation de la nature et de la destruction des processus naturels, et celle de quelques-unes des causes qui se cachent derrière la subordination des femmes et de la persistance du patriarcat, on trouve pas mal de logiques communes. De la même manière, quand on se demande comment construire un monde adapté aux limites physiques de la planète et de la nature et qu’en même temps on estime prioritaire le soin de la vie et le bien-être des personnes, qui a été l’une des préoccupations fondamentales du féminisme, on constate aussi les synergies entre ces propositions. Quand les deux mouvements dialoguent, il se produit un élargissement de la force des thèmes abordés séparément par chacun d’entre eux. L’éco-féminisme nous permet de mieux nous comprendre comme espèce, de donner une importance matérielle, politique et symbolique aux rapports de l’être humain avec la nature et avec les autres êtres humains, ce qui est la base pour pouvoir soutenir la condition humaine.
PBC : L’éco-féminisme part d’une prémisse qui semble une lapalissade, mais qui ne l’est pas tant : l’être humain ne peut vivre solitaire, ni par rapport aux autres êtres humains, ni par rapport à la nature.
YH : Effectivement, l’éco-féminisme est absolument conscient qu’il existe deux ensembles de rapports profondément matériels : les rapports avec la nature et les rapports avec les autres personnes. J’insiste beaucoup sur la matérialité parce que parfois nous abordons seulement le thème de l’affectif ou du symbolique, mais les rapports avec la nature et avec les autres personnes sont profondément matériels. Et c’est vrai : cela paraît une lapalissade, mais les instruments développés par le modèle économique capitaliste et les instruments politiques que nous avons construits pour développer les sociétés de bien-être n’en tiennent pas compte. Il semble que les personnes pourraient vivre émancipées de la nature et du reste des êtres vivants. Aujourd’hui, on a construit une idée de l’individu sur lequel pivotent les droits, les obligations, la participation économique et politique, etc., une idée qui n’existe pas, qui est une fiction. Cet individu n’est pas un être isolé ou autonome : il dépend de la nature et du reste des êtres vivants, et la destruction de la nature et des environnements communautaires soumet les personnes à une profonde vulnérabilité.
PBC : Il n’y a pas un seul éco-féminisme, mais plusieurs éco-féminismes. Il y a différentes manières de comprendre l’éco-féminisme, mais surtout deux : l’essentialiste et la constructiviste. Pour les essentialistes, les femmes sont, par leur condition de mères, essentiellement plus liées à la nature que les hommes ; pour les secondes, ce lien à la nature, certes existant, est dû au fait de vivre dans des sociétés patriarcales qui assignent aux femmes des rôles concrets différents de ceux des hommes. Vous êtes constructiviste, mais reconnaissez-vous quelque valeur ou raison au courant essentialiste ?
YH : Naturellement oui. Je crois fermement que les femmes ne sont pas plus proches ni plus naturelles que les hommes, nous ne sommes pas par essence plus capables de donner de l’affection ou de soigner la nature. Je crois que tous et toutes sont entourés d’hommes parfaitement capables d’avoir des relations tendres, d’être affectueux et de soigner la vie. La division sexuelle du travail fait que beaucoup d’hommes vivent très bien en pouvant ne pas prêter attention à toutes ces choses qui sont à tous et à toutes. Mais je reconnais quelques applications de cet éco-féminisme essentialiste que j’admire énormément, surtout celles qui viennent d’autres cosmovisions, asiatiques ou africaines. Par exemple, l’éco-féminisme indien de Vandana Shiva a ces teintes essentialistes, mais elle a organisé des mouvements très forts de résistance contre la commercialisation des semences, l’agriculture industrielle ou le mal-développement qui sont très intéressants et dans lesquels beaucoup d’activistes se retrouveraient de manière très claire. Depuis ce regard, on peut construire aussi une résistance anti-capitaliste et anti-développement dans le mauvais sens du mot développement.
PBC : La critique féministe au système patriarcal aime partir de la croyance à un matriarcat antérieur. Dans l’écologie, vibre aussi une apparente nostalgie d’un hypothétique Eden soutenable perdu avec la venue de l’industrialisation et auquel, d’une certaine manière, il faudrait retourner. L’éco-féminisme unit-il ces deux nostalgies ? Existe-il des motifs pour croire à cet éco-matriarcat antérieur, ou cela fait-il plutôt partie du terrain des mythes ?
YH : Dans le type d’éco-féminisme que nous travaillons, nous ne partons pas de cette idée d’un matriarcat essentiel et d’un paradis naturel antérieur. Dans les rapports des personnes avec la nature, il y a toujours eu conflit à un degré plus ou moins grand et des rapports pas nécessairement harmonieux. Avant l’avènement de la société industrielle, plusieurs effondrements de civilisation s’étaient produits, tout comme des processus de désertification, des disparitions de forêts, etc. L’intensité des dommages et des changements alors survenus n’était pas égale à ceux que put produire ensuite la société industrielle. L’industrialisation, le développement technologique et la nécessité de disposer de l’énergie fossile ont donné lieu à une capacité bien plus grande d’intervenir sur le territoire et de le modifier. Quant au matriarcat antérieur, Robert Graves – par exemple – défend son existence après avoir analysé toute la mythologie grecque, et il existe aussi des textes d’une certaine anthropologie qui la défendent sur la base de données préhistoriques. Almudena Hermando, par exemple, développe dans son livre La fantasia de la individualidad une idée assez intéressante : le fait que les femmes restent dans les localités où elles vivent et que les hommes s’en éloignent a créé chez ceux-ci une sorte d’indifférence envers la communauté et le soin, qui peut être en partie à l’origine des rapports patriarcaux. En tout, par-delà ces apports, l’existence de l’éco-matriarcat antérieur est une idée assez contestée. Je ne dirais pas qu’il existe de toute évidence un éco-matriarcat antérieur et je ne défendrais pas ce paradis auquel il faudrait revenir, entre autres parce que les processus historiques sont irréversibles et que l’on ne peut jamais revenir au passé. Je crois que c’est davantage une question de s’ajuster aux limites et de mettre les rapports au centre.
Science et nature
PBC : L’objectif basique de la science, comme l’a formulé Bacon et qui continue aujourd’hui d’être tacitement considéré, est de soumettre la nature et de la mettre au service des êtres humains. « La planète doit être au service de l’homme », disait textuellement Ana Botella,il y a cinq ans. (Ana Botella, membre du Parti populaire (PP). Elle a été maire de Madrid de 2011 à 2015. Elle est par ailleurs l’épouse de José María Aznar, président du gouvernement espagnol de 1996 à 2004.)
YH : Oui…
PBC : Dans cette vision frappée du sceau de la modernité, la science n’est pas seulement un instrument de pouvoir, mais quelque chose d’infaillible, neutre et non sujet à des distorsions, fruit des idéologies ou des modes. L’éco-féminisme se rebelle bien sûr contre l’abîme ontologique qui prétend s’interposer entre les êtres humains et le reste du monde vivant, mais aussi contre cette vision baconienne, cartésienne, newtonienne de la science. La nature, clamez-vous, n’est pas un automate froid et prévisible, mais un gigantesque organisme vivant et, en grande partie, imprévisible.
YH : Avec Bacon, Descartes et Newton, on arrive à concevoir la nature comme un automate qui fonctionne avec des lois mécaniques déterminées. Bacon, Descartes et Newton sont des personnes extrêmement religieuses, comme c’est normal à l’époque, et conçoivent l’être humain près de Dieu et distancé de la nature pour avoir une raison, une intelligence, qui lui permettent de s’éloigner du matériel et de se rapprocher de ce dieu. Ils conçoivent Dieu plutôt comme architecte ou comme concepteur de la nature, non comme un intervenant constant, et l’homme comme le dépositaire de cette machine qui est à son service.
PBC : Descartes en arrive à comparer les cris des animaux avec le bruit des gonds d’une machine en fonctionnement.
YH : Oui. Max Weber utilisa le concept de désenchantement du monde pour résumer ce processus où l’on passe d’une vision médiévale et préindustrielle de la nature comme un réceptacle de magie, qui était imprescriptible et source de peur – et que par conséquent il fallait soigner ou respecter – à cette autre vision mécanique de la nature où l’on réduit toute la complexité du vivant aux relations cause-effet et où l’on arrive à croire que la même action génère toujours le même effet dans la nature, quand ce qui se passe dans les systèmes complexes, dans les systèmes vivants, c’est qu’opèrent plus de relations que les relations cause-effet. Ces relations sont présentes, tout comme le sont les synergies, les réalimentations positives et négatives… La nature est un entourage où intervient une infinité de variables qui ne répondent pas toujours de la même manière.
PBC : La science nous sert à comprendre la logique de la mort, mais pas celle du vivant, dit René Passet.
YH : Il le dit dans L’économique et le vivant, et c’est quelque chose qui a suscité beaucoup mon attention quand je l’ai lu. Le message, c’est que dans le vivant il y a des parts d’incertitude et d’imprévisibilité qu’on ne peut éviter. Gregory Bateson utilisait une scène d’Alice au pays des merveilles, qui reflète très bien cela : quand Alice arrive au terrain de croquet de la Reine des Cœurs, Alice connaît phénoménalement les règles du jeu, elle sait parfaitement comment fonctionne une partie de croquet, mais là les cerceaux sont les soldats de la Reine des Cœurs, le bâton qu’on donne à Alice pour frapper la balle est un flamenco et la balle est un hérisson. Par conséquent, quand Alice tente d’appliquer ses règles au camp de la Reine des Cœurs, le bâton bouge et ne donne pas la balle avec le bec, le hérisson bouge également et les soldats vont changer la configuration des cercles, et les règles qu’elle a ne lui servent pas beaucoup. Cela se passe parfois avec la nature. A certains moments, des effets de seuil sont surmontés et la nature commence à s’auto-organiser et cesse de fonctionner comme on croit qu’elle devrait le faire. C’est de la science, non de la sorcellerie. De fait, à l’intérieur de la science elle-même, déjà aux débuts du XXe siècle, on a commencé à contester cette vision mécanique de la science pour mettre en évidence que les lois de la mécanique étaient parfaites pour une quantité de processus manufacturiers, mais qu’elles ne servaient pas pour expliquer la complexité du vivant. La physique, la thermodynamique et l’écologie ont mis en évidence que le monde, l’univers, la nature ne fonctionnaient pas selon cette logique et des approches surgies de la science, comme la science post-normale ou l’approche des systèmes ont permis de formuler des propositions alternatives. Maintenant, aucun physicien ne te dirait que la nature fonctionne d’une manière exclusivement mécanique.
PBC : Dans une certaine mesure, la vision médiévale de la nature était, d’une manière instinctive, plus judicieuse que la moderne.
YH : Effectivement, la science du XXe siècle a montré avec l’écologie et les lois de la thermodynamique que la vision de la nature à l’époque médiévale, avec cette part d’imprévisibilité, d’incertitude, de mystère, était d’une certaine manière plus certaine que l’actuelle. Cette imprévisibilité, cette incertitude étaient réelles, par-delà le langage plus propre de la magie ou de la superstition, utilisée par les hommes du Moyen Âge pour faire allusion. Elles n’étaient pas incompatibles avec la science.
PBC : Quand cette vision de la science et de la nature commença d’apparaître aux XVIe et XVIIIe siècles, elle a a suscité des résistances très curieuses et très oubliées.
YH : Des résistances très intéressantes se sont produites. Par exemple le romantisme, qui fut tout un mouvement de résistance contre la vision de la nature selon les Lumières. Condorcet, l’un des philosophes des Lumières, parlait de la Terre comme de « cette cruelle marâtre à laquelle nous avons été rendus ». Face à cela, le romantisme refuse de renoncer à l’idée de la nature comme un espace de vie et de mystère, et avertit même, d’une manière réellement pionnière, des risques de la technologie. Le Frankenstein de Mary Shelley, par exemple, est un avis très clair sur le fait qu’en jouant avec le vivant les choses peuvent mal se terminer. Un autre phénomène significatif est le mouvement contre la vivisection des animaux, qui se produit au XVIIIe siècle et qui vient surtout des femmes des Lumières. C’est un mouvement très curieux, parce qu’aujourd’hui une grande partie du mouvement animaliste est constitué par des femmes. Leur présence dans l’animalisme est écrasante.
PBC : Cela ne semble-t-il pas un argument en faveur du féminisme essentialiste ?
YH : Il peut sembler que oui, mais de nombreuses auteures estiment qu’à partir de la subalternité, de la subordination, il est plus facile d’être sensible à la souffrance et d’être en attente de l’autre soumis. Ce n’est pas tellement le fait de ressentir un lien essentiel mystique avec l’animal, ta propre subordination te fait développer davantage cette éthique du soin, cette pulsion de te prendre en charge ou d’être attentif à l’autre. D’autre part, il y a aussi un processus éducatif par lequel les rôles se séparent. Les femmes reçoivent une éducation qui nous mène à être plus attentives à la souffrance. Les enfants, très petits, sont beaucoup plus capables que les adultes de percevoir même l’inanimé comme quelque chose de vivant. L’éducation reçue assigne ensuite aux femmes le rôle des soins et inocule aux hommes la pulsion capitaliste du toujours plus.
PBC : Parvenir à une société éco-féministe supposerait-il de payer le prix de renoncer au progrès technologiques et scientifique ?
YH : Cela supposerait d’avancer vers un autre modèle de progrès et par conséquent probablement vers une autre technologie. L’idée de progrès ancrée dans la modernité, ce rêve de vivre émancipés de la nature et des personnes, doit être complètement repensée pour que les 7 milliards de personnes existant aujourd’hui sur cette planète soient capables de construire une vie bonne et équitable, adaptée aux limites que nous avons. Pour moi, progresser consisterait à avancer dans cette ligne, et dans cette ligne il manque la technologie, mais ce doit être une technologie différente qui ait comme objectif principal de préserver au maximum la nature et générer le plus grand bien-être possible pour les personnes. Je crois que de nombreuses « avances » que nous avons faites ne peuvent pas présumées d’être pensées et organisées pour générer le bien-être, la justice et l’équité, ni ensuite de se préoccuper de veiller à ce que la planète qui accueille puisse continuer d’exister dans quelques centaines d’années.
PBC : Prenons un exemple concret : dans cette société éco-féministe, y aurait-il la place pour envoyer une sonde faire des photos de Pluton ? Devrions-nous renoncer à quelque chose d’aussi fascinant que l’exploration de l’espace, en vertu du principe de ne pas mettre en marche des technologies n’ayant pas une répercussion directe sur le bien-être des personnes ?
YH : Dans cette société, nous devrions penser que nous avons plutôt besoin du coût énergétique et de la consommation de minéraux pour la construction et l’envoi de cette sonde sur Pluton, pour transiter vers un modèle basé sur les énergies renouvelables qui couvre toutes les personnes de la planète. Dans un moment comme celui-ci, où les limites physiques de la planète sont déjà si dégradées, où chaque usage matériel que nous voulons faire est en compétition avec d’autres usages, nous devons penser si l’envoi de la sonde sur Pluton entre ou non en contradiction avec les besoins qu’il faut couvrir pour toutes les personnes, en tenant compte, en outre, que la planète doit continuer à se régénérer. Certes, nous avons aujourd’hui même une planète entourée de ferraille qui tombe de temps en temps dans les champs d’Albacete (une province du Sud-Est de l’Espagne) (rires). Récemment, j’ai lu dans un article qu’une bonne partie de ce qui l’on envoie dans l’espace à un coût majeur doit être recouvré, afin que, s’il se cogne à l’un des déchets que nous avons envoyé dans ce même espace, il puisse se maintenir. Nous sommes en train de transformer la planète en une sorte de prison pour avoir une science et une technologie au service d’un capitalisme, dont la proposition maximum est de faire des bénéfices et non une science et une technologie au service de l’ensemble de la vie.
PBC : La vision mécaniste de la science prônée par Bacon n’était pas seulement une erreur, mais aussi une superstructure très utile au capitalisme, ce qui explique sa survie bien après qu’elle ait été discréditée par la science elle-même.
YH : Elle fut très fonctionnelle à la naissance du capitalisme et du processus industriel. Et elle survit, bien qu’étant déjà contestée par la physique, parce que cette fonctionnalité a donné une énorme légitimité sociale et parce que, lorsque l’idée selon laquelle l’application de la méthode scientifique peut interpréter le monde d’une façon objective, elle a transformé la science en quelque chose d’incontestable.
PBC : En une sorte de religion.
YH : En fait, je crois que le capitalisme, surtout dans sa dimension et son approfondissement néo-libéral, est une religion : toute une conception de vie avec une série de principes sacrés la compétitivité la propriété -, que tu trouves maintenant inoculés non seulement dans le marché, mais dans la politique et y compris dans les formes de rapports entre les personnes. La propre logique capitaliste d’organisation de l’économie se transforme en une anthropologie : elle finit par fabriquer un type de personne très fonctionnel, tout comme ce que la science fabrique est fonctionnel. Attention, il me semble que la science est absolument nécessaire. En partant d’elle, nous pouvons savoir qu’il existe un changement climatique et quels sont les taux de retour des sources énergétiques que nous avons. Il me semble que la science est absolument essentielle, mais il faut l’accompagner d’une autre vision comprenant que la nature n’est pas une machine.
Repatriarcalisation
PBC : Pour en venir à la partie féministe de l’éco-féminisme, vous soutenez que ce processus de soumission de la nature fut accompagné d’un autre processus de soumission des femmes ; que la soumission des femmes n’est pas un phénomène immémoriel, mais d’implantation relativement récente qui fut mené de manière violente et qui rencontra, comme la soumission de la nature, des résistances diverses.
YH : Je ne dirais pas que la soumission des femmes remonte à l’ère moderne : si on lit la littérature antique, en commençant par la Bible ou les textes de Platon et d’Aristote, on voit qu’alors le patriarcat existait déjà et qu’il existait depuis très longtemps. Il est certain, et tu le vois dans des textes sur l’anthropologie de la famille – comme ceux de Martine Segalen -, que dans le mode de production pré-industriel, malgré une division sexuelle du travail, il n’existait pas une conception si absolument dévalorisée de la part du travail fait par les femmes. La maison, l’ambiance domestique, comme cadre de production, développait des tâches différentes, mais également considérées comme importantes pour obtenir et couvrir les biens et services nécessaires pour maintenir la vie. Il n’y avait pas une séparation aussi stricte entre ce que nous appelons aujourd’hui la production et la reproduction. La production étant ce qui se reflète sur le marché. Il n’existait pas une si grande différence. Des auteures comme Silvia Federici et quelques études de médiévistes signalent l’existence tout au long du Moyen Âge de certains processus où des femmes jouaient un rôle important : il s’agissait souvent de veuves ou de célibataires, parfois protégées par la vie dans des couvents ou des contextes de vies communes similaires, qui ont basé en bonne partie cette force, cette indépendance, sur la connaissance de la nature et qui sont parvenues à certains niveaux de contrôle de la reproduction grâce à des pratiques abortives ou contraceptives.
PBC : Silvia Federici interprète les chasses aux sorcières de la fin du Moyen Âge et des débuts de la modernité comme une attaque structurelle à cette indépendance.
YH : Silvia Federici signale que la révolution industrielle et les premières naissances de la science moderne coïncident avec la période où, en Europe, furent brûlées le plus grand nombre de sorcières. Nous avons toujours vécu ce processus comme un phénomène religieux, mais la majorité de ces jugements étaient des jugements civils. De nombreuses femmes seules, veuves, fortes, furent brûlées sous l’accusation de sorcellerie, et Silvia Federici signale que ce n’est point un hasard si la naissance de la science et de l’industrialisation, nécessitant une quantité énorme de main-d’œuvre, coïncide avec les bûchers des sorcières et avec un moment où il y avait très peu de population en Europe en raison des grandes pestes et où de nombreuses femmes, qui avaient vu mourir lors de ces grandes épidémies tous leurs enfants, ressentaient un refus énorme à continuer d’avoir des enfants pour les voir mourir.
PBC : Ces femmes avortaient les enfants, dont le capitalisme naissant avait besoin pour remplir ses brillantes fabriques.
YH : Clairement. Alors, le capitalisme criminalise ces femmes en les accusant d’être des sorcières séquestrant les enfants ; il stigmatise celles qui, comme accoucheuses, aident à accoucher, mais aussi à avorter, et médicalise la grossesse et l’accouchement pour les contrôler directement. Silvia Federici défend l’idée que ce moment d’accumulation originelle fut le processus de clôture et de prolétarisation des personnes décrit par Marx, mais aussi un processus de soumission et de violence contre les femmes. Elle affirme aussi que ce processus s’est répété lors de tous les nouveaux processus d’accumulation originelle, ce que David Harvey dénomme maintenant l’accumulation par dépossession. Nous le voyons dans l’Etat espagnol, en ce moment des politiques d’ajustement structurel, que nous avons dénommé austéricide et que Rajoy (président actuel d’Espagne, membre du parti de droite PP) appelle horriblement austérité.
PBC : Une jolie parole, parce que c’est le nom d’une vertu essentielle, mise au service d’une fin exécrable.
YH : Bien sûr, l’austérité est une valeur importante dans un monde physiquement limité, mais ce que Rajoy appelle austérité signifie se résigner à la spoliation. Ces politiques ont été bien sûr accompagnées, comme toujours, par une recrudescence de cette soumission et de cette criminalisation des femmes. C’est un moment où l’on tente de régénérer les taux de profit du capital, où la fameuse récupération n’est rien d’autre qu’un processus d’extractivisme social, c’est-à-dire l’extraction jusqu’à la dernière goutte des ressources publiques existantes pour mettre au service de cette récupération du capital tout le travail du soin et de la reproduction de la vie – que l’on ne peut pas cesser de faire, mais qui ne se finance plus par l’argent public -, toute cette précarité générée par les processus d’exclusion, avec des millions de personnes en situation de chômage et y compris des travailleurs et des travailleurs ayant un salaire, mais ne cessant pas d’être pauvres parce leurs conditions de travail génèrent la pauvreté et l’exclusion. Toute cette précarité de vie se répercute dans les foyers, dans la famille –qui est un peu la grande corporation du patriarcat, parce qu’à l’intérieur de la famille les rapports ne sont pas égaux. Majoritairement, les femmes assument par leur travail une bonne partie de ce qui était auparavant assuré par les services publics. Je ne sais pas ce qu’il en est dans les Asturies, mais à Madrid beaucoup de gens sortent leurs grands-parents des foyers parce qu’il leur manque la pension pour l’économie domestique.
PBC : Oui, ça se passe aussi dans les Asturies.
YH : C’est terrible. Alors tout cela se passe à l’intérieur de la maison et, outre que de nombreuses maisons commencent à devenir une poudrière de rapports tendus avec les résultats que nous connaissons, il y a une augmentation de la pression énorme sur le temps de travail et sur l’angoisse des femmes. Cela se passe en même temps qu’apparaissent ces discours essentialistes tapant sur l’épaule des femmes : « Ouf, dans un foyer où il y a une femme ou une maîtresse de maison, nous savons que l’on va toujours se préoccuper des enfants ou des personnes âgées ». Ce discours, cette logique du devoir ou de l’imposition de l’amour, du soin, comme signe de vie, agit symboliquement comme un mécanisme oppresseur, qui tombe à pic. Et on criminalise, d’autre part, celles qui se rebellent et ne veulent pas assumer cette charge toutes seules : la Conférence épiscopale surgit, avec Rouca Varela à sa tête, pour dénoncer l’idéologie de genre comme si c’était l’idéologie des nouvelles sorcières ou parle de féminazies (féministes nazis), quand des femmes disent qu’elles veulent décider elles-mêmes d’être souveraines de leur propre reproduction.
PBC : A votre avis, se produit-il alors un processus de resoumission, de repatriarcalisation ?
YH : Je ne dirais pas que ce processus est en cours, mais je crois qu’il y a des tentatives en ce sens. C’est là une énorme résistance des femmes. Je crois que, ces dernières années, l’un des mouvements qui a le plus rajeuni et qui s’est renforcé comme mouvement social est le féminisme. De tous les mouvements classiques, le féminisme a été le plus capable de se régénérer et d’incorporer des jeunes.
PBC : Les travaux de soin et de soutien quotidien de la vie que les femmes remplissaient avant leur sortie du foyer grâce aux conquêtes du mouvement féministe, et qui sont absolument fondamentales, ne furent ni réparties dans toute la société ni rémunérées, mais en grande partie ont cessé d’être faites par manque de temps.
YH : Le problème, c’est que, dans le monde occidental, les femmes sont arrivées à une situation où on leur reconnaît des droits sociaux et économiques, l’emploi rémunéré, mais cela fait qu’il y a moins de temps pour faire le reste
PBC : Pour compliquer encore davantage les choses, le vieillissement de la population et les avancées médicales font qu’il y a plus de personnes vulnérables et pour une plus longue durée. C’est-à-dire qu’il y a moins de temps pour plus de soins.
YH : Oui. La pyramide de la population s’est inversée et des personnes se retrouvent dans des situations d’énorme vulnérabilité. Je le disais à quelqu’un qui passe dans un asile de vieillards. Dans plusieurs cas, c’est terrible : des étages entiers de personnes qui ne peuvent plus rien faire par elles-mêmes. Et il y a plus : le modèle de ville que nous avons par exemple, où nous vivons dans un endroit, nous travaillons dans un autre et la maison des parents dont nous devons aller nous occuper se trouve dans un troisième. Nous passons beaucoup de temps pour aller d’un endroit à l’autre. Je crois que nous allons nous retrouver avec un problème important dans très peu de temps. Si tu regardes, dans l’Etat espagnol, la quantité de chômeurs existants et ce que l’on appelle récupération économique, quelques emplois où on paye les gens 600-700 euros, tu ne peux éviter de te demander comment, avec ces bases de cotisation, nous allons pouvoir financer de manière publique, collective et solidaire les soins de toutes ces personnes. De plus, auparavant, dans la génération de nos parents, il y avait plus d’enfants et il n’était pas rare d’avoir six ou sept frères/sœurs pour s’occuper des parents, même si les sœurs s’en occupaient davantage ; mais dans notre génération, ceux qui ont des enfants en ont un ou deux et de plus les modèles familiaux ont changé totalement : les parents se séparent, de nouveaux couples se forment, etc. D’autre part, il y a aussi des processus d’émancipation et de rébellion des femmes qui, en toute légitimité, se refusent à assumer ces soins toutes seules. Il en résulte que, pour divers facteurs, nous sommes face à un problème structurel impressionnant. Il faut repenser complètement le modèle de soutien public pour que celui-ci continue d’être viable.
PBC : Deux figures curieuses sont apparues comme conséquence de cet abandon, faute de temps, des soins et des tâches domestiques : celle des grands-parents esclaves et celle des employées domestiques, quasi toujours des femmes, immigrées venues de pays pauvres et mal payées. Finalement, la libération des femmes a consisté à libérer les unes au prix de l’esclavage des autres.
YH : A la base, le problème réside dans le fait que, majoritairement, les hommes n’ont pas assumé la réciprocité dans les tâches de soins, par conséquent cette tâche continue à reposer majoritairement sur les épaules des femmes. Raison pour laquelle, tout comme l’on parlait de la dette écologique comme la dette contractée envers les pays de la périphérie pour l’usage inégal des ressources, pour la destruction et la création inégale de résidus, on pourrait parler aussi – par métaphore, car c’est difficile à comptabiliser – d’une sorte de dette de civilisation ou de soins contractée par la majeure partie des hommes envers les femmes, en raison de l’énorme inégalité dans la contribution à cette tâche basique. La situation, c’est que des femmes ont des familles pouvant les aider et alors se produit un processus qui a toujours existé : la répartition des soins. La différence, c’est qu’auparavant cette répartition se faisait dans des réseaux communautaires, de voisins ou de famille élargie, où il était plus facile de l’organiser. Maintenant, le modèle de famille nucléaire rend très difficile cette répartition et, par conséquent, est apparu le syndrome des grand-mères esclaves. Et, ensuite, il y a un autre mécanisme de répartition qui a davantage à voir avec la classe et qui consiste à ce que des femmes en paient d’autres pour effectuer ces tâches. C’est aussi une vieille histoire : le travail domestique payé fut toujours un travail d’émigrées, il fut d’abord effectué par les femmes qui émigraient de la campagne vers la ville et postérieurement il le fut par l’émigration transnationale. Mais, curieusement, si tu regardes d’où viennent les matières premières qui soutiennent le métabolisme économique dans l’Etat espagnol ou dans un autre pays riche, et que tu regardes ensuite d’où viennent les femmes qui donnent les soins, tu constates qu’il s’agit exactement des mêmes pays.
PBC : Nous absorbons les femmes boliviennes comme nous absorbons les ressources boliviennes. Les femmes sont une ressource supplémentaire à extraire.
YH : Exactement. Il y a un transfert absolument inégal en termes tant d’écodépendance que d’interdépendance.
PBC : Peut-on dire que le système antérieur de la division de sphères entre les hommes et les femmes, bien qu’évidemment injuste, était plus harmonieux et que l’actuel, par-delà les apparences, est moins harmonieux sans être parvenu à être plus juste ?
YH : Le système antérieur était clairement injuste, mais il avait l’avantage de fonctionner. Il était injuste parce qu’il fonctionnait grâce à la soumission des femmes, mais il permettait de reproduire l’existence quotidienne, pour le dire ainsi. Ce qui se passe actuellement, c’est que nous sommes arrivés aux limites où l’existence quotidienne ne peut pas se reproduire : le système continue d’être injuste, mais en plus il ne fonctionne pas.
PBC : Quelles voies par parvenir à un système qui inclut les deux choses : juste pour les femmes et harmonieux pour tous ?
YH : La réorganisation du temps des personnes. Tout comme l’on fait des politiques économiques, nous devrions faire des politiques du territoire et des politiques des temps que l’on passe pour repenser tout le temps de l’emploi rémunéré : réduction des journées de travail, réorganisation des permis, des possibilités d’excédent… On pourrait même être un peu expéditif dans le sens : des permis de paternité obligatoires. Que tu ne puisses pas t’y soustraire. A la base, il est important d’avoir des services publics et socio-communautaires, mais les services existants doivent être aussi repensés, parce que je ne sais pas s’ils sont les plus adéquats, mais ils sont fondamentaux pour ne pas laisser le thème de la répartition du travail et des soins à la logique que peut assumer les familles, où les rapports de pouvoir sont absolument inégaux et nous n’avons pas la certitude qu’ils cessent de l’être, quelles que soient les nombreuses déclarations faites à ce propos. Le droit à être soigné quand on se trouve dans une situation de vulnérabilité est un droit basique, tout comme celui de ne pas soigner une personne déterminée. Tu dois contribuer au soin en termes de réciprocité, parce que toi-même tu ne peux pas vivre sans lui, mais la logique familiale impose aux femmes l’obligation de soigner leur propre entourage, et parfois les relations familiales sont très compliquées. Tu peux te retrouver à soigner ton agresseur ou les personnes qui t’ont gâché la vie.
Production et reproduction
PBC : En plus de promouvoir une nouvelle conception de la science, le capitalisme a aussi transformé à sa convenance le concept de travail. Cela a déjà été effleuré, mais qu’est-ce que le travail pour le système actuel et qu’est-ce que le travail pour une éco-féministe ?
YH : L’éco-féminisme s’est nourri de ce que le mouvement féministe a toujours prôné. Au sein du modèle capitaliste, le travail se fait en échange d’un salaire, c’est-à-dire qu’il se reflète dans les comptes monétaires du système, de l’Etat. Cela donne lieu à des paradoxes curieux : chanter, parce tu aimes chanter avec la chorale de ton quartier, n’est pas un travail ; mais quand tu le fais en étant payé sur une scène, dans un gala, c’est un travail. Un footballeur travaille, mais si tu fais exactement la même activité en jouant avec tes collègues, à la fin de la semaine, ce n’est pas un travail. Il y a encore plus paradoxal : si tu es employée domestique et que tu vas chaque jour t’occuper d’un vieillard ou d’une maison, tu travailles ; mais les personnes faisant la même chose dans leur foyer en étant disponibles 24 heures sur 24, sept jours par semaine, trois cent soixante cinq jours par an, sont considérées comme des personnes inactives par l’enquête sur la population active. Quand nous nous organisons dans une assemblée de quartier pour améliorer ou pour créer un centre social qui propose des activités culturelles dans ce quartier, ce n’est pas considéré comme un travail. Si une entreprise privée organise les mêmes activités culturelles dans un centre public, c’est du travail.
PBC : Il se produit quelque chose de pareil avec le concept de production…
YH : Oui, on appelle production ce qui trouve place sur le marché et l’autre aspect, considéré comme totalement séparé, est appelé reproduction. De la même manière, nous appelons travail exclusivement l’emploi et l’autre, toute cette quantité de travail que suppose le soin quotidien de la vie, en arrive à ne pas avoir de nom et n’a pas de valeur. Attention, je ne dis pas qu’il faut reconnaître la valeur de ce soin quotidien de la vie en termes monétaires. Ce que nous disons, c’est qu’il faut avoir une autre série d’indicateurs à critères multiples, en plus des critères économiques, pour valoriser ces apports ; qu’il faut abandonner cette manière ultra-comptable et ultra-capitaliste de comprendre la vie.
PBC : Dans une conférence donnée il y a deux ans, vous présentiez un exemple bien plus éloquents que ceux mentionnés auparavant de ce que le système capitaliste comprend par travail : celui de l’amiante…
YH : C’est un exemple assez curieux. Il y eut une série de dénonciations faites par des travailleuses, devenues malades dans des fabriques travaillant avec de l’amiante. Dans l’Etat espagnol, tous les jugements furent gagnés en première instance, sauf un : les femmes devenues malades parce qu’elles lavaient les habits de leurs maris. Le mari rentrait avec ses habits pleins de poudre d’amiante, les femmes secouaient ces habits à la maison, inhalaient toute cette poudre et devenaient aussi malades. Cette dénonciation fut perdue parce qu’il n’y avait pas un lien clair de travail entre la femme et le mari. En deuxième instance, le jugement fut gagné et la responsabilité de l’entreprise fut aussi reconnue, car l’entreprise aurait dû avoir un service de lessive qui se serait occupé de ce nettoyage, au lieu de faire ce que font toujours les entreprises : déléguer ce travail, cette partie de fin du cycle productif, aux foyers familiaux, en se désintéressant de tout ce qui est nécessaire pour que le travailleur se régénère et revienne le jour suivant au travail dans les mêmes conditions.
PBC : De la même manière qu’il conçoit la nature comme un automate froid et prévisible, le système considère aussi les travailleurs, les êtres humains en général, comme des êtres bio-rythmiquement monocordes, qui vont chaque jour à leur poste de travail, lavés et repassés.
YH : Aux débuts de l’industrialisation, tout comme on mécanisait la nature, on mécanisait le corps, conçu comme la partie naturelle de l’être humain, opposée à l’esprit ou à la raison ; et cette mécanisation du corps convenait très bien au processus industriel, avec ses heures, ses règles, ses horaires, ses cycles, ses machines. Dans cette organisation, dite scientifique, du travail, tu entres, tu sors et j’utilise en termes de machine vivante ce temps de travail que tu effectues comme si tu étais une machine, mais le reste de ta vie ne compte pas. Tout ce qui est nécessaire pour que tu reviennes au travail, le lendemain, nouveau et reposé ne compte pas, bien qu’il fasse partie de mon propre processus productif. Il se produit une espèce de vivisection, comme si l’être humain était partagé entre une dimension qui est celle du travail, ce que nous appelons main-d’œuvre, et une autre dimension complètement dégagée de l’autre, qui s’occupe du temps de la vie. Je crois que c’est très présent dans notre société, où tant de gens bossent dans des choses qui ne les intéressent absolument pas et pour qui la vie est ce qu’ils font en dehors du travail, c’est-à-dire ces heures d’aliénation auxquelles ils ne voient aucun sens mais qui leur donne le salaire dont ils ont besoin pour vivre.
PBC : Cette vivisection génère des désajustements psychologiques terribles.
YH : Terribles. Un auteur qui a une importance énorme, Karl Polanyi, l’explique très bien dans La grande transformation : le processus industriel a généré deux nouveaux marchés qui, auparavant, n’existaient pas dans le mode de production domestique. Attention, je ne tente absolument pas d’essentialiser les modes de production antiques ; je veux dire que, dans le mode de production industriel, à son moment initial, les terribles investissements faits dans la machinerie généraient des crédits et des bénéfices pour les capitalistes qui investissaient toujours pour produire de manière constante. Pour cela, on a besoin de deux entrées, deux inputs, basiques : les matières premières et la main-d’œuvre. Ces deux marchés, dit Polanyi, n’existaient pas auparavant, ou s’ils existaient, en fin de compte, les matières premières ne sont rien d’autre que la nature et la main-d’œuvre n’est rien d’autre que des personnes. Pour peu que les matières premières soient vues comme déliées de la nature, ou que la main d’œuvre soit vue comme déliée de l’ensemble des personnes, les matières premières et la main d’œuvre ne cessent pas de faire partie de la nature et de la vie humaine. Néanmoins, dans l’industrialisation, elles en sont arrivées à être conçues comme des marchandises. En termes marxistes, la marchandise est fabriquée pour être achetée ou vendue, mais la nature n’a pas été fabriquée, elle n’est pas produite, et les êtres humains dès lors n’ont pas été produits pour être achetés ou vendus. Polanyi parle d’une mutation anthropologique dans la considération de la vie humaine et de la nature et annonce dans La grande transformation que cette mutation aura, avec le temps, des effets plus dévastateurs que n’importe quel fondamentalisme religieux.
PBC : Peut-on dire que l’éco-féminisme, hormis de réagir contre le capitalisme et le néo-libéralisme, le fait aussi dans une certaine mesure contre le marxisme et la gauche historique, qui s’abreuvent à cette même considération de la nature et de la science, abordées auparavant ?
YH : Je ne le dirais pas ainsi. Je ne vis pas l’éco-féminisme comme une réaction d’opposition au marxisme : je me sens très débitrice de toute l’analyse marxiste et il me semble que de nombreux éléments de celle-ci conservent une valeur absolue. Je crois que l’éco-féminisme réforme et complète le marxisme, et contredit aussi de nombreux postulats de Marx. Marx ne cesse pas d’être un homme de son temps, imbu de la logique patriarcale et fasciné par le développement des forces productives et d’une technologie, dont on croyait qu’elles allaient permettre à l’être humain de vivre sans travailler. Il est prisonnier de cet optimisme technologique régnant et qui fait partie de la connaissance éclairée.
PBC : L’idée de l’homme nouveau, de l’homo sovieticus.
YH : Oui. Marx est prisonnier de cet optimisme et le marxisme qu’il fonde est aussi à ses débuts et dans sa continuité prisonnier de cette idée de progrès illimité, de la vie comme une sorte de fil conducteur qui avance toujours et qui permettra d’arriver à une situation où toutes ces utopies – l’homme nouveau pour Marx, mais le surhomme pour Nietzsche et pour beaucoup d’autres choses – deviendront finalement réalité dans un état de quasi-perfection des êtres humains. La thermodynamique, l’idée d’irréversibilité, le principe d’incertitude de Heisenberg et la propre idée de l’évolution, non comme un processus avec une finalité mais comme un processus sans plus avec beaucoup de degrés d’incertitude, ont changé cette idée. De fait, des marxistes postérieurs – comme Manuel Sacristán – ont fait des apports importants pour incorporer toute cette vision à l’analyse marxiste. Cette vision et le marxisme ne sont pas incompatibles, et je crois plus au dialogue avec le marxisme qu’à l’opposition à celui-ci. Silvia Federici, par exemple, ne questionne pas, dans la critique qu’elle adresse au marxisme, la proposition de l’analyse de l’accumulation originelle, mais critique l’invisibilité de cet autre processus qui se produit en même temps.
PBC : Une notion-clé dans la pensée écologiste, et par conséquence aussi dans la pensée féministe, est celle du bien commun. Qu’est-ce que le bien commun ?
YH : Nous avons fait dernièrement pas mal de virages, parce que c’est un élément qui fait partie du changement d’analyse que de nombreux mouvements sociaux sont en train de mener maintenant. A la base, un bien commun est une ressource qui… Bon, ce n’est pas une ressource. Ressource est un mot assez anthropocentrique. Je reprends : à la base, un bien commun est une source de vie, quelque chose nécessaire pour soutenir la vie et autour duquel existe une communauté qui s’organise pour l’administrer et le soigner. Cette nuance est importante, parce que je ne crois pas à l’existence de biens communs en soi : l’eau est un bien commun ou pas, selon comment ce bien est institué. Si l’eau est privatisée, mise en bouteille, vendue et achetée, même si éthiquement il nous semble que c’est un bien, elle ne l’est pas. Je ne sais pas si je suis capable de bien expliquer cette nuance.
PBC : Le bien commun n’est pas l’eau, mais l’eau plus les pratiques communautaires établies autour d’elle.
YH : Effectivement. L’eau fait partie de ce bien commun, tout comme tout le système d’organisation culturelle et politique existant pour qu’elle arrive à tout le monde. Les biens deviennent communs au moment où il existe une communauté qui s’organise pour garantir leur bonne répartition et élabore des normes et un système de sanctions. A quoi cela nous mène-t-il ? A une idée qui suscite parfois des tensions y compris dans les mouvements alternatifs et de gauche, l’idée de la norme. Celle-ci est nécessaire pour que tout le monde vive et néanmoins est limitée par le fait de ne pas pouvoir en faire un usage illimité, et pour éviter cet usage illimité le capital utilise la médiation de l’argent. Celui qui a de l’argent accède à ce bien, celui qui n’en a pas n’y accède pas, telles en sont la répartition de l’organisation. Quand nous parlons à partir de la logique du bien commun, la proposition est autre et, à la base, il faut l’existence d’une communauté qui définit collectivement comment s’organise cette ressource pour la faire arriver à tout le monde et comme punir ceux qui prétendent consommer beaucoup plus que ce à quoi ils ont droit.
PBC : Ce qui est nécessaire à la vie, étant limité, doit être géré en commun.
YH : Effectivement. Géré en commun et non réparti dans le sens que chacun reçoit un peu d’eau qui devient sa propriété individuelle, mais dans le sens que chacun ait la possibilité d’accès à l’eau. Par rapport à celui, il y a un avis très curieux de Silvia Federici. Silvia Federici dit que, si tu y penses, les femmes ont été utilisées comme si elles étaient un bien commun, pour satisfaire les soins à l’existence de la vie. Les hommes s’approprient les femmes et tout le système de règles permettant que ce bien parvienne à tout le monde, ce sont les règles du patriarcat. Elle le pose clairement comme une clé de dénonciation. Le bien commun est la capacité de soigner et il doit être réparti d’une autre manière.
PBC : Une autre notion-clé : la décroissance. Au-delà d’un amendement à un système ne connaissant pas de limites sur une planète physique qui en a, et qui a besoin d’une croissance permanente dans un univers qui ne le permet pas, qu’est-ce que la décroissance ? Comment pourrait-on la mettre en pratique ?
YH : Avant tout, une précision : lorsque nous parlons de décroissance, cela concerne la sphère matérielle de l’économie. Ce qui doit décroître, c’est l’extraction de matériels, de sources d’énergie finies, la destruction du sol fertile, etc. L’économie doit décroître seulement en ce sens. Je le dis, parce que parfois certains secteurs d’entre nous ont commis l’erreur de parler de décroissance du PIB, de décroissance économique sans plus, quand la critique que nous faisons, c’est que la hausse ou la baisse du PIB n’est pas si importante, tout comme le coût de la hausse ou de la baisse du produit intérieur brut. C’est-à-dire si nous mettions tout à coup au centre l’attention et le développement des biens relationnels, le soin, la transition vers un modèle basée sur les énergies renouvelables, etc., si cela générait une augmentation du PIB, ce ne serait pas préoccupant. La croissance du PIB n’est préoccupante que lorsqu’elle se produit au prix de la fabrication d’automobiles, de la croissance toujours plus grande de pétrole, de la guerre… Nous disons que la sphère matérielle de l’économie doit décroître car sa décroissance est inévitable. Les écologistes ne le prônent pas comme un but en soi, c’est une contrainte des limites physiques de la nature.
PBC : Elle décroîtra sûrement et si cette décroissance n’est pas pacifique et progressive, elle sera brusque et violente.
YH : C’est clair. La décroissance n’est pas une option. Elle est déjà là, et cette option consiste en ce que cette décroissance de la sphère matérielle de l’économie, c’est-à-dire l’utilisation globale de moins d’énergie ou de moins de matériaux, se fait d’une manière fasciste. Je dis fasciste, parce que finalement chaque personne ou chaque collectif qui vit avec davantage de ressources que celles qui lui fournit son territoire, il le fait toujours au détriment d’autres territoires, en dépossédant ces territoires de leurs bien ou ces personnes des possibilités de construire la vie. Quand Hitler disait que la race aryenne avait besoin d’un certain espace vital et que, si celui-ci ne se trouvait pas à l’intérieur de ses frontières, il devrait envahir d’autres pays pour l’obtenir ; ou quand Bush, en bombardant l’Irak ou l’Afghanistan, disait : « Notre style de vie n’est pas négociable », ce qu’il y a derrière ces deux phrases, c’était l’opinion que certaines personnes méritent d’avoir un style de vie déterminé, même sur le dos d’autres personnes. C’est du fascisme, et c’est vers cela que nous cheminons si nous ne réussissons pas à créer un mouvement ou un courant d’opinion suffisamment grand pour forcer à cette nécessaire et inévitable décroissance de la sphère matérielle de l’économie dans les endroits où l’on consomme le plus. Il faut atteindre un métabolisme économique qui puisse être ajusté aux limites de ce qu’il y a, et il faut y parvenir, car notre planète a déjà dépassé une bonne partie de ses dimensions matérielles.
La pointe de l’iceberg
PBC : Vous aimez comparer le système capitaliste à un iceberg…
YH : Oui. Cette métaphore n’est pas mienne, mais à différents moments – c’est curieux – l’économie écologique et l’économie féministe l’ont formulée. Ces deux paradigmes de l’économie critique ont utilisé séparément la même métaphore, à savoir que le système capitaliste peut être expliqué par l’image d’un iceberg. Dans un iceberg, la partie qui flotte au-dessus de l’eau, la partie visible, est le plus petite, et il y a une partie énorme que l’on ne voit pas. De la même manière, dans le modèle capitaliste, dans le modèle néo-libéral, une petite partie se reflète dans les comptes économiques, celle de l’emploi, ce qui s’achète, ce qui se vend, la dette, la prime de risque, les actions, etc. Mais une autre est nécessaire pour faire exister et flotter la partie d’en haut et c’est une masse énorme. Dans notre cas, cette partie serait l’extraction de matériaux finis de la couche terrestre, son utilisation jusqu’à l’altération complète des cycles de la nature qui permettent de reproduire la vie et l’appropriation d’une quantité énorme d’heures de travail effectuées dans les foyers. La production de vie, tant de vie humaine que de nature, est une pré-condition pour que la production capitaliste, qui a besoin de matières premières et de main d’œuvre, puisse exister. C’est-à-dire que n’existait pas cette production de vie préalable… C’est comme l’infrastructure de l’infrastructure : si cette production de vie préalable n’existait pas, l’existence de la production capitaliste serait impossible, et le capital ne pourrait en aucune manière payer cette production de vie avec sa propre logique, parce qu’il ne peut pas la produire – on ne peut pas produire technologiquement – et, en termes économiques, il ne serait pas possible de payer ce que coûte la reproduction générationnelle de la main d’œuvre.
PBC : En réalité, c’est une sorte de plus-value.
YH : Oui, il génère une sorte de plus-value en forme de temps libre que beaucoup d’hommes et quelques femmes s’approprient pour le mettre au service du marché. Silvia Federici dit que cette appropriation du travail au sein du foyer ne cesse pas d’être une forme spécifique de lutte des classes, parce que cette plus-value est appropriée pour la mettre au service du capital.
PBC : Rémunérer le travail domestique, comme je crois que cela se passe dans certains pays scandinaves, n’est-ce pas une option pour l’éco-féminisme ? Serait-ce d’une certaine manière alimenter le monstre ?
YH : Il ne me semble pas que ce soit une option. De fait, lorsque surgit le thème de la loi de dépendance, il y eut des critiques venant du féminisme contre la possibilité de payer les femmes qui font le ménage. Evidemment, ce peut être très bien dans le cas de certaines personnes, mais je crois à une solution qui permette aux femmes qui ne veulent pas se voir contraintes à faire le ménage de disposer de services publics. Probablement, nous devrions aller vers une combinaison entre le paiement dans certains cas et de bons services publics. De fait, dans la province de Guipúzcoa (Euzkadi), durant la législature antérieure, le gouvernement provincial dirigé par EH Bildu (parti indépendantiste) a mis en marche un plan d’égalité combinant ces deux éléments : des rentes pour les femmes qui font le ménage, le maintien de services publics et une aide extérieure pour libérer les femmes qui ne veulent pas faire le ménage. En veillant, par ailleurs, à ce que les rémunérations des femmes soient raisonnables et décentes, pour ne pas les contraindre au travail hyper-exploitée que l’on trouve dans la majeure partie des cas. Maintenant, EH Bildu n’est plus au gouvernement provincial et nous verrons bien ce qu’il reste de ce plan ; mais cela me paraît une initiative assez pointue et pionnière sur le thème de la dépendance. En général, je crois qu’il est très important d’avancer vers des systèmes d’évaluation économique, qui ne soient pas basées seulement sur le critère de l’argent, en soi très limité. On veut beaucoup exprimer en termes monétaires le fonctionnement de la nature, les ressources naturelles ou le travail de soins ; cette manière d’évaluer va être absolument limitante, elle va toujours nous empêcher de considérer de nombreuses nuances qui ont à voir avec la vie des gens, mais qui ne sont pas mécaniques. Raison pour laquelle, en partant des visions hétérodoxes de l’économie, de l’économie féministe et de l’économie écologiste, il faudrait reformuler les systèmes comptables nationaux pour incorporer à la comptabilité des instruments nouveaux et différents permettant de comptabiliser d’autres unités : la communication écologique, la somme total des matériaux, l’appropriation humaine de la production primaire nette, les temps de travail, la qualité, une dimension qualitative des temps de travail… Lorsque tu parles à des personnes de l’économie la plus conventionnelle, ils te diront toujours que c’est très difficile ; mais on a développé des instruments économiques hyper-complexes dans l’économie conventionnelle : comprendre toute la logique des instruments financiers ou des indicateurs est vraiment complexe, mais ces instruments sont là. Je crois que si l’on réfléchit à fonctionner en ces termes, on trouvera des choses peut-être pas parfaites, mais dès lors plus parfaites et intégrales que celles que nous avons.
PBC : Un autre terme aussi heureux que celui d’économie iceberg que vous aimez employer : économie cannibale.
YH : Je l’ai repris de Santiago Alba Rico. Il en parle dans un livre écrit avec Carlos Fernández Liria, El naufragio del hombre, et il estime que notre modèle de vie a généré une économie cannibale, dans le sens que cette dernière se soutient en dévorant d’autres corps et d’autres territoires. Dans les pays occidentaux, l’économie capitaliste a dilapidé toutes les ressources restantes sur son territoire. Depuis longtemps elle se maintient grâce à d’immenses flux d’énergie et de matériaux, ainsi que par l’expulsion des résidus dans d’autres lieux, mais aussi grâce à la captation de personnes, originaires de ces mêmes lieux, qui viennent travailler ici. Ma conscience se trouble chaque fois que l’on parle de la barrière de Melilla. Nous avons posé cette barrière contre les Africains qui tentent de la franchir, et tu les vois y laisser littéralement leur peau en tentant de sauter par-dessus, et chaque jour des tonnes de matériaux viennent d’Afrique pour soutenir l’économie. Si l’on mettait cette barrière à ces matériaux et à cette énergie, l’économie occidentale durerait quinze jours. C’est en ce sens que je parle d’économie cannibale : un processus économique où l’économie et ce qui se considère en plus majoritairement désirable croît selon la logique d’une tumeur, en détruisant tout ce qui se trouve autour.
PBC : Vous mentionniez auparavant la question des villes comme des entités organisées d’une manière qui ne favorise pas la prestation des soins nécessaires pour la reproduction de la vie. La pensée éco-féministe semble préconiser une revendication du rural, d’un certain retour – je ne sais s’il est total ou seulement partiel – au rural. Qu’est-ce et que doit être une ville pour une éco-féministe ? Les villes doivent-elles être abandonnées ou seulement rationalisées ?
YH : Je ne dirais pas que le rural est sous-jacent à la pensée éco-féministe. Certes, quelques visions, simplement par pure survie, parlent du retour à la campagne et je crois que d’un point de vue soutenable il est basique de générer un tissu rural vivant. Ces dernières décennies ont vu se produire, et cela continue, un processus énorme de dépeuplement du monde rural. Il existe de nombreux villages vides d’habitants et nous disons que la propagande du système contribue à ce dépeuplement : elle génère l’idée, très présente dans l’Etat espagnol, du monde rural comme un espace retardataire, du travail paysan comme un travail qu’aucun paysan ne souhaiterait pour ses enfants. Il y a une énorme dépréciation de la vie rurale, un sentiment renforcé en ce moment par d’énormes coupes de services publics dans le monde rural. Celui-ci est aussi un espace fortement patriarcalisé : les premières à partir ont été les jeunes femmes, parce que les villages sont des espaces avec d’énormes avantages en matière de solidarité et de soins des gens, mais ce sont aussi des espaces d’un énorme contrôle social. D’un point de vue écologiste et éco-féministe, la dynamisation et la revitalisation de la campagne sont centrales, mais cela ne signifie pas la négation d’un éco-féminisme urbain. Maintenant les villes ont une importance centrale, parce qu’elles sont les principales sources d’énergie et de matériaux et les principaux générateurs d’insoutenabilité. La moitié de la population de la planète vit entassée dans des grandes villes, raison pour laquelle ce qui s’y passe est très important pour le futur. En ce sens, entre les propositions d’urbanisme féministe et d’urbanisme écologiques, il y a d’importantes coïncidences.
PBC : Quelles coïncidences ?
YH : Premièrement, limiter clairement la croissance des villes, en fixant des moratoires pour empêcher celles qui ont une surface moyenne de continuer à grandir et entreprendre des processus de transformations urbaines dans des grandes villes comme Madrid, qui est un égout, un encombrement absorbant l’aire d’influence de plusieurs provinces environnantes. Il faut aller vers des villes plus polycentriques où il n’y a pas un centre unique te contraignant à d’énormes déplacements. Il faut aussi favoriser tous les processus qui créent de la proximité et ensuite tous ceux qui diminuent l’utilisation d’énergie et la génération de l’empreinte écologique. Et c’est très important de voir comment générer des processus d’agriculture urbaine, qui paraissent impossibles, mais qui en réalité ne le sont pas : à Détroit, comme résultat de l’évolution connue suite au démantèlement de l’industrie automobile, on est parvenu à produire 30 % de l’alimentation avec une agriculture à l’intérieur de la ville.
PB : Une autre dimension importante du mouvement éco-féministe, résultant de cette notion de la nature et du rapport de l’être humain avec cette dernière, que vous exposiez auparavant, c’est le traitement des animaux. Qu’est-ce et que ne peut pas être un animal pour une éco-féministe ? Par exemple, peut-on être éco-féministe et ne pas être végane ? Quel doit être le rapport de l’être humain avec les animaux ?
YH : Ce doit être un rapport de respect et de valorisation intrinsèque de la vie. Les animaux ne sont pas des machines, ce sont des êtres vivants et comme tels les êtres vivants ont une valeur en eux-mêmes parce qu’ils sont vivants. J’ai étudié dans une école d’agronomie, et la première chose qui m’a sensibilisé avec le thème écologique – je participais déjà à des mouvements de solidarité, surtout avec l’Afrique, mais à mon entrée à l’Université, je n’avais pas une sensibilité écologiste particulière – fut d’aller à une grange de production d’œufs. Ce fut pour moi le tournant. « Comment est-il possible – me demandais-je – que les êtres humains doivent faire cela pour manger ? ». Je ne le comprenais pas, et cela s’est vérifié lorsque je me suis rendue dans un élevage de porcs et dans un élevage industriel de vaches. Là, j’ai vu clairement chaque animal séparément comme si c’était une espèce de fabrique. J’ai étudié comment calculer la ration exacte que tu devais donner à l’animal pour dépenser le moins possible en nourriture et obtenir la plus grande quantité d’œufs, de plumes, de laine, de lait ou toute autre chose. Chaque animal était une machine et en plus une machine non pour générer l’alimentation la plus saine pour toutes les personnes, mais pour générer des bénéfices. Cela m’a remué complètement. Depuis, je crois qu’une diète à base végétarienne est une option éthique basique. Premièrement, parce qu’en termes strictement anthropocentriques la disponibilité de territoire qui manque pour alimenter la population avec une diète basée sur la protéine animale se multiplie d’une manière impressionnante par rapport à ce qu’il faut pour une diète basée sur la protéine végétale. Il manque une quantité énorme de territoire pour alimenter le bétail et ce bétail alimente et proportionne une base de protéine animale à très peu de gens ; d’après un critère, disons de répartition ou d’accès à la richesse dans un monde dont les limites sont dépassées, il me semble qu’une diète végétarienne est basique.
PBC : Mais seulement végétarienne, à la base.
YH : Oui. Je crois que l’obligation éthique au végétarisme est plus discutable. Je comprends parfaitement les végétarien-ne-s qui ne veulent pas manger d’animaux, ces positions éthiques me semblent absolument respectables. Mais je ne m’aviserais pas de criminaliser une personne qui mange du poulet, mais qui en mange peu et de plus mange du poulet produit ou, pour le dire mieux, élevé dans une grange selon des critères non-industriels. Les sociétés paysannes qui ont plus soigné la nature ont été des peuples ayant su très bien combiner cette fermeture des cycles dans les processus de production et je ne m’aviserais pas de dire qu’éthiquement ce sont des personnes pires, parce qu’elles consomment des protéines animales. Indépendamment de cela, je le répète : le modèle de production industriel des protéines animales me paraît écologiquement insoutenable et éthiquement inacceptable.
PBC : Un autre monde est-il possible ? Y a-t-il une alternative ? Y en a-t-il une au sein du capitalisme ? Y a-t-il place pour un capitalisme vert ou pour un capitalisme à visage humain ?
YH : Je ne le crois pas. Effectivement, il y a une alternative, il y a des possibilités de construire le monde selon une logique distincte, mais pas dans le cadre de la logique capitaliste. Je crois que le capitalisme ne peut pas avoir un visage humain, ni ne peut être vert, parce que son essence et sa logique structurelle propres s’opposent aux bases naturelles. Il doit croître de manière illimitée et il se base en outre sur l’exploitation du travail humain. Cette idée qu’il peut exister un Etat-providence dans un capitalisme doux découlant d’un pacte keynésien vient de moments exceptionnels dans l’histoire du capitalisme, c’est-à-dire les « 30 glorieuses » où un Etat-providence fut construit en Europe. Mais ce processus a représenté un moment exceptionnel dans l’histoire du capitalisme : il s’est construit fondamentalement en raison d’un énorme antagonisme de classe, avec une classe ouvrière super-organisée et une peur énorme de l’expansion, à partir de 1917, des pays socialistes de l’Europe de l’Est. Cette exception a duré trente ans et a touché une très petite fraction de la population mondiale, fondamentalement dans le cadre européen. D’autre part, on disposait d’une quantité de matériaux et d’énergie qui a permis d’alimenter le processus productif européen au détriment d’autres pays, ce qui se passe maintenant. Lorsque les limites physiques de la planète ont déjà été surpassées, ce moment exceptionnel qui put se maintenir en Europe ne va pas pouvoir se reproduire. Je crois donc à l’alternative, mais celle-ci passe par le fait d’assumer des logiques radicalement différentes : il doit y avoir un taux de décroissance dans la sphère matérielle de l’économie et nous devons avancer vers un système où la distribution et la répartition de la richesse soient un élément central.
PBC : Il semble difficile de le faire pacifiquement…
YH : Il semble effectivement difficile de le faire sans problème avec ceux qui consomment et accaparent bien plus que ce qui leur correspond. Raison pour laquelle il me semble que la logique de réorganisation passe par le fait d’assumer le conflit et la dispute contre l’hégémonie économique, politique et surtout culturelle. A mon avis, notre grand problème actuellement est que structurellement nous sommes confrontés à une situation très compliquée : l’IPCC, toutes les études sur le changement climatique , la situation énergétique ne disent plus que nous affrontons un risque d’effondrement, mais que nous pourrions déjà être en train de vivre cet effondrement. Néanmoins, la majorité des gens n’est pas consciente de la situation risquée que nous affrontons. Selon mon expérience, lorsque tu te déplaces et que tu as des possibilités de parler avec d’autres personnes de ce genre de choses, on le voit rapidement. De plus, souvent ceux qui choisissent de gouverner ou de prendre d’assaut les institutions ne s’avisent pas de donner ce message, parce que celui-ci va contre la logique qu’il suffirait de remplacer les gouvernants corrompus par d’autres qui ne le sont pas pour que tout aille autrement. Cela n’ira pas autrement ! Il manque un changement structurel brutal, et le mouvement écologiste a toujours eu peur de présenter clairement ces problématiques aux citoyen-ne-s.. Nous en débattions entre nous. On te disait : « Mince, ce message est très catastrophiste et tu peux créer une sensation de peur paralysante ». Je crois à ce que disait Noami Klein dans son livre, This Changes Everything : Capitalism vs. the Climate (Le capitalisme contre le climat) : la peur paralyse seulement si tu ne sais pas jusqu’où aller. La peur est une réponse rationnelle face au danger, mais si tu as une idée claire de jusqu’où tu dois aller, elle ne te paralysera pas.
PBC : L’effondrement terrestre qui s’approche doit faire peur.
YH : Evidemment. Je crois qu’aujourd’hui même la peur de ce qui peut nous attendre si nous n’agissons pas est le signal que les êtres humains ont pourtant des possibilités d’avancer. Ce qui m’effraye le plus, c’est de ne rien faire.
Propos recueillis par Pablo Batalla Cueto. Traduction de l’espagnol par Hans-Peter Renk.
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