1 mars 2020 | tiré de mediapart.fr
https://www.mediapart.fr/journal/france/010320/devant-l-assemblee-ce-49-3-c-est-une-nouvelle-violence-qui-nous-est-faite
Samedi soir 29 février,Édouard Philippe était au « 20 heures » de TF1, moins de trois heures après avoir annoncé à la tribune de l’Assemblée nationale qu’il déclenchait l’utilisation de l’article 49-3 [1]
de la Constitution pour faire valider sans vote la première lecture de la réforme des retraites. Le but de ce dispositif, a affirmé le premier ministre, est de « sortir l’Assemblée de l’ornière » de débats trop longs et d’amendements trop nombreux déposés par l’opposition.
Ces mots n’ont pas convaincu tout le monde, tant s’en faut. Au moment même où Édouard Philippe les prononçait, un millier de manifestants protestaient contre son initiative devant l’Assemblée nationale, à Paris. Et des centaines d’autres personnes étaient déjà rassemblées dans plusieurs grandes villes, dont Lille, Nantes, Toulouse, Bordeaux, Montpellier, Dijon ou Le Havre – où le local de campagne d’Édouard Philippe pour les municipales a été tagué.
Face à l’aveu de faiblesse que représente le choix du 49-3, l’intersyndicale lançant les appels nationaux à manifester devrait organiser une journée de manifestations durant la semaine à venir, sans doute à la date du vote à l’Assemblée des deux mentions de censure, déposées par LR et par les partis de gauche.
Mais pour les Franciliens les plus remontés contre la volonté de passage en force du gouvernement, pas question d’attendre une date officielle. L’urgence était d’exprimer immédiatement leur hostilité au 49-3. Des appels à se rendre devant l’Assemblée, venus des syndicats ou du NPA, ont circulé quelques minutes à peine après la déclaration du premier ministre dans l’hémicycle. Les réseaux sociaux, les boucles WhatsApp et les SMS ont pris le relais.
Dès 19 h 30, les premiers manifestants sont à pied d’œuvre et des drapeaux SUD-Solidaires, FO, CGT, FSU et PCF commencent à être déployés. Des files de camions de CRS et de gendarmes mobiles débarquent toutes sirènes hurlantes pour former une double rangée protégeant le Palais-Bourbon, et des CRS à pied repoussent les militants jusqu’au pont de la Concorde, quelques mètres plus loin. À la sortie du métro, le co-porte-parole de SUD-Solidaires, Éric Beynel, est accompagné de sa fille : leur soirée devait initialement se passer au théâtre. « Déclencher le 49-3 à une date aussi rare que le 29 février… On rentre dans l’histoire comme on peut », grince le dirigeant syndical.
Presque collées aux boucliers des CRS, une poignée d’avocates en robe tiennent déjà la position qu’elles occuperont toute la soirée. « C’est comme lorsqu’on est appelées pour une garde à vue : on lâche tout, on confie les enfants, et on arrive en courant », revendiquent Louise et Dalia, du barreau de Paris. « Bobigny arrive, Créteil est déjà là en partie, Meaux est coincé dans les bouchons », énumèrent-elles. Elles ne mâchent pas leurs mots : « Nous sommes là pour faire entendre notre mécontentement contre des méthodes de dictateur. »
Coline, du barreau de Créteil, insiste sur l’impasse du dialogue entre le gouvernement et les avocats, dont le mouvement de défense de leur système de retraites est sans précédent. « On vient pour dire notre opposition au mépris que nous subissons depuis des mois, insiste la jeune femme. Il n’y a pas eu de discussion avec le gouvernement, seulement un monologue méprisant, menteur. »
Grosse écharpe et bonnet en laine bien en place, Zara, enseignante en lycée à Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne) et militante CGT, ne décolère pas. Elle qui est de toutes les actions contre la réforme depuis le 5 décembre est venue avec deux collègues dès qu’elle a vu l’appel à manifester tourner sur les réseaux sociaux. « Quand on veut modifier en profondeur le modèle social français, il faut savoir négocier, pas imposer, dit-elle. Là, une des bases de notre démocratie est remise en cause. C’est une nouvelle violence qui nous est faite. Quelle est l’urgence qui dicte de passer par le 49-3 ? Les discussions à l’Assemblée durent longtemps ? Que les députés fassent leur boulot, voilà tout ! »
Zara et ses collègues ont prévu depuis longtemps de lutter dans les jours à venir dans leurs établissements contre les « E3C », les nouvelles épreuves en contrôle continu du bac. Et ils ne se font pas prier pour tisser des passerelles entre les deux combats : « Ce gouvernement ne lâche rien, sur rien. Sur les retraites, on le voit aujourd’hui. Sur sa réforme du bac, on menace nos élèves de leurs distribuer des zéros s’ils s’opposent, et on envoie les policiers dans les lycées… »
Agathe, Viviane et Jannick sont des retraitées parisiennes. Elles arborent un gros badge FO et se sont mises en route dès qu’elles ont reçu les SMS de leurs syndicats les appelant à se réunir. « Il était hors de question de ne pas marquer le coup aujourd’hui », dit l’une. « Avec les mesures d’économies qu’ils préparent, on sera nous aussi touchées par la réforme, mais c’est avant tout pour vous les jeunes qu’on manifeste ! », sourit l’autre.
Les âges se mélangent. Non loin des retraitées décidées, on trouve Maude, Auguste, Oriane et Louna, qui viennent de Chambéry et Grenoble. Ces lycéens, étudiants ou jeunes profs, sont à Paris pour un week-end de formation organisé par la branche jeunesse du NPA. « Être ici, c’était une évidence : on a terminé les ateliers de la journée et on est venus, c’était des travaux pratiques », expliquent-ils. Par rapport aux manifestations dans leurs villes d’origine, les jeunes gens indiquent qu’« à Paris, il y a dix fois plus de keufs » et que « le niveau de tension est plus fort, plus flippant ».
Pourtant, en cette froide soirée de février, l’ambiance reste plutôt détendue. Les forces de sécurité ne bougeront pas pendant plusieurs heures. Alors on en profite pour renouveler un peu les slogans connus par cœur depuis le début du mouvement : « Qui sème le 49-3 récolte les pavés ! », « 49-3, c’est dégueulasse, 49-3, c’est dégueulasse… ». On prend la pose, debout sur un parapet du pont, tagué « Non au 49-3 » et offrant la tour Eiffel illuminée en toile de fond.
Certains en profitent pour réviser le droit constitutionnel (« Si ça marche pas, le gouvernement doit démissionner, c’est ça ? »), ou revisiter une énième fois le sévère avis du Conseil d’État sur la réforme (« Quand la plus haute instance administrative française te dit que tu as fait n’importe quoi, tu dois écouter et pas t’en tirer en expliquant que c’est juste un avis consultatif ! »).
Dans la foule, Benjamin Amar, leader de la CGT du Val-de-Marne, membre de la direction confédérale et représentant de l’aile dure de la centrale, fulmine contre la « décision déplorable » du gouvernement. La députée communiste Elsa Faucillon discute avec ceux qui l’abordent, tandis que l’Insoumis Éric Coquerel répond aux questions du reporter vidéo de Brut Rémy Buisine : « On espère que cela permettra à des centaines de milliers de personnes de se mobiliser à nouveau », confie le proche de Jean-Luc Mélenchon.
Le calme qui régnait devant l’Assemblée, ou l’absence d’incidents, ne signifie cependant pas que la bataille soit gagnée par l’exécutif. Et surtout pas par Emmanuel Macron. Alors que le président a bien pris soin de laisser son premier ministre en première ligne ces dernières semaines, ce n’est pas ce dernier qui s’attire les remarques les plus agressives. Tout au long de la soirée, le slogan « Grève, blocages, Macron dégage ! » aura eu beaucoup de succès. Et nombre de manifestants ont repris en chœur, de plus en plus fort, ces mots de rage : « Louis XVI on l’a décapité, Macron, on peut recommencer ! »
Un message, un commentaire ?